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tome 1, Chapitre 4 tome 1, Chapitre 4

Pendant que la vieille demoiselle allait faire chauffer une bouilloire, elle contempla la pointe détrempée de ses bottines. Son guide se pencha pour l’observer :

« Tout va bien, miss Forbes ?

— Oui, ne vous inquiétez pas, se hâta-t-elle de répondre. Je suis juste un peu fatiguée par le voyage.

— Profitez de ce moment pour vous détendre. Le thé d’Hellen est excellent, et ses biscuits absolument divins ! »

Il laissa passer un temps de silence, avant de reprendre :

« Les circonstances de votre engagement dans la fondation ont pu vous paraître… un peu brutales. Nous sommes hélas soumis à certains impératifs, comme vous pouvez le comprendre. Tout ceci est nouveau pour vous, mais vous vous adapterez très vite, j’en suis persuadé ! »

La jeune américaine faillit lui rétorquer qu’elle ne partageait pas ses assurances, mais elle ne voulait pas se montrer acide alors qu’il ne cherchait qu’à la réconforter.

« Je l’espère aussi, murmura-t-elle sans y croire vraiment.

— Il est normal que vous vous sentiez un peu perdue. N’ayez pas d’inquiétudes. Le personnel de la fondation sait se montrer bienveillant. Vous serez bien entourée, surtout dans les premiers temps. »

Il lui adressa un petit sourire encourageant. Hadria le gratifia d’un petit signe de tête :

« Je vous remercie pour votre sollicitude. À vrai dire… je ne sais même pas ce que l’on attend de moi. On m’a juste dit que mon talent serait employé à sa juste mesure, mais j’ignore ce que cela signifie.

— Soyez assurée que je ferai de mon mieux pour vous éclairer pendant notre voyage. Je ne vous promets pas de répondre à toutes vos questions en détail, mais au moins saurez-vous à quoi vous attendre. »

La porte du salon se rouvrit, livrant passage à miss Hamptonberry. Elle portait un plateau chargé d’une théière fumante, d’un pot à lait, d’un sucrier et de trois tasses, sans oublier une assiette chargée de petits gâteaux.

« J’espère ne pas avoir été trop longue ! s’exclama-t-elle en le déposant sur la table basse devant eux.

— Bien sûr que non, la rassura mister White. Nous nous sommes à peine aperçus de votre absence. »

Avec des gestes sûrs, témoignage d’une longue habitude, la vieille demoiselle servit ses invités.

« Voilà, dit-elle en présentant une tasse pleine à Hadria. Un simple thé noir légèrement parfumé à la bergamote. J’espère qu’il vous plaira ! Souhaitez-vous du sucre, ou du lait ?

— Juste un nuage de lait, s’il vous plaît. »

Après avoir servi ses invités, miss Hamptonberry s’installa à son tour et posa sur eux un regard brillant de curiosité :

« Pardonnez mon indiscrétion, ma chère enfant… Vous nous arrivez des États-Unis d’Amérique, c’est bien cela ? De quelle partie du pays, si ce n’est pas indiscret ?

— Du Minnesota, à l’ouest des Grands lacs. J’ai grandi dans une petite ville nommée Constance, mais je me suis installée voici un an à Minneapolis.

— Je vois. Le climat n’est pas trop sévère, si loin à l’intérieur des terres ?

— Les hivers sont rudes, admit Hadria, les étés chauds et humides. Nous avons de terribles orages, et même des tornades… »

La vieille dame réprima un frisson :

« Des tornades ? Cela semble effrayant !

— Nous avons appris à vivre avec.

— Vous allez trouver notre climat anglais bien fade, remarqua miss Hamptonberry en riant. Nous n’avons pas de tornades, mais un vaste assortiment d’averses en tout genre. C’est excellent pour la végétation. Vous ne trouverez nulle part de campagne aussi verte ! »

Conquise par la gentillesse volubile de son hôtesse, la jeune femme commença à se détendre. Elle prit une gorgée de thé, qu’elle découvrit excellent. L’arôme parfumé des feuilles se mariait délicieusement bien à la note acidulée de l’agrume. Malgré elle, elle commençait à baisser sa garde.

« Quel âge avez-vous, miss Forbes ?

