Washington D.C., 15 novembre 1986
« Les États-Unis d’Amérique ne deviendront pas la nation qui a mis le feu aux poudres, Directeur.
— Calmez-vous Simon.
— Mais Monsieur le Président, je… »
L’homme en apparats militaires se drapa de toute sa suffisance pour ne pas céder à l’appel d’une réponse irréfléchie. Il fixa ensuite Thompson puis le directeur d’Atlas. Ce dernier exposait dans la pénombre de la salle insonorisée les points importants de leur argumentaire.
« Sincèrement Conrad, je ne suis pas de son avis, mais c’est un gamin.
— Un gamin qui emporte la force d’une escouade complète.
— Et comment dites-vous que cela pourrait nous aider ? »
Conrad Winters était à la tête d’A.T.L.A.S. depuis peu de temps. L’Agence, comme ses agents se plaisaient à la nommer, avait été créée pour encadrer et mener de front en marge des forces armées une surveillance accrue des interventions bolchéviques sur le sol américain. Le rattachement d’un individu aux capacités qui relevaient de la science-fiction n’était qu’une décision de recrutement récente.
« Parker Reynolds est une recrue de choix dans cette guerre qui nous oppose aux communistes. »
Le Président remontant les lunettes sur son nez avant de relire quelques passages du rapport déposé par le directeur à son arrivée.
« Tout est là, Monsieur. Les résultats sont exceptionnels dans les interventions.
— Et la presse n’a pas attendu pour en faire ses choux gras, commenta le général en mal de reconnaissance. Les forces armées ont pour vocation à intervenir…
— Veuillez cesser ces enfantillages.
— La presse est un outil Général, affirma Winters avec suffisamment de sérénité dans la voix pour susciter davantage encore d’inimitié chez son vis-à-vis. Le point qu’il faut retenir est que Titan, comme se plaisent à l’appeler les journalistes et les Américains, obtient plus de résultats qu’une escouade d’élite des Marines. Je ne nie pas l’importance de nos forces armées dans leurs interventions extérieures, mais la sécurité intérieure doit pouvoir prévenir toute menace sur notre sol.
— Qui plus est une figure patriotique pourrait servir les intérêts de toutes les forces de notre pays… conclut finalement le Président Jefferson. Les crédits alloués à votre agence ne seront pas augmentés Conrad, je pourrais difficilement le justifier devant le Congrès. Néanmoins, cela pourrait largement contribuer au patriotisme de nos concitoyens. »
Le général approuva sans conviction, conscient qu’il venait de perdre une bataille.
Conrad parut satisfait et se leva de son siège.
« Un instant, je souhaiterais rencontrer cet homme, affirma le Président à l’adresse du Directeur d’A.T.L.A.S. comme si cela pouvait le surprendre.
— Il se trouve dans l’antichambre Monsieur le Président.
— Bien… Merci de vous être rendus disponibles, messieurs, cette réunion est ajournée. »
La salle dans laquelle se trouvait Parker était suffisamment éclairée pour l’empêcher de s’assoupir, mais pas suffisamment pour qu’il crût impossible de se retrouver seul suffisamment longtemps pour fermer les yeux. La nuit avait été terriblement courte et malgré les quelques heures de sommeil auxquelles il avait eu le droit pendant le voyage jusqu’à Washington, il avait cette envie irrépressible de s’endormir.
« Parker. »
La voix du Directeur le tira de ses rêveries instantanément et il se redressa de toute sa hauteur.
Debout en pleine lumière et dans la combinaison spécialement élaborée pour lui, le Titan donnait l’impression d’une puissance sans commune mesure. Haut de deux mètres, il dominait l’ensemble des membres de la petite assemblée qui semblait l’étudier sous toutes les coutures.
« Monsieur le Président, salua révérencieusement Parker.
— Enchanté de faire votre connaissance jeune homme. »
Il saisit la main tendue du vieil homme au crâne dégarni et la serra sans forcer. Tout impaire avait été proscrit dès le briefing.
Bien que Parker n’eut jamais l’intention de froisser l’homme le plus puissant du monde, le directeur avait jugé utile de lui rappeler les règles à observer.
« Très impressionnant, déclara-t-il avant de se retourner vers Conrad. D’où vient cette capacité ?
— C’est un facteur génétique dont nous ne comprenons pas encore toutes les implications.
— J’imagine que l’étude de cette spécificité pourrait être au cœur du développement de l’Atlas, n’est-ce pas ?
— Certainement, si nous obtenons les financements et les moyeux humains. »
Le président porta une main à son menton en faisant mine de réfléchir à la question puis observa de nouveau Parker. La tentation d’obtenir une force de frappe écrasante était grande, surtout dans le contexte de relations si tendues avec l’administration russe.
