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tome 1, Chapitre 5 tome 1, Chapitre 5

Le Centre accueillait dans sa Cathédrale une imposante bibliothèque aux innombrables ouvrages relatant l’histoire des théurgistes, de la confrérie et des créatures qui peuplaient le monde. Ses rayonnages étaient d’ordinaire très peu fréquentés, mais aujourd’hui Hektor et Viktor étaient penchés au-dessus de la grande table recouverte de livres débarrassés de leur couche de poussière. Plus loin, entre les allées, Taylor et Lev étaient à la recherche d’écrits susceptibles de les aider dans leur quête d’informations suite à la double attaque survenue à l’Université trois jours auparavant. Elle avait causé la mort de deux humains et depuis des cas similaires étaient reportés aux quatre coins de la capitale par les différents peuples. Les théurgistes attendaient maintenant la venue de la confrérie et avec eux, ils l’espéraient, des réponses. Les attaques étaient d’origines démoniaques, elles avaient été méticuleusement coordonnées et toutes identiques, à l’exception de celle dont Taylor avait été témoin. Toutefois, elle n’avait pas jugé utile d’informer le Conseil des propos que le démon avait proférés par l’intermédiaire de l’humain.

Taylor sentit le regard de son affect sur sa nuque et une once de culpabilité lui serra le cœur : même si elle avait plus confiance en lui qu’en n’importe qui d’autre, elle n’avait pu lui révéler la vérité. Était-ce parce qu’elle n’aurait pas dû être en capacité de comprendre la langue des démons ? À moins que ce ne soit le doute qui grandissait en elle alors que son humanité entière était remise en cause. Les mots du démon ne cessaient de tourmenter et de hanter son esprit : « L’âme reflète la véritable identité de l’être, une âme démoniaque restera à jamais démoniaque. ». Un ouvrage tomba de l’étagère et tira Taylor de ses réflexions : elle le récupéra et s’apprêta à le remettre à sa place lorsqu’une page attira son attention.

- Nous l’avons trouvé ! s’exclama Lev qui lut par-dessus l’épaule de son affect.

Taylor s’avança jusqu’à la table où Hektor et Viktor abandonnèrent leur lecture.

- Démon Suhf…

Le sang de Taylor se glaça, alors que sous ses yeux la langue des démons lui était parfaitement accessible.

Shadow, reprit-elle prudemment, être immatériel à la capacité de s’associer à une autre âme.

- Autre chose ? lui demanda Hektor.

Elle étudia les pages, la mine sombre et donna le livre au président : d’autres informations étaient effectivement disponibles, mais dans leurs langues originaires. Sa nouvelle capacité à lire et comprendre cette langue l’inquiétait : cela donnait-il raison au démon et à son peuple ? Était-elle véritablement un monstre ? Elle ne savait plus.

Il faudra demander à la confrérie, eux seuls sont en mesure de lire cette langue, affirma Hektor face aux pages noircies d’une écriture qui lui était incompréhensible.

Les trois membres de la confrérie avaient de nombreux pouvoirs dont la faculté de connaître toutes les langues de tous les peuples. Les théurgistes possédaient une marque de langage, mais sa limite était de s’arrêter aux langues originaires de ce monde dont les démons ne faisaient pas partie.

- Ils arrivent, ils viennent de passer le hall.

Viktor, malgré son âge, n’avait pas oublié ces années passées sur le terrain : son esprit était toujours aussi vif et alerte de magie.

- Quelle est la situation, théurgiste Hektor Zermanová ? demanda Axi en entrant dans la bibliothèque aux côtés de Tkeg et Mroy.

Les paroles du maître de l’air et des rêves résonnèrent dans l’esprit de l’ensemble des théurgistes. Toutefois la réponse d’Hektor ne se fit entendre et rendit Taylor perplexe : le président du Conseil avait-il des informations complémentaires qu’il ne voulait pas partager avec eux ? Ou était-ce simplement à elle qu’il voulait les dissimuler ?

Taylor sentit comme un regard se poser sur elle, puis le flux d’énergie de la terre la traversa.

- Tkup egsu pjrdoydaizgvizegupsueg, tkhfeguprdgvizsutkeg Tkaxynlwoyrd Mraxsuaxrdynkb.

- Je ne suis en rien prodigieuse !

- Tu comprends une langue que tu n’as pas apprise, c’est ce qui s’apparente à un prodige, théurgiste Taylor Masaryk.

- Il n’en est pourtant rien.

- Alors comment expliques-tu que tu puisses comprendre, lire et parler cette langue, théurgiste Taylor Masaryk ?

- Le fruit du hasard.

- Le hasard n’a pas sa place dans notre monde, théurgiste Taylor Masaryk.

Elle se crispa : Tkeg faisant preuve d’une intonation dure qu’elle ne lui connaissait pas. À côté d’elle Lev manifesta sa présence d’un simple regard, conscient que des choses lui étaient cachées. Taylor se sentit désolée pour lui, car malgré ses dires elle ne lui faisait pas entièrement confiance au point de pouvoir lui parler à coeur ouvert.

