Le cimetière s’effaça dans la nuit noire tandis que Taylor marchait dans les rues de Prague déserte et silencieuse. Elle avait pour habitude de s’y promener en journée pour vagabonder parmi les humains : leur ignorance du monde les rendait fragiles et leur volonté de dissimuler leurs sentiments et leurs secrets fascinait Taylor. Au fond, elle n’était pas si différente d’eux : elle aussi se cachait et se protégeait de ce qui l’entourait, même si la souffrance et la douleur l’atteignaient toujours.
Elle marcha, guidée par le son d’une contrebasse, jusqu’à un pub qu’elle connaissait bien et entra au tintement d’une cloche, faisant taire les conversations et converger des dizaines de regards sur elle. Taylor déglutit et plaça lentement sa main sur le pommeau d’une de ses dagues, prête à se battre.
Le pub appartenait aux vampires du clan des Terres Sacrées dont le chef, Vladimir Staňková, entretenait une étroite collaboration avec les théurgistes depuis de nombreux siècles. Le vampire avait toujours bien accueilli Taylor et faisait en sorte qu’elle se sente comme chez elle dans son pub, bien que sa présence était peu appréciée. La confrérie ne prenait que rarement en compte les autres peuples, à moins qu’ils aient un rôle important à jouer dans leurs nombreuses prophéties qu’ils s’entêtaient à vouloir réaliser.
Voyez donc qui vient nous rendre visite ! s’exclama Vladimir depuis le fond de la salle en reposant sa chope de sang.
Il tira quelques lattes de sa cigarette, puis l’écrasa dans le cendrier qui trônait au centre de la table et s’avança d’un pas léger et rapide donnant l’impression qu’il volait.
- Dame Taylor Masaryk, quel plaisir de te voir parmi nous. Le clan des Terres Sacrées te salue avec bienveillance ! déclara-t-il avec une révérence.
- Faut toujours que tu sois dans l’excès, à croire que tes nombreux siècles vécus ne t’ont rien appris ! plaisanta Taylor, mais son petit rire mourut lorsque six vampires se levèrent et vinrent se tenir derrière leur chef, canines sorties.
- Du calme, messieurs. C’est de bonne guerre. Dame Taylor n’est pas notre ennemie.
Ils rechignèrent, mais obéirent et Taylor décida de ne pas répliquer : elle n’était pas en sécurité ici, et l’odeur alléchante de son sang n’était pas un paramètre à oublier.
- Allons ailleurs et laissons ces braves gens profiter de leur nuit, dit-il en faisant de grands gestes manquant de casser le nez de Taylor.
- Voudrais-tu bien te tenir ? Nous ne sommes pas tous immortels ! grommela-t-elle.
- Ça, c’est ce que tu crois…
Elle ne s’attarda pas sur ses mots : elle n’avait pas le courage de se plonger dans les méandres de son esprit à la recherche de réponses qui ne s’y trouvaient pas. Vladimir la guida à travers les tables jusqu’à une petite pièce attenante qui lui servait de bureau, mais Taylor s’arrêta sur le seuil, dégoûtée par l’odeur particulière qui y régnait et qui lui donnait la nausée.
- Assis-toi donc. Je t’offre un verre ?
Il lui désigna les nombreuses bouteilles aux liquides pourpres et aux étiquettes évocatrices du contenu rangées sur une étagère à côté de grimoires. Elle son déclina offre et le regarda se servit un verre d’AB-.
- Mon sang favori, un vrai délice, tu devrais goûter !
L’odeur était saisissante et la viscosité du sang donna un haut-le-cœur à Taylor. Elle se sentit pâlir et Vladimir se résigna finalement à reposer son verre en soupirant.
- Comment se fait-il que tu sois si hermétique au sang ? Par pitié, fais donc honneur à ta part vampirique ! dit-il avec condescendance.
Taylor, animée par une colère trop longtemps refoulée, activa sa marque de rapidité et dégaina une dague de sa veste pour la placer sur la gorge du vampire.
- Qu’est-ce que tu peux être susceptible parfois, on dirait ton père.
