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tome 1, Chapitre 1 tome 1, Chapitre 1

Liverpool – 3 février 1897

Au terme d’un voyage de six jours, le paquebot transatlantique RMS Arcadia parvenait enfin dans le port de Liverpool. Une bruine glacée vernissait le pont et brouillait l’horizon. Les passagers, qui avaient pour la plupart déjà quitté le confort de leur cabine ou des salons de l’Arcadia, frissonnaient sous leurs manteaux et leurs étoles humides. À l’odeur des embruns, qui les avaient accompagnés tout le long de la traversée, se mêlaient désormais des effluves de métal corrodé, de goudron, de poisson pourri et d’immondices.

Dressée devant la rambarde, Hadria s’était perdue dans la contemplation de ce nouveau rivage. Au fur et à mesure que ses contours se précisaient, elle sentait la déception s’emparer d’elle. Rien ne ressemblait plus à un port qu’à un autre port, et celui de la ville britannique paraissait moins impressionnant que celui de New York.

Tout autour d’eux, des embarcations moins imposantes que l’Arcadia évoluaient comme des canards autour d’un cygne, pour la plupart munis de cheminées crachotantes, mais aussi quelques voiliers silencieux et effilés. Tandis que les quais se rapprochaient, elle commençait à distinguer ses entrepôts, son rempart de coques et sa forêt de mâts, parmi lesquels s’insinuaient les panaches grisâtres des treuils à vapeur. À travers le rideau de gouttelettes apparurent trois immenses bâtiments couronnés de tours, de dômes et d’horloges, comme des châteaux fantasmagoriques à peine réels,

« ...Miss ? Est-ce que vous m’entendez ? »

Toute à son observation, Hadria mit un moment à s’apercevoir qu’on s’adressait à elle. Elle se tourna pour découvrir un employé de la compagnie maritime, qui la regardait avec un soupçon d’inquiétude :

« Est-ce que vous allez bien ? »

Un peu confuse, la jeune Américaine lui adressa un sourire d’excuse :

« Je suis désolée. C’est la première fois que je traverse l’océan... »

Elle s’en voulut aussitôt ; rien ne l’obligeait à se justifier.

« Je comprends, miss, répondit l’employé d’un ton blasé, mais il est temps de descendre. »

Certain désormais que le message était passé, il s’éloigna en direction d’autres passagers pour organiser leur débarquement. Hadria se baissa pour ramasser son sac de voyage, posé à ses pieds. Même si elle n’y avait placé que le strict minimum, il semblait peser une tonne. Après tout, il contenait tout ce qui lui tenait le plus à cœur. Tout ce qui la liait encore à une existence qu’elle ne se sentait pas prête à laisser derrière elle.

La jeune femme soupira et se dirigea vers la passerelle d’un pas hésitant, autant par prudence – le bois détrempé glissait sous ses bottines -, qu’en raison des émotions aussi puissantes que confuses qui l’assaillent. Tous les lieux de départ et d’arrivée constituaient pour elle de véritables maelströms qui menaçaient de la submerger. Même si elle s’efforçait de ne toucher que ses propres effets et de ne bousculer personne, elle devait lutter contre un flot constant de visions et de pensées parasites.

Seule, déracinée, Hadria se sentait plus fragile qu’à l’accoutumée. Ses murs se fendillaient plus vite qu’elle ne pouvait les renforcer. Elle s’immobilisa et inspira profondément, le temps de se reprendre. Quelqu'un la heurta et laissa échapper quelques imprécations peu convenables pour les oreilles délicates d’une dame.

« Miss Forbes, est-ce que vous allez bien ? » s’inquiéta une voix âgée derrière elle.

Hadria se retourna, pour apercevoir le visage aimable et finement ridé de Mrs Harper, une passagère avec qui elle avait sympathisé lors de la traversée. La vieille dame en manteau de velours marron protégeait ses boucles blanches et son élégant petit chapeau sous un parapluie orné de ruchés. La jeune Américaine lui adressa un sourire forcé :

« Oui, Mrs Harper, je vous remercie pour votre sollicitude. Je me sens juste un peu nerveuse… Votre pays est nouveau pour moi… je ne me suis pas encore faite à l’idée d’y vivre. »

La vieille dame lui tapota le bras d’un geste maternel :