« Je vais y réfléchir… Considérez que votre agence est pour le moment financée.
— Pensez-vous pouvoir convaincre le Congrès ? »
Le président retint un rire moqueur avant de prendre congé.
Quelques mois plus tard, le financement de l’intégralité des demandes et missions d’ATLAS fut approuvé par un Congrès convaincu de la nécessité d’axer son développement vers l’étude de ces forces hors du commun.
Si la question de la multiplicité de ces anomalies génétiques demeurait sans réponse, au moins l’agence pouvait-elle compter sur Titan.
À mesure que le temps passait, le peuple américain plébiscitait le héros devenu l’incarnation d’une Amérique forte. L’idée même d’un développement d’une force d’intervention internationale fut bannie pour ne pas susciter une réponse épidermique de leur principal adversaire dans la guerre froide.
Sur le sol américain en revanche, la loi dota ATLAS des outils juridiques et légaux nécessaires à l’accomplissement de leur mission.
Titan était devenu un être à part. Adulé par certains pour ses exploits surhumains, il n’était qu’une anomalie, un monstre qui devait être contrôlé pour d’autres.
La mise en place de l’unité Titan fut actée au mois de janvier 1987 et trois agents expérimentés s’y greffèrent. Parker avait changé en l’espace de quelques mois, tous les membres de l’agence l’avaient constaté.
New York City, 12 février 1987
Siège de l’A.T.L.A.S.
Les couloirs sombres du bâtiment construit à proximité des docks n’offraient aucune visibilité. Parker attendait là, broyant du noir que quelque bureaucrate bien attentionné le rassure sur le futur de sa mission.
« Dans mon bureau, éclata la voix du directeur dans le silence de la nuit.
— Monsieur. »
Le héros adulé par la société américaine s’apprêtait à intervenir pour une mission de la plus haute importance et il en était conscient. Ce fait n’avait de cesse de lui rappeler combien sa place était à la fois plaisante et inconfortable dans ces temps troublés.
« Tu te rends compte de la position dans laquelle nous sommes ? »
Parker imaginait que Thompson jubilait en silence tandis que le héros se faisait tirer les oreilles par le directeur.
« On met en jeu notre crédibilité à chaque fois que tu sors sans autorisation pour provoquer les citoyens honnêtes et…
— Je n’ai pas voulu… »
Conrad était rouge de colère. La violence d’une mémoire brusquement ravivée provoqua le mutisme chez Parker. Le titan, malgré sa stature et la force qu’il détenait, se trouvait totalement incapable de se défendre ou d’expliquer ses agissements.
« Le monde n’a pas besoin d’un jeune idiot de plus, incapable de se maitriser en public. Voilà la vérité ! Ce soir tu as déshonoré ATLAS, tu es déshonoré tes coéquipiers et tous ceux qui travaillent durs pour que cette agence puisse accomplir sa mission ! »
Le sermon était dur, mais au fond de lui, Parker l’acceptait sans objecter.
« Je suis désolé, bredouilla-t-il.
— Je n’ai pas entendu, insista Conrad en se laissant retomber dans le fauteuil derrière son bureau.
— Je suis vraiment désolé, affirma le héros avec plus de conviction. Ça ne se reproduira plus. »
Conrad soupira et ouvrit le dossier qui se trouvait devant lui, puis jeta vers son subordonné les photographies en noir et blanc de sa dernière ruée.
Trois individus au visage tuméfié se trouvaient sur des brancards.
« Contemple ce que tu as fait. Tu sais combien ça vous nous couter de les faire taire ?
— Je suis…
— Désolé oui. Encore. »
La crispation de ses mâchoires et la veine sur sa tempe droite confirmaient qu’il ne jouait pas la comédie, bien au contraire : il semblait se contenir.
« Demain tu as une mission de premier ordre.
— Albanie ?
— Albanie. »
La conversation était terminée et Parker prit congé sans demander son reste.
La nuit fut entrecoupée de réveils intempestifs dus à des cauchemars récurrents. Si Parker ne s’en ouvrait jamais au personnel de l’Agence, il était persuadé qu’ils avaient un moyen de le surveiller sans qu’il en soupçonnât l’existence.
Au petit matin, le réveil sonna dans le vide et le titan se retint pour ne pas exploser l’objet trônant sur la table de chevet. La lumière se déclencha progressivement pour révéler les murs en béton et leurs aspérités. Ses quartiers étaient modestement personnalisés. Il avait pour instruction de limiter ses effets personnels au vestiaire fiché dans le béton. Un emplacement plus large situé à la droite de la porte métallique étroite accueillait ses tenues d’intervention et d’entrainement.
