Ansellus suivit la capitaine, en s’efforçant de mesurer son pas aux foulées énergiques de la femme. Même s’il possédait des jambes plus longues que les siennes, il peinait à tenir l'allure. Le port arien se trouvait à cinq cents mètres de là, et le jeune traqueur doutait de pouvoir garder ce rythme tout du long. Malgré tout, il se sentait plus vivace qu’il ne l’avait été durant les trois dernières années. Il avait l’impression d’être un prisonnier à qui on laissait le droit, pour la première fois, de sortir de sa cellule pour se dégourdir les jambes dans la cour. Toute sa vie, il n’avait vu le monde qu’à travers une étroite lucarne, réelle ou métaphorique. Il s’interdit malgré tout d’espérer que cette femme lui offrirait autre chose qu’un mince répit.
Tandis qu’elle avançait quelques pas devant lui, il ne put s’empêcher de la détailler : plutôt grande – elle ne mesurait qu’une demi-tête de moins de lui –, des cheveux châtains foncés retenus en tresse dans son dos, sous un chapeau de cuir au bord plus large sur l'avant que sur l’arrière, comme en portaient les citoyens des airs. Des muscles longs et fermes. Un visage mobile, qui peinait à dissimuler ses émotions, même si elle devait croire le contraire. Pas une beauté, mais des traits agréables, avec des yeux vifs et intelligents, un nez un peu fort, une bouche charnue et un menton décidé. Il avait songé un moment qu’elle le jugeait à son goût, mais il avait vite remisé ces pensées – un écart d’une bonne dizaine d’années devait lui sembler un peu trop incorrect. Ansellus, quant à lui, n’aurait pas tant fait le difficile, s’il pouvait trouver une épaule bienvenue et des bras accueillants sans avoir à payer pour cela.
Sans doute la femme aurait-elle été ulcérée si elle avait pu percevoir ses réflexions. Ou sentir l’insistance de son regard sur l’arrière de sa silhouette. Même si le long manteau de drap épais qu’elle portait par-dessus sa veste d’étoffe rouge ne laissait rien transparaître qui puisse inspirer l'imagination.
D’une main tremblante, le jeune homme repoussa les mèches qui se balançaient devant son visage. Il avait trop bu pour rester maître de la situation, et pas assez pour éprouver un détachement salvateur. S’il avait été totalement ivre, il n’aurait pas gardé cette petite pointe d’espoir qui l’aiguillonnait vers… comment s’appelait ce rafiot, déjà ? Ah, oui… Le Jewellisse. Drôle de nom. À la façon dont elle l’avait prononcé, en appuyant sur les sifflantes, il semblait à peine adapté à un gosier humain.
Une carriole bringuebalante les dépassa. Ansellus dut faire un écart pour ne pas être éclaboussé par la fange que projetaient ses roues. Il trébucha, puis se rattrapa en jurant contre le mur pelé d’une échoppe, encore ouverte malgré l’heure tardive. La femme derrière le comptoir de pierre lui jeta un regard suspicieux. Autour d'elle, les abats de toutes sortes d’animaux pendaient à des crochets fixés au plafond. La part des pauvres, qu’ils pouvaient plonger dans le ragoût et faire cuire et recuire dix fois de suite. L’odeur qui s’en dégageait était révoltante pour son estomac vide et sa tête douloureuse. Il se redressa et s’éloigna aussi vite que possible.
Les rues d’Oneire étaient presque désertes ; à plusieurs reprises, Ansellus aperçut du mouvement dans les ombres, mais personne n’osa surgir avec un gourdin ou une dague rouillée pour les dépouiller. Peut-être à cause de l’assurance qui émanait de la capitaine Pardalian, ou de la rapière à sa ceinture, que le manteau ne parvenait pas tout à fait à dissimuler. Peut-être parce qu’il était de mauvais augure de s’en prendre à traqueur de sang. La dernière chose que ces idiots superstitieux devaient souhaiter était de voir débarquer le reste de l’ordre pour faire justice à l’un des leurs. Même si l’ordre en question serait plus soulagé qu’autre chose si on retrouvait son corps dans le caniveau ou les eaux de la Lifrein.
Petit à petit, les rues s’élargirent, le ciel devint plus apparent ; Ansellus put même entrapercevoir une étoile par-dessus un des toits de lauzes. La silhouette de la tour d’amarrage, immense échafaudage de bois bardé de monte-charges, de grues, d’escaliers, se profilait déjà sur le velours bleu sombre des cieux, comme une énorme truie réduite à un squelette noirci, avec une flopée de vogueciels attachés à son corps massif comme des porcelets à un ventre renflé. Le Jewellisse devait figurer parmi eux. Ansellus espéra qu’il ne se trouvait pas vers le haut de la structure et, surtout, qu’il n’aurait pas à la gravir à pied.