« Je vous comprends, ma chère. Ma Lizzie était comme vous quand elle a dû partir à New York pour suivre son époux. À présent, on pourrait croire qu’elle y est née ! »

Les deux femmes se dirigèrent côte à côte vers la passerelle, tout en poursuivant leur échange :

« N’ayez aucune inquiétude, mon enfant, reprit Mrs Harper. À votre âge, on s’habitue à tout ! Vous avez juste besoin d’un peu de temps, pour retrouver vos repères. Je suis certaine que tout va bien se passer. »

Elle lui offrit un sourire encourageant, avant d’ajouter :

« Tel que je connais mon Clarence, il sera certainement en retard de deux bonnes heures. Souhaitez-vous que je reste avec vous le temps qu’on vienne vous chercher ?

— C’est très aimable à vous, s’empressa de répondre Hadria, mais je ne veux pas abuser de votre gentillesse…

— Allons ! N’ayez pas tant de scrupules, cela me fait plaisir ! Tant qu’à attendre, autant que ce soit en bonne compagnie ! »

La jeune Américaine la remercia chaleureusement ; toute à la conversation, elle en avait oublié le tourbillon sensoriel qui avait menacé de l’engloutir. Quand, enfin, elle posa le pied sur les pavés du quai, il se manifesta de nouveau, mais sous une forme moins sauvage. Le sol de l’Angleterre était parcouru par des énergies profondément différentes de celles de son Minnesota natal, ou même des autres territoires des États-Unis. Au fil des âges, elles avaient été altérées par les populations qui s’y étaient succédé. Elle avait l’impression de percevoir des rumeurs issues de la nuit des temps, comme l’écho d’un écho.

Pendant qu’elle se dirigeait vers un espace plus tranquille, à l’écart du flot de passagers, Mrs Harper persistait à lui faire la conversation :

« Je vous l’ai déjà dit, mais je vous trouve très courageuse de partir seule vers un autre continent ! Ma fille suivait son époux, après tout. Je ne pense pas qu’elle aurait pu faire prendre une telle décision d’elle-même. Les jeunes filles de votre pays sont bien audacieuses !

— J’ai juste saisi une opportunité qui s’est présentée à moi, répondit Hadria, sans oser avouer que l'on lui avait un peu forcé la main. Vous me surestimez…

— Je ne le crois pas. Vous devez posséder un talent unique pour qu’un employeur vous fasse venir de l’autre côté de l’océan ! »

La brave femme ne pensait pas si bien dire. Cependant, Hadria n’avait pas l’intention de le lui révéler.

« Où allez-vous travailler, déjà ?

— Je vais exercer ma profession, celle de journaliste ! »

Mrs Harper lui serra le bras avec enthousiasme :

« Je suis certaine que vous allez faire des merveilles ! »

Hadria lui adresse un pâle sourire :

« Vous me surestimez beaucoup, je pense...

— Oh, ne dites pas cela ! J’admire votre volonté, votre indépendance ! Je ne vous mentirai pas, je suis soulagée que mes deux filles aient trouvé de bons époux, mais si elles avaient décidé de vivre un peu pour elles-mêmes avant de s’établir, je n’en aurais pas été si choquée… »

Ses yeux se mirent à briller sous ses paupières fripées :

« Nous entrerons bientôt dans un nouveau siècle ! Nous vivons une époque exceptionnelle, qui offre tellement d’opportunités, y compris aux femmes ! Je regrette de ne pas être aussi jeune que vous, pour en profiter autant que possible ! »

Quelques mois plus tôt, Hadria l’aurait vivement approuvée. À présent, tout ce bel enthousiasme s’était effacé sous le poids de sa nouvelle solitude. Plus d’une fois, au cours de la traversée, elle s’était demandé ce qu’elle pouvait bien faire là, au milieu d’un océan, entouré d’étrangers. Depuis qu’elle était montée dans le train qui l’avait menée à New York, son père et ses amis lui avaient férocement manqué. Tout en regardant les voyageurs retrouver les proches qui venaient les accueillir, elle lutta contre les larmes qui lui piquaient les yeux ; si elle se laissait sombrer maintenant, elle ne parviendrait jamais à redresser la tête.

Après tout, elle avait pris une décision, et elle se devait d’en assumer toutes les conséquences, bonnes ou mauvaises.


Texte publié par Beatrix, 7 juin 2023 à 00h41
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