Il n’eut pas le temps de rouler des yeux que la lame incisa sa peau au niveau de sa carotide.
- Ça, c’est un coup bas ! Regarde ce que tu as fait à mes vêtements, tu devrais avoir honte ! s’exclama Vladimir en la fixant avec haine. Maudite sois-tu, Taylor Masaryk, maudite sois-tu !
- Estime-toi heureux de toujours pouvoir parler.
Un râle s’échappa de la gorge du vampire alors qu’il tentait vainement de contenir le liquide visqueux et indéfinissable qui s’écoulait abondamment de sa blessure.
- Tu auras guéri dans dix minutes.
- Et mes vêtements, qui va les nettoyer ? Sale théurgiste !
- Je sais que tu m’adores, dit-elle avec un faible sourire.
- Sors d’ici ! Et que je ne te revoie plus jamais !
- Tu ne peux pas te passer de moi.
- C’est ça, amuse-toi…
Taylor rit, amusée par la situation et l’air effroyable de Vladimir, mais elle reprit son sérieux et considéra le vampire d’un oeil attentif.
- Comment va-t-il ?
Il suspendit ses gestes et ancra ses yeux rouges dans ceux bleus translucides de Taylor.
- Tu sais ce qu’il en est…
- Mais peut-être est-ce qu’il y a de l’amélioration ?
- À chacune de ses visites, elle espérait, mais chaque fois ses espoirs diminuaient.
- Il est dans sa chambre, va le voir.
Au ton de sa voix, Taylor sut que la conversation était terminée et qu’il était temps pour elle de le laisser : elle emprunta l’escalier desservant sur plusieurs étages les chambres des vampires du clan et rejoignit le deuxième. Elle arpenta un long couloir où régnait un froid glacial, puis entra dans la chambre de son ami et fut accueillie par une obscurité complète. Elle tenta d’actionner l’interrupteur sur le mur, mais celui-ci ne fonctionnait plus, la contraignant à utiliser sa marque de vision nocturne.
Taylor inspecta le sol jonché de vêtements et de jeux vidéo et se fraya un chemin jusqu’à la salle de bain en prenant garde de ne pas marcher par mégarde sur une poche de sang encore intacte. Elle frappa plusieurs coups contre la porte verrouillée depuis l’intérieur et ne reçut aucune réponse, alors elle tendit l’oreille en quête du moindre bruit, mais seul le silence lui parvint. La panique commença à la submerger et elle s’acharna sur la poignée imaginant le pire.
- Taylor, tout va bien ? résonna la voix de Lev dans son esprit.
Elle prit conscience que son comportement était puéril, alors elle s’éloigna de la porte, mais son pied se prit dans un vêtement : elle perdit l’équilibre et s’ouvrit la paume de la main contre le coin d’un meuble en voulant se réceptionner.
- TAYLOR ! s’écria Lev qui ressentait la douleur de la blessure à travers leur lien.
- Aïe…
- Taylor ! Qu’est-ce qui se passe ?
- Ça va, je vais bien, pas besoin de hurler.
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- J’ai trébuché et je me suis écorché la main.
- Où es-tu ?
La porte de la salle de bain s’ouvrit et Taylor en oublia son affect.
- Tay…Taylor ? appela un jeune homme à la peau pâle et aux joues creuses.
Il huma l’air et ferma les yeux en extase. Lorsqu’il les rouvrit, leur couleur rouge était encore plus vive, attestant de l’odeur alléchante et hypnotisant du sang de Taylor. Le vampire se précipita vers elle, saisit sa main, renifla cet arôme puissant et approcha dangereusement ses canines de la blessure, mais avant que sa langue goûte ce somptueux liquide il bondit à l’autre bout de la chambre et se replia sur lui-même dans un cri de souffrance qui déchira le cœur de Taylor.
- Taylor ? Réponds-moi !
- Je suis au pub, je rentre plus tard, le rassura-t-elle alors qu’elle sentait déjà sa présence s’affaiblir.