- Quelle est cette tourmente, théurgiste Taylor Masaryk ?

Pouvait-elle parler librement ? À forces d’être perdue dans les méandres de son esprit qui abritaient d’innombrables questions sans réponses, elle ne savait plus.

- Le sang démoniaque qui coule dans mes veines peut-il être la raison de cette capacité à connaître une langue que je n’ai jamais apprise ?

- Possible, théurgiste Taylor Masaryk.

Ce n’était pas la réponse qu’elle attendait et elle savait qu’elle n’obtiendrait guère plus de précisions. La confrérie appréciait parler en énigmes et regarder les théurgistes se tourmenter l’esprit pour y trouver un sens.

- Mon sang est-il nocif ? reprit-elle en se souvenant de la demande de Samuel. Quelles sont les conséquences si quelqu’un était amené à le boire de façon régulière ?

- Les réponses à tes questions ne me sont pas connues. Seul l’être à l’origine de la conception de ton sang serait en mesure d’ôter ce poids de ton esprit, théurgiste Taylor Masaryk.

Elle se massa les tempes : l’afflux de magie commençait à impacter son esprit.

- Le Daemonium t’offrira ce que tu cherches. Fais preuve de prudence et de clairvoyance, théurgiste Taylor Masaryk.

L’idée d’aller dans cette boîte de nuit ne l’enchantait pas, mais si les réponses à ses questions s’y trouvaient, elle ne pouvait pas laisser passer cette occasion.

- Prenez garde théurgistes, des temps sombres semblent se profiler à l’horizon, mit en garde Tkeg.

Les théurgistes remercièrent la confrérie pour leur venue et les éclaircissements qu’ils avaient pu apporter. Taylor se sentit soulagée de les voir partir, leur présence sur le long terme devenait difficile à contrôler pour l’esprit. Cependant, Mroy s’arrêta devant la porte et se tourna vers elle : un froid glacial la parcourut, puis la voix ténébreuse de la mage se fraya un chemin dans son esprit.

- Là où tu vas la mort n’est jamais loin, mais les apparences peuvent être trompeuses, ne l’oublie pas, théurgiste Taylor Masaryk.

Mroy disparut derrière les portes et tous soupirèrent, puis Taylor remarqua le regard soucieux et préoccupé d’Hektor : un poids venait inexorablement de se poser sur ses épaules, tout comme sur les siennes.

- Taylor, ça va ? demanda Lev en posa sa main sur le bras de son affect pour la réconforter et lui témoigner son soutien.

- Oui, j’ai besoin de prendre l’air.

- Je t’accompagne.

- Ce n’est pas nécessaire.

Taylor s’écarta à son contact et sentit à travers leur lien la douleur que son comportement venait de produire. Être liés n’était pas toujours facile, parfois elle le regrettait, mais ces moments étaient fugaces et finissaient toujours pas disparaître. Elle quitta la bibliothèque et rejoignit le toit pour prendre une bouffée d’air frais. Elle n’avait pas quitté le Centre durant les trois jours et avait passé son temps à chercher dans les livres des réponses : sa mission principale avait été de trouver le démon à l’origine des attaques sur les humains, toutefois Taylor avait également tenté de déceler un ouvrage relatant de la prophétie évoquée par la confrérie, sauf que ses recherches n’avaient pas été concluantes.

Un bruit sortit Taylor de ses pensées : celui des pieds sur les barreaux de l’échelle menant au toit. Elle activa sa marque de téléportation et disparut au moment où la trappe s’ouvrait. Elle se matérialisa dans les gradins d’une patinoire en prenant soin de se trouver dans l’angle mort des caméras et à l’abri des regards humains. Elle se refusa à sa marque d’invisibilité pour pleinement profiter de l’effervescence et l’élégance de ce lieu. Elle s’assit sur un siège libre, les joues rosies par le froid, et admira le spectacle : l’équipe locale de hockey affrontait une équipe canadienne. Les joueurs s’élançaient sur la glace dans un crissement de patins qui la fit frissonner. Elle appréciait ce sport et puisait un certain réconfort à voir autant d’humains rassemblés dans un même lieu, à les entendre crier et supporter leur équipe favorite. C’était des sensations que Taylor ne pouvait expérimenter dans son monde : les théurgistes étaient cantonnés à suivre les règles et la confrérie, à agir pour les prophéties et pour la paix. Ils étaient souvent considérés comme froids, trop sûrs d’eux et c’était en partie vrai, mais Taylor ne se reconnaissait pas en toutes ces valeurs et ces défauts. Elle s’était toujours sentie différente, en marge de la société, vue comme une paria, un monstre. Elle se demandait souvent ce qu’il serait advenu d’elle si elle n’était pas née dans cette famille qu’était la sienne. Aurait-elle été différente ? Aurait-elle été acceptée de son peuple ? Probablement.

- Il faut que tu rentres au Centre.

- Que se passe-t-il ?

- Des théurgistes viennent d’arriver.

- Et ?

