— Vous cherchez Ans’ ? Il est là-bas. Comme d’habitude.
Le pouce tendu et le ton goguenard dirigèrent l’attention d’Isaobel vers une table isolée, dans le coin le plus éloigné de la salle. Celui qui l’occupait devait soit commencer sa nuit, soit cuver sa consommation de la soirée. Sa tête reposait sur ses bras repliés. Sa manche droite trempait dans une tâche d’un liquide poisseux. De longues mèches noires, qui n’avaient pas vu un peigne depuis plusieurs jours, dissimulaient l'essentiel de son visage.
Isaobel plissa les yeux, scrutant la forme avachie. Son regard revint vers le patron de l’auberge :
— Vous êtes certain… ?
Ces quelques mots, prononcés d’une voix prudente, rassemblaient tout un bouquet de nuances : perplexité, incrédulité, méfiance, voire une once de pitié. Les gens à qui la vie souriait se retrouvaient rarement à boire seuls dans une taverne crasseuse, dans les faubourgs d’une ville provinciale.
Encore moins quand il s’agissait de traqueurs de sang.
Le bon sens d’Isaobel releva la tête et lui souffla à l’oreille de ne pas se poser trop de questions. Même si elle gardait confiance en sa réputation de capitaine audacieuse, elle se doutait bien que son commanditaire ne l’avait pas employée pour ses seuls talents. Le fait d’avoir déjà rempli des missions officieuses pour des membres du Conseil avait certes pesé dans ce choix… comme son besoin d’argent facile. Au moins, dénicher un traqueur de sang au fin fond d’Oneire et le balader le temps qu’il assure son office n’avait rien d’illégal.
Sa main se referma sur sa lettre de mission. Le papier se froissa entre ses doigts. De toute évidence, son commanditaire ne lui avait pas tout dit. Elle ne s'était pas attendue à retrouver l’un des mystérieux traqueurs dans une auberge sombre et enfumée, encore plus miteuse que celles qu’on trouvait autour de l’Arrimage. Heureusement, à cette heure, elle était presque déserte : à part elle-même, le tenancier et le traqueur, elle n’était fréquentée que par deux ivrognes qui grommelaient dans un sommeil aviné.
Après un temps d’hésitation, Isaobel s’approcha du dormeur et le secoua légèrement pour le réveiller. Au bout de la troisième tentative, il redressa enfin la tête et cligna des yeux. Le visage qui se dévoilait entre les mèches grasses lui sembla étonnamment jeune : il ne devait pas avoir plus de vingt-deux ou vingt-trois ans. La peau claire, les traits harmonieux et le menton imberbe auraient été au goût d’Isaobel quelques années plus tôt.
— Ansellus Corian ?
Le regard hébété d'une couleur indéfinie, frangé de cils en bataille et entourés de profonds cernes, s’éclaircit un peu :
— C’est moi.
— Parfait. Je suis la capitaine Isaobel Pardalian. Je dois vous parler, si possible dans un endroit discret.
Le jeune homme cligna des yeux :
— Vous me voulez quoi, exactement ?
— Vous engager.
Les paupières à demi closes s’ouvrirent subitement, comme si Isaobel venait de lui annoncer que les deux lunes allaient de cogner puis danser la gigue.
— Vous êtes sérieuse ?
Même dans son état encore léthargique, il parvenait à faire passer une nuance moqueuse dans ces trois mots.
Avec répugnance, la capitaine tira le tabouret le plus proche pour s’installer en face de lui. Dans la pâle lueur qui filtrait par une petite fenêtre aux carreaux encrassés, elle l’examina un peu mieux. Le manteau noir cintré propre à sa vocation avait connu des jours meilleurs. Les affaires ne devaient pas être des plus florissantes. Et pour cause : si à la capitale, l'Ordre des traqueurs de sang représentait une institution honorable, à laquelle l’ensemble de la société avait recours, il apparaissait aux gens d’Oneire comme véritable abomination. Si l’Ordre avait envoyé ce garçon ici, cela signifiait qu'il ne devait pas jouir d'une grande reconnaissance auprès des siens. La discipline intérieure de l’Ordre était réputée des plus strictes. Isaobel se demanda si sa déchéance était liée à sa disgrâce, ou si sa disgrâce avait entraîné sa déchéance.
— Je suis parfaitement sérieuse, répondit-elle enfin. J’ai besoin que vous retrouviez quelqu’un. Rapidement, et sans questions.
Isaobel regarda vivement autour d’elle, pour s’assurer que personne ne l’écoutait, et se pencha vers le jeune homme.
— Si vous me donnez satisfaction, il se peut que vous receviez une gratification – sans que les… vôtres n’en soient avisés.
