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« Nous n’irons pas directement à la gare, expliqua l’agent. Le train ne part que dans deux heures. En attendant, j’ai pensé que nous pourrions faire un détour par un petit relais que la fondation possède en ville. Sa responsable offre toujours un thé de première qualité, d’excellents biscuits et des conseils avisés. Cela vous permettra de vous reposer et d’en apprendre un peu plus sur Spiritus Mundi. »

Est-ce que White pouvait lire dans les pensées ? Ou faisait-il juste preuve d’une délicatesse bienvenue ? Hadria lui adressa un sourire sincère :

« Bien volontiers, mister White.

— Fort bien. Nous nous y rendons dans l’instant. »

Il lança le contact ; un vrombissement sourd naquit dans les profondeurs de la machine, puis une vibration qui se communiqua à tout l’engin. Le cœur d’Hadria se mit à battre plus vite ; elle crispa les mains sur sa jupe pour contrôler sa nervosité.

« C’est la première fois que vous empruntez un fiacre électrique, miss Forbes ? »

La jeune femme opina, non sans gêne. Elle avait soudain l’impression d’être réduite au rôle de fille de la campagne un peu arriérée.

« Je n’ai pas encore eu cette opportunité, avoua-t-elle à contrecœur.

— Détendez-vous. Vous verrez, c’est un moyen de transport aussi sûr que confortable. Nous n’allons pas très loin. C’est un trajet d’une dizaine de minutes, tout au plus… »

Avec une surprenante douceur, le véhicule se mit en marche, en cahotant un peu sur les pavés inégaux. Hadria regarda avec fascination White diriger l’engin à l’aide d’une sorte de gouvernail. Comme toutes les filles du Middle West, elle savait conduire un attelage, mais ce genre de commandes la dépassait. Elle trouvait étrange de ne rien voir devant elle, ni queue, ni croupe, ni oreilles, juste le nez noir du véhicule.

Un peu tranquillisée, elle reporta son attention vers l’extérieur de l’habitacle, et laissa errer son regard sur cette ville à la fois si étrangère et si familière.

De part et d’autre de la chaussée pavée, s’élevaient des immeubles de trois ou quatre étages, de brique ou de pierre, ornés de corniches, de frontons et autres lucarnes. Les rues de Liverpool étaient plus étroites que celles de Minneapolis, ce qui lui parut assez logique : dans cette île moins grande que certains des États de l’Union, la population devait un peu se serrer pour pouvoir se loger.

Le fiacre électrique s’arrêta enfin devant une élégante maison de ville, élevée en pierre blanche et en briques rouges. Elle admira l’élégance du portail de fer forgé, encadré de rhododendrons qui faisaient triste mine en cette fin de saison hivernale. Malgré le temps gris et pluvieux, il émanait de cette demeure une impression de chaleur et de sécurité.

White coupa le moteur et descendit chercher la sacoche d’Hadria dans la malle arrière. Après un temps d’hésitation, la jeune femme quitta le véhicule à son tour. Elle posa avec précaution le pied sur le pavé luisant d’humidité et posa un regard critique sur sa tenue. Elle avait revêtu une robe très simple de lainage beige, sous un manteau de voyage d’un gris anthracite. Sa mise lui parut bien trop banale et ordinaire pour une visite de courtoisie. Même si elle ignorait ce qu’elle trouverait derrière la jolie porte bleue, le rang social de son occupante ne faisait aucun doute. La jeune femme allait devoir surveiller chacune de ses paroles pour ne pas trahir ses origines rurales. Elle lissa au mieux ses habits froissés par le voyage dans l’habitacle restreint du véhicule.

Mister White ouvrit le portail avec l’assurance d’un vieil habitué. Le cœur battant, Hadria monta à la suite de l’agent la brève volée de marches qui menait au porche. Pendant qu’il actionnait la sonnette, elle tenta de discerner l’intérieur du bâtiment à travers la baie en demi-cercle en haut de la porte, sans grand succès.

La porte pivota. Au lieu du majordome guindé qu’elle s’attendait à voir, se tenait une dame aux cheveux blancs, revêtue d’une robe bleue de bonne qualité, mais de coupe très simple. Le châle en crochet jeté sur ses épaules et les lorgnons en équilibre précaire sur son nez retroussé lui donnaient l’allure d’une charmante grand-mère.

