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Eliáš rentra au Centre d’un pas traînant et l’esprit ailleurs. Il avait hâte que tout s’arrête : le fardeau qu’il portait sur ses épaules était trop lourd.

- Entrez, retentit la voix de son frère et il entra dans la chambre.

Lev posa sur son lit le livre qu’il avait emprunté à la bibliothèque et posa son regard sur lui.

- Tout va bien ?

Eliáš avait la gorge nouée et seul un son plaintif en sortit : ses épaules s’affaissèrent et il lâcha enfin prise. Il s’installa à côté de son frère et pleura contre son épaule pour libérer toutes ses émotions trop longtemps retenues.

Lev ne l’avait jamais vu dans un tel état de détresse et après les révélations de Taylor, il ne pouvait que s’inquiéter et imaginer le pire.

- Lev…

Eliáš se détacha des bras de son frère, les yeux bouffis, et renifla. Lev vit les cernes et le vide dans son regard, l’étincelle d’intrépidité qui l’avait toujours habitée avait disparu. Il réalisa à quel point son petit frère avait changé sans qu’il s’en aperçoive. Il ignorait tout de son histoire et il se sentait coupable de ne pas avoir été plus présent pour lui, pour le soutenir et l’aider.

- Je ne sais plus qui je suis, avoua-t-il désespéré. Je ne sais plus quoi faire ni comment agir.

- Raconte-moi.

Lev posa une main réconfortante sur son épaule pour l’encourager à parler.

- Taylor te l’a dit ?

- Que tu es membre-apprenti de la confrérie ? Oui.

- Je me suis tellement trompé sur eux, Lev.

- Que s’est-il passé ?

- Ils ont tout prévu dans les moindres détails. Ils n’hésitent pas à faire souffrir et à tuer pour arriver à leurs fins. Ils sont dangereux, Lev, dit-il apeuré.

- Calme-toi, respire. Prends ton temps et raconte-moi tout depuis le début.

Il obéit et prit plusieurs grandes respirations, puis ferma les yeux et se concentra : le temps était venu de raconter sa triste et misérable vie.

Tout avait débuté lorsqu’il avait reçu sa première marque, cinq ans plus tôt. La confrérie avait décelé quelque chose dans son esprit, une force semblable à la leur, une prédisposition à leurs pouvoirs. Les trois membres lui avaient proposé de les rejoindre, d’apprendre à leurs côtés pour un jour devenir comme eux. À l’âge de douze ans, Eliáš était un garçon fougueux qui n’avait peur de rien et ils avaient piqué sa curiosité, puis il avait senti le besoin de s’associer à quelque chose pour devenir quelqu’un et arrêter d’être jaloux de son frère.

Son apprentissage avait commencé le jour qui avait précédé son initiation. Il s’entraînait au Centre la journée, dormait quelques heures et se rendait au cimetière Olšany à la nuit tombée pour apprendre auprès de la confrérie. Ils lui avaient enseigné comment canaliser ses pensées, éteindre ses émotions et développer son esprit pour le rendre plus fort et plus vif. Au cours des cinq années qui avaient suivi, Eliáš avait appris l’histoire du monde, la naissance des théurgistes, des humains, des démons et tout ce qu’il y avait à savoir sur les différents peuples.

En parallèle, chacun des membres de la confrérie lui avait transmis ses connaissances. Mroy lui avait enseigné comment faire des ténèbres un allié et comment torturer. Ce fut un entraînement très éprouvant et il en était revenu changé : une partie de son humanité s’était envolée dès lors qu’il avait dû s’exercer sur des humains innocents. Axi s’était uniquement concentré sur l’esprit, Eliáš avait appris à aller au-delà des barrières du monde, à plonger dans son subconscient et à voyager à travers les esprits des individus. C’était de cette façon qu’il avait eu connaissance de l’origine des cicatrices de Taylor. Un soir, alors qu’il dormait, il s’était inconsciemment rendu dans son esprit : il avait vécu et ressentit la souffrance qu’elle avait éprouvée alors qu’elle rêvait de ce tragique épisode de sa vie. Tkeg lui avait enseigné les fondamentaux des plantes médicinales et des poisons. Il était à présent capable de soigner comme de tuer avec n’importe quelle plante, herbes, et autres substances que la terre avait à offrir. Puis la confrérie lui avait révélé leur véritable mission : celle de tout faire pour réaliser la prophétie.

- La prophétie qui est liée à Taylor ?

Eliáš acquiesça. Elle en était la pièce maîtresse et la confrérie était prête à tout pour qu’elle se réalise aux mots près, à un point qu’il n’avait pas imaginé. Il avait toujours vu les trois membres originels comme des êtres puissants, aux connaissances enrichies et aux esprits développés. Il n’avait pas envisagé que leur soif de voir la prophétie se réaliser les mènerait à commettre autant d’atrocités.

- Quelle est cette prophétie, Eliáš ?

Il l’avait apprise par cœur, mais hésita à la réciter à Lev, car même s’il avait découvert à quel point la confrérie était mauvaise, il avait toujours une partie de lui qui gardait foi en elle.

- Eliáš, je t’en prie, le supplia Lev.