Une expression inquiète se peignit sur le visage du jeune homme. Une telle proposition s’apparentait à de la corruption. Le paiement des services rendus par les traqueurs se faisait toujours directement à l’Ordre, qui rémunérait ses membres. Aucun traqueur n’était censé toucher des pastelles de la main à la main. Isaobel prenait un risque calculé, qui lui permettrait de déterminer le degré de désamour entre l’Ordre et le membre qu’il avait sacrifié à ce projet.
Corian pressa les lèvres en un trait mince, et étira sa longue carcasse.
— Je ne sais pas ce que vous me racontez… capitaine. Je ne fais peut-être pas honneur à ma vocation, mais je reste un traqueur.
Sa voix tremblait un peu, mais il paraissait plutôt lucide, pour un garçon qui, l’instant d’avant, ronflait dans une flaque d’alcool.
— Si vous voulez engager mes services, adressez-vous à qui de droit. Le bureau local s’étonnera sans doute de votre choix, mais je n’ai jamais vu l’Ordre cracher sur des pastelles. Si vous avez pitié de moi, vous pouvez toujours m’acheter à manger… ou à boire. Ou même me faire la charité. Ce n’est pas interdit.
Le jeune homme s’essayait au cynisme, mais son ton semblait plus désespéré qu’autre chose. Isaobel sourit malgré elle.
— Dans ce cas… est-ce que vous pouvez me suivre ?
Corian haussa un fin sourcil noir.
— Le prix de votre service a été payé, si vous voulez savoir, déclara la capitaine. Je n’ai pas de temps à perdre, alors vous allez dire gentiment oui, et vous lever de ce tabouret.
Le traqueur ouvrit la bouche pour répondre, mais la referma sans mot dire. Il lança à Isaobel un regard curieux, puis résigné :
— Je dois aller où ?
— Sur mon celesvoile, le Jewelisse. Vous allez vous rendre opérationnel – et si possible présentable, puis vous m’accompagnerez pour une petite virée à travers le pays. Cela ne vous tente pas de quitter cet endroit ? Si vous donnez satisfaction, vous n’aurez même pas besoin d’y retourner.
Isaobel tira de sa poche la lettre de mission et lui montra discrètement le sceau qui pendait en bas de la feuille. Elle éprouva une pointe de jubilation en voyant le visage de Corian pâlir davantage. Le jeune homme se leva d’un bond ; le tabouret bascula, mais il ne fit pas un geste pour le relever.
— Je… vous auriez dû commencer par cela plus tôt, bafouilla-t-il.
Il se pencha pour ramasser une de gibecière de cuir sobre, arrangea vaguement sa mise, puis la suivit d'un pas mal assuré.
Au regard que le patron posait sur Corian, Isaobel comprit qu’il devait laisser une ardoise conséquence. Sans se donner la peine de vérifier la somme, elle jeta une poignée de pastelles sur le comptoir avant de se diriger vers la sortie avec le traqueur de sang.
La ruelle au-dehors était à peine plus lumineuse que l’auberge. Les étages des bâtiments de torchis galeux et de briques disjointes se penchaient en encorbellement au-dessus de la rue, au point que les locataires qui se faisaient face auraient pu se tirer les poils de nez. La fumée des cheminées stagnait dans cette saignée irrégulière, ajoutant à la pénombre ambiante. Pourtant, Isaobel prit le temps de réexaminer le jeune homme. Il paraissait plus maître de lui-même qu’elle ne l’aurait supposé. Son manteau de traqueur avait été rallongé aux poignets, et chaque accroc avait été réparé avec le plus grand soin. L’écharpe rouge était délavée, mais relativement propre. Peut-être conservait-il une certaine étique professionnelle, en dépit des regards emplis de méfiance, voire de haine qui se posaient sur lui.
Elle se demanda de quoi il vivait ; elle voyait mal les citoyens d’Oneire faire appel à ses talents. Ce garçon avait été jeté comme un chiffon sale, et seule l’obsession de contrôle de l’ordre lui faisait garder la main sur cet élément indésirable. La capitaine le savait à présent : la disgrâce avait dû venir avant la déchéance.
La lueur de la ruelle accrocha soudain ses pupilles : d’un violet tirant vers le pourpre, cerclées d’un anneau d’un bleu très sombre. Aucun traqueur n’aurait dû posséder de tels yeux. Le cœur au bord des lèvres, Isaobel recula d’un pas. Le jeune homme assista à sa réaction avec perplexité. La capitaine s’obligea à se reprendre. Elle attrapa le bras de Corian et l'entraîna à sa suite, en tentant de réprimer la stupéfaction qui engourdissait tout son corps.
— Venez. Nous allons sur le Jewelisse. Je vous expliquerai tout cela loin des oreilles indiscrètes.
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