Elle voulut rejoindre le vampire, sauf que chacun de ses pas qu’elle faisait dans sa direction le faisait souffrir davantage. Elle activa sa marque de soin et sa blessure se referma, elle essuya les dernières gouttes de sang sur son vêtement, puis elle s’agenouilla devant le vampire et posa ses mains sur ses bras. Il releva la tête, mais n’eut pas le courage de croiser le regard de son amie.
- Taylor… je… je suis déso…
- Chuuut, tout va bien, le rassura-t-elle en le prenant dans ses bras.
S’il avait eu la possibilité de pleurer, des torrents auraient jailli, malheureusement pour lui, il n’avait plus cette capacité. Au bout de quelques minutes, il se remit debout et alla actionner l’interrupteur près de la salle de bain : Taylor fut ébloui à cause de sa marque de vision nocturne toujours active.
- Sa…
- Non, n’approche pas ! s'écria-t-il avec désespoir.
Elle ne l’écouta pas et fit deux pas de plus, mais ce fut trop pour le vampire qui tomba à genoux, empreint à une profonde souffrance. Il se prit la tête entre les mains et lâcha des râles d’agonie.
- Samuel ! s’écria Taylor en s’accroupissant à côté de lui.
Il para son bras comme un bouclier et la repoussa violemment. Taylor fut projetée contre le mur et l’impact lui coupa la respiration. Samuel regarda ses mains avec dégoût : il ne supportait plus celui qu’il était, le mal qu’il faisait et ce besoin viscéral qui le dévorait de l’intérieur. Taylor inspira de grandes bouffées d’oxygènes, puis saisit une dague dans son dos et s’entailla le poignet : le vampire réagit immédiatement à son plus grand désespoir, il tenta de résister, de ne pas sentir, de ne pas voir le sang presque noir et chaud s’écouler de la plaie, mais ses canines transpercèrent ses lèvres qu’il maintenait scellées. Taylor regarda le dilemme danser dans ses yeux : une partie de lui ressentait ce besoin irrépressible de se nourrir, tandis que l’autre haïssait et repoussait tout ce qui faisait de lui un vampire. Cependant, elle ne lui laissa pas le loisir de choisir et plaça son poignet contre ses lèvres, puis activa sa marque de force pour lui maintenir la tête ne lui laissant pas d’autre choix que de boire. Les canines de Samuel traversèrent sa peau jusqu’à se loger dans une veine où il aspira le sang avec empressement. Il avait l’impression que le liquide était un purgatoire, un moyen d’oublier qui il était et où il se trouvait. Il se demanda pourquoi il se privait d’un tel délice, tandis que le sang coulait dans sa gorge et soulageait l’agonie présente depuis trop longtemps. Les prémices de l’évanouissement alertèrent Taylor : elle retira son poignet des canines du vampire et s’éloigna en rampant jusqu’au le lit contre lequel elle s’appuya. Elle usa de ses dernières forces pour activer sa marque de soin avant de sombrer, épuisée.
Elle reprit connaissance allongée sur le lit, sa tête reposant sur un oreiller moelleux. Elle se redressa et au prix d’un gros effort, s’assit au bord du lit : une myriade d’étoiles dansa devant elle et l’obligea à fermer les yeux. La porte de la chambre s’ouvrit et avec elle des effluves d’odeurs alléchantes qui éveillèrent ses sens. Elle rouvrit les yeux et vit Samuel déposer un plateau-repas sur le lit à côté d’elle. Le vampire semblait en meilleure forme, mais la souffrance dans son regard ne s’était pas atténuée, elle avait même été rejointe par une culpabilité grandissante.
- Nourriture humaine, tu peux manger.
- Merci.
Elle prit le bol dans ses mains et en examina le contenu : la forme serpentine de l’aliment et sa couleur jaune supposa qu’il s’agissait de pâtes baignant dans un bouillon appétissant. Taylor mangea avec avidité, son corps avait besoin d’énergie pour se régénérer et récupérer de cette perte importante de sang. Elle ne savait pas combien de temps s’était écoulé depuis qu’elle s’était évanouie, mais elle sentait que l’activation d’une quelconque marque pourrait lui être fatale : un corps affaibli rendait leur pouvoir instable et dangereux d’utilisation. Elle aurait pu puiser de la force dans le lien d’affect qui l’unissait à Lev, sauf qu’elle ne pouvait se résoudre à l’impliquer, même s’il avait probablement conscience de son état.