- Très bien…, abdiqua-t-il. L’être aux deux visages naîtra au cœur des esprits le jour où le bien plongera dans les ténèbres et où le mal sombrera dans la lumière. À travers le temps et l’espace, feu et glace s’affronteront jusqu’au jour où il fera nuit au zénith. L’être des ténèbres et la fille des éléments lieront les deux bêtes dans une tempête à la fois neige et braise. Les âmes démoniaques plongeront dans la souffrance de l’espoir immuable. Bête de feu, bête de glace, là où les chemins s’entrecroisent les pouvoirs s’uniront et la paix connaîtront.

- La nuit au zénith ? répéta Lev qui essaya de comprendre la prophétie.

- Le jour des examens du Centre, Baltazard mettre en place son plan et plongera la lumière dans les ténèbres.

- Comment le sais-tu ? Que vient faire le père de Taylor là-dedans ?

- Je n’ai pas toutes les réponses Lev, mais ça ne fait aucun doute que la confrérie est à l’origine de tout ça. Je ne serais pas étonné qu’ils aident Baltazard.

- Quel serait leur but ?

- Réaliser la prophétie.

- Mais ça n’a aucun sens ! s’énerva-t-il, lui pourtant si calme et réfléchi.

Eliáš comprenait que son frère puisse émettre des doutes, pour quelqu’un d’extérieur, rien n’avait de sens, mais pour les membres originels c'était leur raison de vivre et d’être dans ce monde. Il comprenait ça, mais déplorait les moyens mis en place pour atteindre ce but.

Lev reprit ses esprits et réfléchit au sens de la prophétie.

- Taylor est la fille des éléments, mais qui est l’être des ténèbres ?

Eliáš ressentit une profonde jalousie à l’égard de son frère, de par sa perspicacité et sa clairvoyance d’esprit. Une fois encore, il se sentait inférieur à lui.

- Ades, roi d’As, répondit-il en mettant de côté ses émotions. Il représente le feu, la braise et Taylor son opposé la glace et le froid.

- Qu’est-ce que ça signifie ?

- Ils sont liés par un même destin, ils sont les deux parts d’une...

- …même bête, termina Lev en reprenant les mots de la prophétie.

Un élément le perturbait dans le récit d’Eliáš. Il avait compris l’importance de Taylor pour la confrérie, mais quelque chose lui échappait.

- Tu parlais d’une mise en scène de la confrérie, de quoi s’agit-il ?

Eliáš soupira, raconter la vérité était plus compliqué que de mentir, ou peut-être était-ce simplement parce qu’il en avait pris l’habitude.

- Te souviens-tu de la bataille de Pologne ?

- Oui, comment ne pas m’en rappeler ? Mais tu n’y étais pas, tu n’étais pas encore initié, fit-il remarquer.

- J’ai vu à travers les cauchemars de Taylor ce qui lui était arrivé là-bas.

- De quoi parles-tu ?

Il n’était pas étonné que Lev ignore la vérité. Lorsqu’Eliáš avait voyagé à travers l’esprit de Taylor durant son sommeil, il avait senti des barrières protectrices d’une solidité rare qui empêchaient quiconque d’accéder à ses souvenirs et en particulier ceux liés à la Pologne. Il avait vécu la bataille à travers elle, avait senti les démons la maintenir au sol et la torturer, alors que Li-Na lui tournait volontairement le dos. Il raconta à Lev le rôle que la confrérie avait joué dans la guérison partielle de Taylor et leur stratagème pour la pousser vers Ades, tout ça dans le seul et unique but de réaliser la prophétie.

- Te rends-tu compte de ce que tu es en train de dire, Eliáš ?

- Je sais, mais tu dois me crois Lev. La confrérie est loin d’être des anges. Ils n’hésitent pas à laisser Taylor souffrir ! s’écria-t-il en colère et désemparé.

Il était au bord du gouffre et se sentait coupable d’avoir aidé la confrérie à lui faire du mal. Il ne pourrait jamais se pardonner si elle venait à mourir.

- L’aimes-tu ?

Eliáš ne put s’empêcher de rire, lui qui avait mis tant d’effort à dissimuler les sentiments qu’il éprouvait, voilà que dans la même soirée deux personnes avaient lu en lui comme dans un livre. Il se sentait encore plus pitoyable, surtout face à son frère qu'il jalousait tellement.

- Excuse-moi, c’était déplacé.

- Non, je…je ne pensais pas que c’était si évident, avoua-t-il honteux.

- Si ça peut te rassurer, Taylor ne s’en doute pas. Veux-tu que je lui en parle ? demanda Lev amusé de la situation.

La conversation avait pris une tout autre tournure et cela fit du bien à Eliáš qui l’espace d’un instant put s’éloigner des problèmes.

- Ça ne changerait rien.

- Pourquoi ça ?

- Elle est destinée à Ades.

Ce détail ne plaisait pas à Lev. Eliáš pouvait le comprendre : Ades était le plus puissant des démons et il n’était pas réputé pour sa gentillesse et sa délicatesse. Toutefois, il avait vu l’inquiétude et la jalousie lorsqu’il avait évoqué Shadow.

- Penses-tu que nous devons mettre Taylor au courant ? demanda Lev.

- Hm ?

- La prophétie, la confrérie et son père.

- Je ne sais pas, peut-être qu’il faut laisser les choses se faire sans intervenir.

- Attendons pour l’instant, préconisa-t-il. Il sera toujours temps d’intervenir plus tard.

Eliáš sourit, enlaça son frère et quitta sa chambre le cœur plus léger. Lui révéler la vérité avait été éprouvant et il avait maintenant besoin de se retrouver seul pour digérer.