Aux abords de la tour, Oneire cessait abruptement d’exister. Elle se changeait en un labyrinthe d’entrepôts de briques, de bois ou de torchis, aux allées parsemées d’incarnats figés pour la nuit : des chariots, des petits véhicules aériens, des grues mobiles… Personne ne s’était préoccupé de leur donner l’apparence plaisante qu’adoptaient même les incarnats de guerre. Aussi squelettiques que la grande silhouette qui les dominait, ils étaient pour la plupart réduits à leur plus simple fonction. Rouler, lever, voler… Certains auraient pu être vaguement esthétiques s’ils n’avaient pas été si souvent retapés qu’ils s’étaient transformés en un assemblage contre nature de pièces diverses et variées.
Quand il les croisait, le traqueur sentait toujours un frisson lui parcourir les dos. Un chuchottement diffus montait de chaque engin. Il s’attendait à les voir soudain s’animer, et s'en prendre aux humains. Bien entendu, selon toute logique, cela ne pouvait pas arriver, mais la peur était rarement rationnelle.
Au détour d’un des hangars, ils débouchèrent sur l’aire dégagée qui entourait la tour. Ils se dirigèrent vers la cahute de la capitainerie, où Pardalian présenta son attestation de séjour. Elle se retourna pour lui faire signe. Ansellus songea que la personne qui travaillait dans l’ombre de cette monstruosité avait bien du mérite. Il emboîta le pas à la femme, les yeux braqués sur les marches qui semblaient s’envoler jusqu’au ciel. À chaque enjambée qui l’en rapprochait, il les redoutait un peu plus.
Contre toute attente, il se retrouva à l’entrée d’une cage de bois goudronné, fermée par un portillon. Il reconnut l’étrange odeur qui entourait les incarnats – un mélange de terre, de soufre et de neige –, mais aussi la sourde vibration que leur existence même transmettait à l’ensemble le structure. Il n’aurait jamais cru que les esprits pouvaient faire fonctionner ce style de mécanisme.
Pardalian tourna une petite roue crantée pour la placer sur la position 9, puis appuya sur le bouton central. Aussitôt, la cage commença à s’élever vers les hauteurs de la tour. La vibration s’accentua jusqu’à devenir presque discordante. Ansellus se retint de presser ses mains sur ses oreilles. Son estomac voyagea entre son ventre et sa gorge. Sa voisine demeura parfaitement stoïque ; après tout, que représentait cette ascension pour quelqu’un qui passait sa vie dans les airs ? Le jeune homme détourna ostensiblement les yeux du vide croissant en face de lui, pour les garder braqués sur les planches noircies de l’habitacle. Il sentait le regard probablement goguenard de la capitaine peser sur sa nuque. Quand on lui avait demandé de ramener un traqueur, elle n’avait sans doute pas imaginé qu’elle tomberait sur une loque, un laissé pour compte. Elle devat croire qu’il devait sa situation à son incompétence. Parfois, Ansellus regrettait que ça ne soit pas le cas. Au moins y aurait-il eu une raison valide à sa disgrâce. Autre chose, en tout cas, qu’un ramassis de règles figées qu’il avait enfreintes avant de naître.
Enfin, la cage parvint à destination. Elle donnait directement sur une avancée de planche, équipée de balustrades de part et d’autre ; le vogueciel était amarré au bout de cette jetée artificielle. Pas très grand, ni très clinquant, usé par les intempéries et les remous de l’altitude. Une coque arrondie, renflée comme celle d’une noix et percée de hublots, sous un immense ballon de peau fine, doublée de colle végétale blanche. Deux ensembles de voiles latérales pour profiter du vent. Une énorme hélice à l’arrière, haute comme la nacelle, pour lutter contre ce même vent.
Le jeune homme plissa les yeux, à la recherche de membres d’équipage. Aucun n’était visible sur le pont. Il finit par apercevoir du mouvement dans les haubans. Des silhouettes petites et fines semblaient évoluer parmi les cordages. Des singes ? Les lanternes posées çà et là ne permettaient pas d’en distinguer plus.
Pardalian s’avança sur la passerelle qui menait au pont supérieur ; aussitôt, l’une des formes ténébreuses tomba à ses pieds comme une araignée de sa toile. La lumière éclaira une créature gracile, pas plus grande qu’un enfant, de larges oreilles pointues, une peau lisse, brillante, légèrement écailleuse, elle était toujours suspendue par sa longue queue préhensile. Les yeux d’Ansellus s’écarquillèrent.
— Déchà rentrée, Issaobel ? susurra le nouveau venu.
— Eh oui, Siussen. Le paquet ne m’a pas causé trop d’ennuis. Je l’ai trouvé exactement là où l’on me l’avait indiqué. Peux-tu me rendre un service ?
— Sse que tu voudras !
— Fais préparer la cabine passager. Et fais apporter au carré un marcas très serré, ainsi qu’une ration d’ordinaire.
La créature disparut dans les ombres, sans doute pour mener à bien les ordres de sa supérieure. Ansellus le regarda s’évanouir pensivement :
— Ainsi, vous avez un Sfienx comme valet ?
La capitaine esquissa un sourire qui dévoilait un peu trop de dents pour être bienveillant.
— Pas du tout, traqueur. Vous faites erreur. Siussen n’est pas mon serviteur. C’est mon second.
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