- Sasa…
Il tiqua à ce surnom qui était pourtant le sien.
- Samuel !
Le vampire releva la tête et ses yeux fixèrent Taylor qui se leva pour le rejoindre. Il pensa qu’elle allait le sermonner et le gifler, au lieu de ça elle le prit dans ses bras : il enfouit son visage dans ses longs cheveux bleutés et son cœur, qui ne battait plus, le fit terriblement souffrir. Il avait déjà voulu mettre fin à ses jours à de multiples reprises, mais chaque fois quelque chose l’avait retenu.
- Je suis désolé, Taylor. Terriblement.
- Je suis là pour toi, Samuel, je serais toujours là pour toi…
- … jusqu’à ce que tu sois plus de ce monde.
- Oui…mais tu dois me promettre que toi tu resteras toujours.
- Taylor…
- Non, Samuel ! Tu dois arrêter, tu dois accepter qui tu es devenu, même si c’est dur, même si tu as l’impression d’être un monstre. Tu dois accepter et avancer !
- Je ne pense pas pouvoir…
- Si, tu le peux ! Je serais là pour t’aider, tout comme Vladimir est là ainsi que le clan.
Il baissa les yeux, honteux.
- Samuel, tu dois me promettre qu’à l’avenir tu feras ton possible pour aller de l’avant et que tu te nourriras de façon régulière.
- Taylor…
Les traits de dégoût sur son visage ne lui échappèrent pas, puis soudain il releva la tête et dans ses yeux une lueur d’espoir brilla.
- Nourris-moi !
Taylor s’écarta, prise au dépourvu : elle connaissait la composition de son sang, mais pas les risques qui s’y associaient.
- Tu sais que ce n’est pas possible.
- Mais ton sang…
- ...est nocif sur le long terme.
- Tu n’en sais rien ! Il est pourtant si alléchant, d’une odeur et d’une saveur exceptionnelle. Si je dois boire du sang, ça sera le tien ou rien !
Elle braqua un regard d’effroi sur son ami qui venait d’exiger la seule chose qu’elle n’était pas en mesure de lui fournir. Ils se connaissaient depuis près de huit ans : Samuel l’avait sauvé d’une mort certaine alors qu’elle avait eu la brillante idée de quitter le Centre en pleine nuit. Elle avait été prise au piège dans une ruelle par des vampires assoiffés, puis Samuel, qui était exceptionnellement sorti ce soir-là, l’avait sauvé. Ils étaient depuis lors devenus amis et cette amitié comptait beaucoup pour Taylor, mais ce qu’il lui demandait mettait leur existence en péril.
- Je regrette, c’est impossible…
- Alors je ne me nourrirais pas.
- Samuel…
- Je ne boirais que ton sang.
Taylor savait qu’il ne reviendrait pas sur sa condition et qu’elle ne pouvait pas l’abandonner. Était-elle prête à le nourrir au risque de l’empoisonner ? Elle ne pouvait se résoudre à prendre un tel risque.
- Mon sang pourrait avoir de graves conséquences sur ton organisme.
- Il n’y a aucune certitude.
Il avait raison : son sang était unique et personne n’en connaissait les risques à l’exception de son créateur. L’instinct de Taylor l’alertait, il lui fallait trouver des réponses et il n’y avait qu’un seul endroit où elle pourrait les obtenir.
- Sans certitude, je ne peux pas accepter.
- Je vois…
- Je vais me renseigner.
- C’est vrai ?
Taylor n’avait jamais vu les yeux de son ami briller à ce point, elle aurait dû être contente de le revoir reprendre espoir, mais pas de cette façon.
- Ça ne veut pas dire que la réponse sera favorable. Je dois être sûre qu’il n’y a aucun risque.
Il hocha la tête, satisfait. En revanche, Taylor n’était pas rassurée.
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