Les couleurs bleues et rouges avaient été choisies spécifiquement pour ses interventions officielles tandis que quelques costumes noirs étaient privilégiés pour les missions nécessitant plus de discrétion.
Parker ne s’était jamais interrogé sur la finalité de ses actes, sur les intentions qu’il servait lors de ses déplacements en tant que Titan.
Après avoir passé quelques minutes sous l’eau froide de la douche, Parker enfila une tenue noire et ajusta avec précaution les gants spécifiquement conçus pour lui.
L’ensemble avait été développé d’après les tenues d’intervention des forces spéciales et améliorées pour tenir compte de ses particularités physiques. Son armure renforcée par les matériaux les plus résistants au monde, il n’était plus obligé de retenir ses coups lors de ses missions.
Lorsqu’il parvint à la salle de briefing, toute l’équipe se trouvait déjà réunie autour de la table présidée par Conrad.
« Je suis en retard ?
— Non. Nous allons pouvoir commencer, enchaina le directeur tandis que la lumière se tamisait. Cette mission était attendue depuis un moment et pour ceux d’entre vous qui ne seraient pas encore au fait des dernières informations, vous avez devant vous un bref rappel des faits en question. »
Parker avait d’ores et déjà pris connaissance des éléments lorsque Conrad lui avait expliqué l’importance de la mission qui se trouvait désormais à portée de main.
Le caractère exceptionnel de la mission résidait dans le fait que cette fois-ci, tout se déroulerait à huis clos dans l’enceinte d’une usine désaffectée au nord de New York. L’endroit était occupé par un baron de la pègre locale qui tendait à étendre ses activités au-delà du trafic de stupéfiants dans lequel il baignait d’ordinaire. Cette fois, il était question d’un trafic plus immoral encore.
Les rapports d’enquête au sujet de Marco Lombardi ne précisaient pas l’étendue des forces dont il avait la disposition, mais la police de New York n’intervenait plus dans les endroits qu’il contrôlait.
« Le Marteau ? ergota un membre de l’équipe.
— Tu sais pas pourquoi on l’appelle comme ça, hein ?
— Non, rétorqua-t-il un peu offusqué par la remarque.
— Il a une fâcheuse tendance à briser les genoux de ceux qui le contrarient avec une masse de chantiers. »
Le détail n’avait aucune importance, provoqua quelques rires idiots de la part des membres de l’équipe.
« Ça suffit les gars. Vous plaisanterez à ce sujet lorsque cet enfoiré sera derrière les barreaux.
— Son cartel a décidé de répandre une nouvelle drogue de synthèse aux effets dévastateurs. »
Le directeur avait mis fin au débat accompagnant son discours de la photographie d’une victime de ladite drogue. L’individu se trouvait au sol, les yeux révulsés et une écume bleutée s’échappant de ses lèvres noircies.
« Les effets sont variables d’un individu à l’autre, mais lorsqu’elle ne provoque pas la mort par asphyxie, le consommateur devient aussi dangereux qu’un chien d’attaque enragé. »
La photographie suivante montrait un autre individu abattu de trois balles, donc la bouche et le visage étaient couverts de sang.
« Celui-ci a réussi à arracher l’oreille d’un agent de police avant de lui sectionner la carotide. Tout cela avec quatre balles dans la poitrine. »
Les rires gras avaient laissé place à un silence de mort. La salle uniquement éclairée par une rampe de néons blanchâtre s’était faite plus silencieuse et lugubre.
« Cela fait des semaines que les autorités réclament l’intervention de l’armée, mais pour le moment, c’est à nous que revient cette mission.
— Nous devons arrêter Lombardi pour endiguer la montée en puissance de cette drogue avant qu’elle inonde la ville. Des questions ? »
John Barnes intervenait généralement pour mettre les rangs en ordre. Conrad appréciait sa droiture et son tempérament naturel de leader pour le groupe constitué autour de Parker.
Charismatique, il n’avait jamais eu à hausser la voix pour faire régner le calme dans son équipe. Aussi sa fonction ne se limitait-elle pas aux brefs instants permettant à l’équipe de prendre connaissance des informations concernant les missions qu’il menait, il avait eu la lourde tâche d’encadrer Titan, de le former et de lui inculquer les valeurs que seul un service dans les forces armées aurait pu lui conférer.
Conrad en profita pour reprendre la main.
