Taylor se téléporta dans l’infirmerie du Centre au prix d’un effort considérable : la pièce ne se trouvait qu’à quelques pas du hall, mais elle ne pouvait s’y rendre à pied, au risque de révéler à Lev et Jarek la vérité sur sa santé. Ils ne devaient pas savoir, personne ne le devait. Elle atterrit avec fracas sur le sol carrelé de l’infirmerie. Dans sa chute, elle fit tomber un chariot et manqua de s’écorcher le bras avec un scalpel, puis s’évanouit.
Taylor fut tirée des ténèbres par une forte odeur boisée. En ouvrant les yeux, elle découvrit Viktor qui agitait sous son nez un flacon qu’elle ne connaissait que trop bien : de l’huile essentielle de térébenthine, que les humains utilisaient pour apaiser les douleurs articulaires et musculaires. Son peuple n’avait, en général, pas besoin de recourir à des pratiques médicinales humaines, mais parfois la marque de soin n’était d’aucun secours.
Taylor se redressa maladroitement. Viktor s’approcha pour relever son haut afin d'inspecter ses anciennes blessures, mais elle l’arrêta avant qu’il ne touche son dos : ses profondes entailles la brûlaient, lui lacéraient la peau et la faisaient souffrir à un point que peu imaginaient.
- Taylor…
- Non, arrête.
- Il le faut, je sais bien que c’est douloureux, mais je dois regarder.
Elle se résigna et retira son haut noir qu’elle tint devant elle pour cacher sa maigre poitrine. Viktor examina les trois entailles qui zébraient son dos depuis son épaule droite jusqu’à sa hanche gauche.
- Que s’est-il passé ?
- Cet abruti de Jarek m’a frappé ! grogna-t-elle. Comment est-ce ?
Le vieux théurgiste examina encore une fois les cicatrices, mais le constat était le même.
- Elles se sont de nouveau ouvertes…
Taylor soupira en se prenant la tête entre les mains : la douleur pulsait si fort qu’elle ne s’entendait plus penser, un feu ardent semblait se propager dans tout son corps, comme un poison qui la détruisait de l’intérieur et sans aucun moyen de l’arrêter.
- Taylor, mes connaissances sont limitées et les soins que je t’apporte ne semblent plus être efficaces. Je suis sincèrement navré.
- Que dois-je faire ?
- Entretiens-toi avec la confrérie, ils peuvent t’apporter des réponses.
Elle n’avait aucune envie de demander conseil aux membres de la confrérie. Ce n’était pas leurs paroles énigmatiques qui allaient la soigner. Elle tenta de se relever, mais vacilla et se rattrapa de justesse au bras de Viktor.
- Je vais contacter la confrérie, il faut te soigner d’urgence, dit-il en quittant l’infirmerie sans lui laisser le temps de protester.
Le temps sembla se dissocier alors que Taylor tentait vainement de rester éveillée. Elle avait réussi à atteindre un lit et s’y était allongée sur le ventre dans l’espoir que la douleur se calme. Elle avait sombré à de nombreuses reprises sous la puissance de ce mal et avait perdu la notion du temps, mais il semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis que Viktor était parti. L’avait-il abandonnée ? Rejetée ? Laissée-là à l’agonie, à mourir ? Elle n’eut pas le temps d’envisager d’autres explications à cette attente interminable, car il entra dans l’infirmerie suivie d’une forme sombre à l’aura verte et encapuchonnée : Tkeg.
Ils s’approchèrent de Taylor qui ne réussit à sortir qu'un son plaintif de sa gorge si sèche. Son esprit se séparait de son âme, elle le sentait, du moins c’était la sensation qu’elle éprouvait. C’était comme si son corps ne lui appartenait plus, comme si cette réalité n’était plus la sienne. Elle était happée par-delà les confins, dans un autre univers, une autre dimension.
- Pouvez…la sauver ?
Taylor essaya de tourner la tête, de se relever, mais elle en était incapable. Elle tenta d’écouter, de parler, là encore son esprit s’y refusa. Elle sentit une vague d’énergie se diffuser dans son esprit et avec elle les battements de la planète. La force et la connexion qui existaient entre toute chose vivante – végétaux, animaux et insectes – formaient une parfaite harmonie avec mère Nature. Elle était bien réelle, elle existait et vivait en chaque fibre de la Terre. Une vague de bien-être envahit Taylor qui sentit ses muscles et son corps entier se détendre, mais la douleur de ses blessures persistait. Finalement la magie qui coulait en elle sembla se décupler jusqu’à la faire sombrer dans un sommeil apaisant.