Aucune réponse. Ce n’était pourtant pas le style de Lev. Lui en voulait-il pour tout à l’heure ? Taylor ne décelait pourtant aucune émotion négative à travers leur lien, à moins qu’il les refoulait suffisamment en profondeur pour les rendre inaccessibles.

- Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle en arrivant dans le hall du Centre. J’espère que c’est important !

- C’est comme ça que tu accueilles de vieilles connaissances ?

Taylor se tourna intriguée et fit face à trois hommes.

- Ça alors ! Mais…comment…pourquoi ?

- Bonjour à toi aussi, Taylor. Ça faisait longtemps ! s’exprima un jeune homme.

Elle acquiesça en silence, ils échangèrent un regard et le bleu des yeux de Taylor vint réchauffer le cœur du théurgiste. Elle retrouva ses esprits et prit dans ses bras son ami perdu de vue depuis longtemps.

- Jarek !

- J’ai bien cru que tu ne me reconnaîtrais jamais !

Taylor se détacha de son ami pour serrer Tomislav - le père du jeune homme - dans ses bras. Elle ne prêta pas attention à l’homme à côté d’eux, pourtant lui avait bien l’intention de se faire connaître.

- Enchanté ! Je suis Roch ! Tu dois être la fameuse Taylor. J’ai entendu que du bien de toi, j’avais hâte de te rencontrer.

- Étonnant, moi je n’ai jamais entendu parler de toi.

- Je suis…

- Ça ne m’intéresse pas, le coupa-t-elle d’une voix tranchante.

- Sortez les parapluies, la foudre de Taylor s’abat sur nous ! s’exclama Jarek accompagné du regard noir de la théurgiste.

- Je vois que tu n’as pas changé Jarek, toujours à faire tes blagues de mauvais goût.

- Ravie de te revoir aussi Lev.

L’animosité entre les deux ne trompait pas : si la présence de l’un était tolérée par l’autre, leur relation n’allait toutefois pas plus loin. Il fut un temps où Taylor, Lev et Jarek étaient très proches, mais Tomislav, le père de Jarek, était un vagabond, un homme des routes qui aimait voyager et parcourir le monde sans jamais véritablement se poser. Son fils avait la même passion, si bien que peu de temps avant ses dix-huit ans il partit avec lui.

- Vous n’êtes pas censé être sur les routes ? demanda Lev avec dédain.

Ce n’était pas dans sa nature d’agir de la sorte, lui habituellement si bienveillant et aimable.

- Une envie de se poser, répondit Jarek en haussant les épaules, sans pour autant réussir à duper Taylor.

Le regard que Tomislav coula à son fils était évocateur : ils n’étaient pas ici pour faire une halte.

- Le Conseil t’a appelé, en déduisit Taylor.

- Comme toujours, rien ne t’échappe. En effet, nous ne sommes pas revenus par hasard.

- Les attaques ? supposa-t-elle.

- En quelque sorte.

Elle le sonda à la recherche d’une réponse dans ses yeux noirs et le théurgiste passa sa main abimée par le temps sur son visage sans savoir quoi répondre.

- La confrérie vous a fait venir, pas le Conseil.

Il soupira et capitula.

- En effet, la confrérie m’a appelé.

- Pourquoi ?

- Mes affaires sont mes affaires, Taylor. Ne te mêle pas de ce qui ne te concerne pas.

Il appuya ses mots d’un regard froid et dur. Elle serra les mâchoires, mais ne répliqua rien et le laissa disparaître au détour d’un couloir tandis qu’un silence pesant s’installa. Ce fut Jarek qui brisa la glace en donnant une tape dans le dos de son amie et en passant son bras au-dessus de ses épaules. Le visage de Taylor se crispa de douleur et un gémissement fugace lui échappa. Elle ferma les yeux et se concentra pour ne rien laisser paraître de sa souffrance, mais Jarek lui tapa à nouveau au milieu du dos.

- Alors, que faisons-nous ce soir ? On sort ?

Taylor manqua de s’effondrer tandis que des étoiles dansaient devant ses yeux et que les ténèbres semblaient vouloir l’emporter.

- Taylor, est-ce que ça va ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Elle repoussa son affect en dehors de son esprit et érigea des barrières mentales pour le maintenir hors de portée. Lev fut terriblement blessé de ce rejet, Taylor le ressentit même à travers ses boucliers, sauf qu’elle n’avait pas le choix : elle ne pouvait pas le laisser ressentir un dixième de sa douleur.

Jarek ne remarqua pas l’état dans lequel se trouvait Taylor et entreprit de vouloir lui redonner une tape dans le dos. Celle-ci esquiva avant qu’il n’ait pu l’atteindre, l’attrapa par ses bretelles, le plaqua contre le mur et appuya son avant-bras sur sa gorge.

- Ne recommence plus jamais ça !

- J…je…

- La prochaine fois, tu y laisseras tes mains. Compris ?

Il hocha frénétiquement de la tête alors que la peur envahissait ses yeux et que des gouttes de sueur coulaient de ses tempes.


Texte publié par Aihle S. Baye, 10 juin 2023 à 14h53
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