— Dix-neuf ans, miss Hampt… Hamptonberry. »

Hadria s’apprêtait à s’excuser pour avoir écorché le nom de la vieille demoiselle, quand celle-ci s’exclama :

« Voyons, appelez-moi miss Hellen, comme tout le monde ! Dix-neuf ans, voilà qui est bien jeune pour intégrer la fondation, à moins d’être issu d’un des instituts de la fondation. »

Devant son regard perplexe, son hôtesse expliqua :

« Il s’agit d’établissement qui accueille des enfants et des adolescents dotés de dons hors du commun, en particulier ceux qui se sont retrouvés exclus ou rejetés pour cette raison. La fondation les forme et leur offre des carrières dans lesquelles leurs capacités trouvent une utilité. En règle générale, Spiritus Mundi recrute plutôt des personnes qui ont déjà fait leurs preuves dans un domaine lié aux sciences ésotériques ou aux phénomènes inexpliqués, mais elle fait des exceptions pour les candidats qui possèdent ces fameux talents. Pas seulement en raison de leur utilité… cela lui donne également une opportunité d’étudier ces capacités uniques. »

Hadria se raidit, alarmée :

« Les étudier ? Vous voulez dire… qu’on expérimente sur eux ? »

L’idée d’une institution destinée à accueillir les jeunes gens qui avaient vécu les mêmes épreuves qu’elle l’avait d’emblée séduite, mais les derniers mots de White avaient fait fuir ce sentiment pour le remplacer par une vague d’appréhension mêlée d’horreur.

Miss Hellen lança un regard de reproche à l’agent :

« Allons, George, vous n’avez pas honte d’insinuer des choses pareilles ? »

Elle se tourna vers son invitée et poursuivit avec douceur :

« N’ayez aucune inquiétude, Hadria – si je peux vous appeler ainsi. Ces jeunes gens ne font pas l’objet de ce genre de traitement. Leurs dispositions sont étudiées et évaluées, avec leur assentiment. La fondation a besoin de connaître la nature et l’étendue de leurs dons, afin de les documenter. À titre scientifique, certes, mais aussi pour les aider à les maîtriser. C’est parfois indispensable pour leur propre sécurité comme celle de leur entourage. Il s’agit aussi de faciliter la transmission d’expérience entre les personnes qui possèdent des talents similaires. »

Elle se pencha légèrement et scruta la jeune femme de son regard bleu, qui brillait de curiosité :

« Seriez-vous dotée d’une de ces mystérieuses capacités, mon enfant ? »

Hadria dévisagea tour à tour mister White et miss Hellen. Elle savait qu’elle pouvait aborder ce sujet avec les agents de Spiritus Mundi, sans crainte d’être prise pour une illuminée ; son guide avait dû être mis au courant de sa « particularité ». Malgré tout, elle avait pris l’habitude de dissimuler cette capacité embarrassante. Briser le silence lui semblait insurmontable. La seule personne avec qui elle pouvait l’aborder sans appréhension était son père ; même Hector, son ami d’enfance et la personne la plus proche d’elle après Robert Forbes, n’en savait rien.

La jeune Américaine baissa les yeux vers ses mains, crispées sur la toile de sa robe. Elle dut lutter contre l’angoisse qui lui serrait la gorge pour parvenir à prononcer, d’une petite voix :

« Quand je touche un objet… je… je peux percevoir les pensées et les émotions des gens qui l’ont touché avant moi…

— Vous êtes psychosensitive ? s’exclama miss Helen. Voilà qui n’est pas courant ! »

Psychosensitive. C’était bien le mot qu’avaient utilisé les personnes qui l’avaient recrutée. Auparavant, elle n’avait même pas imaginé que son « talent » avait un nom, ni que d’autres personnes qu’elle pouvait le posséder.

« Depuis quand le savez-vous ?

— Depuis que je suis toute petite. »

La jeune femme frémit en songeant à l’embarras qu’elle avait causé à ses parents, à sa mère en particulier. Quand elle recevait des visions en touchant un objet qui ne lui appartenait pas, elle les commentait à haute voix, ce qui lui avait valu plus d’un regard stupéfait, haineux ou horrifié.

« Ma pauvre enfant, s’émut miss Helen. Ce n’est jamais facile de vivre avec ce genre de don.

— J’y suis arrivée, grâce à mon père. Il s’est montré très patient. Il a déménagé dans une petite ville pour que je n’aie pas à subir la pression d’une foule autour de moi… Il m’a appris à limiter mes contacts avec les biens d’autrui… Du moins, jusqu’à ce que j’aie assez de maîtrise pour bloquer les visions. Ce n’est pas toujours facile… »

Plus Hadria évoquait son père, plus elle prenait confiance en elle. Elle avait l’impression de sentir sa présence chaleureuse auprès d’elle. Son soutien sans faille avait préservé sa raison et lui avait permis de voir son talent comme un don, non comme une malédiction.

« Ce doit être un homme remarquable, déclara mister White avec un sourire. Vous me semblez remarquablement équilibrée pour quelqu’un qui n’a pas été guidé durant son enfance. Outre le trouble que vos visions doivent provoquer, vous devez subir le regard des gens. Ils ont l’esprit tellement fermé à tout ce qui dépasse leur compréhension. Vous pouvez remercier votre père ! »

La jeune femme sentit ses yeux la piquer sous l’effet de l’émotion. Elle s’obligea à sourire :

« Je le fais tous les jours, même si je suis loin de lui. »

Elle plongea dans sa tasse de thé, en espérant dissimuler sa nostalgie soudaine.


Texte publié par Beatrix, 27 septembre 2024 à 01h08
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