« George ! s’écria-t-elle aussitôt. Quelle bonne surprise ! Cela faisait longtemps que je n’avais pas eu le plaisir de votre visite ! Et qui est cette jeune personne qui vous accompagne ? Une nouvelle recrue ?

— Hellen, je vous présente Hadria Forbes, qui nous arrive droit des États unis d’Amérique et qui sera rattachée au siège de Londres. Miss Forbes, je vous présente miss Hellen Hamptonberry, notre ange gardien local. »

En dépit de l’attitude accueillante de la maîtresse des lieux, Hadria se sentit étrangement intimidée. Renonçant à répondre, elle se contenta d’un petit signe de tête poli.

« Allons, entrez, ne restez pas sous la pluie ! »

Elle s’effaça pour laisser passer ses deux visiteurs. Le hall d’entrée se révéla aussi chaleureux que miss Hamptonberry, avec ses boiseries peintes en blanc et ses murs ornés de petits tableaux bucoliques, représentant des bouquets de fleurs et des scènes de campagne. Un léger parfum de rose et de verveine flottait dans l’air. Ils accrochèrent aux patères leurs manteaux humides et suivirent la vieille dame dans un petit salon que sa tapisserie florale, dans des teintes de vert et d’or, rendait lumineux en dépit de la grisaille extérieure. Des plantes d’intérieur aux feuilles d’un vert luisant égayaient la pièce. Des fauteuils de bois clair, capitonnés de velours beige, entouraient une table basse. Une fenêtre en saillie laissait pénétrer autant de lumière que le jour pluvieux pouvait en offrir.

En dépit de ce décor charmant, l’attention d’Hadria se porta sur les deux murs qui ne comportaient aucune fenêtre : ils étaient couverts d’étagères supportant des rangées de livres aux reliures variées. De là où elle se trouvait, elle ne pouvait déchiffrer les titres, mais elle devina qu’ils devaient concerner une infinité de sujets différents, sans doute tous en rapport avec les activités de la fondation.

« Allons, mettez-vous à l’aise, babilla miss Hamptonberry. Je vais mettre une bouilloire à chauffer. Quel thé préférez-vous, miss Forbes ?

— Nous ne pourrons pas rester très longtemps, déclara White tout en s’installant dans l’un des fauteuils. Notre train part de Lime Street dans moins de deux heures.

— Cela vous laisse largement le temps de prendre le thé ! rétorqua avec bonhommie leur hôtesse. La gare n’est pas si loin, surtout avec votre véhicule. »

Leur hôtesse se tourna vers la jeune Américaine :

« Installez-vous, mon enfant ! Vous ne m’avez pas répondu, pour votre thé ?

— Je… Ce que vous avez… ira très bien, bafouilla-t-elle. Mais… vous êtes sûre que nous avons le temps… ? »

La vieille dame laissa échapper un petit gloussement :

« Allons, c’est mal connaître notre cher mister White ! Il n’oubliera pas l’heure, quoi qu’il arrive, soyez-en certaine. Et dans le pire des cas, il n’y a pas qu’un seul train à destination de Londres. Vous pourriez même dormir ici pour ne repartir que demain, ajouta-t-elle malicieusement. J’aime beaucoup avoir de la compagnie ! »

Mister White leva les yeux au ciel :

« C’est très aimable de votre part, Hellen, mais je ne pense pas que miss Forbes apprécierait de voir sa malle arriver avant elle à Londres, sans personne pour la réceptionner. »

Hadria éprouva de la confusion de ne pas y avoir elle-même pensé. Même si elle ne doutait pas de recevoir un dédommagement de la fondation si ce genre de chose devait arriver, elle avait placé dans la malle des effets qui recelaient pour elle une grande valeur sentimentale. L’idée même de les perdre lui serrait le cœur.

Mister White s’installa dans l’un des fauteuils ; la jeune femme l’imita tout en l’observant du coin de l’œil. Il semblait partager avec leur hôtesse une complicité de longue date. Elle se sentait d’autant moins à sa place, comme une sorte de pièce rapportée. Une nouvelle fois, Hadria se demanda ce qu’elle faisait là, si loin de sa terre natale.


Texte publié par Beatrix, 25 septembre 2024 à 00h18
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