Taylor se réveilla, ouvrit péniblement les yeux et réalisa qu’elle se trouvait toujours à l’infirmerie allongée sur un des lits dans une position qu’elle tenait depuis trop longtemps. Les muscles de son corps étaient engourdis et sa cage thoracique comprimée. Elle se redressa lentement, s’assit au bord du lit et regarda Tkeg debout en face d’elle. Elle aurait aimé voir son visage, découvrir son identité, mais en réalité il n’y avait rien sous cette cape. Les membres de la confrérie étaient présents dans cette dimension d’une façon subjective, sans corps, simplement par leur âme et leur esprit.
- Que…que s’est-il…passé ?
Sa voix était rauque, chaque mot lui brûlait la gorge et elle toussa à maintes reprises. Taylor chercha Viktor, mais ne le vit nulle part et réalisa qu’elle était seule avec Tkeg. Cela ne la dérangeait pas, simplement l’aura qu’il émettait était étrange et troublait inexorablement l’esprit de nombreux théurgistes.
- La mort était aux portes, prête à cueillir ton âme, théurgiste Taylor Masaryk.
- M’avez-vous guérie ?
- Guéris, non. Guéris la crise, oui. La guérison est subjective selon l’interprétation que nous en faisons, théurgiste Taylor Masaryk.
- Que voulez-vous dire ?
- Les cicatrices qui ornent ton dos ne guériront probablement jamais, théurgiste Taylor Masaryk.
Taylor resta muette. Que pouvait-elle bien dire ? Elle avait accepté depuis longtemps que ses blessures fassent toujours partie d’elle. Toutefois, elle avait maintenu l’espoir qu’elles finissent tout de même par guérir.
- La cicatrisation parfaite ne pourrait être faite qu’à l’heure où tout le poison aura été absorbé. Or, ta blessure est le fruit d’une attaque démoniaque, seul un démon venin peut extraire le mal qui te ronge, théurgiste Taylor Masaryk.
- Vous vous foutez de ma gueule ?
Taylor avait envisagé toutes les possibilités pour guérir : elle avait vu de nombreux sorciers sans qu’aucun ne puisse être en capacité de la soigner ni de lui fournir des réponses. Tkeg venait de le faire et lui révéler la solution de sa guérison. Mais était-elle prête à en arriver à de telles extrémités pour vivre ? Elle ne savait pas, car même si sa vie était en jeu, elle ne pouvait se résoudre à dépendre d’un démon pour survivre.
- Trouve un démon venin et tu guériras, là est ta seule chance, théurgiste Taylor Masaryk.
- Combien de temps me reste-t-il ?
- Le temps est incertain, le poison se contient dans tes profondes cicatrices. Seul l’avenir nous le dira, mais si tu tardes trop à te décider, tu mourras, théurgiste Taylor Masaryk.
- Vous pouvez guérir mes crises, ça suffira.
- Non, le pouvoir est colossal pour recourir à une telle absorption de poison, la Terre ne peut s’y résoudre, théurgiste Taylor Masaryk.
- ALORS QUEL CHOIX AI-JE ?
Le contrôle des émotions était une aptitude que tout théurgiste se devait d’avoir, une aptitude que Taylor était loin de maîtriser. Pour elle, leurs contrôles étaient une soumission à la confrérie et elle s’y refusait, elle n’était le pantin de personne. Elle suivait les règles les plus primordiales de son peuple, mais pour le reste elle n’écoutait que sa raison et son instinct.
- Aucun, je me dois de l’admettre, théurgiste Taylor Masaryk.
Taylor soupira de lassitude : elle allait devoir prendre une décision au péril de sa vie, comme si naître sous le nom de Masaryk n’avait pas suffi à la lui pourrir.
Tkeg s’approcha et tint la manche de sa cape au-dessus de son épaule : elle sentit la force de son esprit s’ébranler et les marques gravées sur son corps se mirent à briller de mille feux.
N’oublie jamais : le pouvoir des cinq éléments coule dans tes veines, tu es ce que tu attends. Toi seule peux trouver les réponses à des questions. Ouvre ton esprit et le pouvoir s’ouvrira à toi, théurgiste Taylor Masaryk.
Tkeg l’observa quelques instants, puis disparut dans une légère brume verte. L’esprit de Taylor souffrait du poids de ses questions et de ses tourments et son cœur bouillonnait d’une rage noire et dévorante.
Elle se leva et chancela. Sa faiblesse l’enrageait et dans un excès de colère, elle lança un flacon vide qui se brisa et recouvrit le carrelage de l’infirmerie de bouts de verres, puis elle partit sans prendre la peine de ramasser les débris.
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