« Messieurs, votre mission est de la plus haute importance. J’ose espérer que chacun d’entre vous mesure l’importance de ce que vous avez à accomplir. Nous n’avons pas le droit à l’erreur. Lombardi et ses hommes doivent être placés sous contrôle. Quel qu’en soit le prix. Je vous remercie pour votre attention. »
La conclusion sonnait comme l’ajournement de la séance et les cinq hommes quittèrent la salle en silence. Parker s’apprêtait à les suivre quand il fut stoppé par Conrad.
« Attendez une minute. »
John avait compris le sous-entendu et s’éclipsa en silence avant de fermer la porte derrière lui.
Parker n’en menait pas large, malgré sa stature imposante et la force qu’il contenait en permanence.
« Comment te sens-tu ?
— Bien, je crois.
— Cette mission est capitale, les enjeux sont importants pour l’unité. »
Parker approuva silencieusement, bien qu’il retînt une question plus pertinente. Alors pourquoi ne nous dites-vous pas tout ? pensa-t-il.
D’un bref mouvement de la tête, Conrad qui croisa les bras lui avait ordonné de rejoindre ses coéquipiers.
« Permis de tuer, » lança-t-il.
La lourde porte en métal se referma dans un grincement derrière lui et Parker attendit que le chef de l’escouade ait terminé de préparer ses hommes. Dans une équipe dont les éléments se trouvaient être complémentaires, l’importance de l’émulation collective était capitale. Pour ne pas dire vitale.
De la cohérence des différents membres dépendait la survie du groupe entier dans les situations de crise les plus graves.
Parker avait l’intime conviction que cette mission était plus importante encore que ce que Conrad avait bien accepté de leur dire. Il observa attentivement la pièce qui se jouait devant lui, se gardant bien d’intervenir.
Si l’équipe avait été bâtie autour de lui, il n’en demeurait pas moins inexpérimenté et le maillon faible selon certains de ses membres. Parfois même, il avait la sensation de ne pas avoir sa place dans cette machinerie bien huilée.
Il incarnait la force brute, le poing s’abattant sur leur ennemie comme la guillotine sur la nuque du condamné. En dehors de cela, il n’était rien de plus qu’un gamin en uniforme.
« Quelque chose à partager le titan ? s’enquit avec malice Stephen, le technicien de la bande.
— Arrête de le provoquer, ordonna Barnes sans sourciller, un éclair dans les yeux.
— Désolé chef, mais la princesse n’a… »
Le simple regard désapprobateur de John avait suffi à dissiper toutes ses envies de confronter Parker. De le provoquer surtout.
« Tirez-vous et soyez prêts dans dix minutes. »
Les hommes n’objectèrent pas et s’éclipsèrent sans mot dire. John approcha de Parker une fois qu’ils furent tous partis et croisa les bras.
« Tu t’es encore illustré auprès du patron hein ?
— J’ai besoin de souffler.
— On en a tous besoin petit. Simplement, veille à ce que ça n’ait aucune conséquence sur la mission.
— Le vieux refuse que je sorte. »
Le chef de l’escouade connaissait le comportant du directeur envers Parker, mais sans pour autant le plaindre, le titan eut l’impression qu’il compatissait à son sort.
« Montre-lui que tu es responsable, que la mission passera toujours avant le reste. Tu fais face à deux problèmes distincts aujourd’hui : justifier ta place dans cette unité, et montrer que l’on peut avoir confiance en toi.
— J’essaie de donner le meilleur de moi-même…
— Tu es connu aujourd’hui, les journalistes connaissent ton nom, les citoyens de ce pays aussi. Tu dois être un exemple. Chaque fois que tu portes cet uniforme, tu es Titan. Depuis que ton visage est connu de tous les Américains, tu l’es aussi quand tu ne le portes pas. Cette mission tu l’as acceptée de ton plein gré et tu dois en assumer tous les aspects. »
Le ton paternaliste de John ne l’avait jamais dérangé.
« À ton âge tous les hommes qui sont ici jouaient des poings dans des soirées trop arrosées pour quelques broutilles. Mais tu ne peux pas te le permettre. »
Il enfonçait des portes ouvertes, mais les mots posés à haute voix résonnaient toujours plus facilement à ses oreilles.
« Okay, dans tous les cas, tu sais ce qui va se passer ?
— Je vais rentrer en premier, taper sur tous ces junkies et vous ouvrir la voie jusqu’au patron des trafiquants ?
— En quelques sortes. Cependant, il faut que tu saches que certains d’entre eux pourraient être sous l’effet de la drogue en question.
— Ce n’était pas dans le briefing ça.
— C’est pour cela que je t’en parle. Je ne serai pas loin derrière toi, mais si tu as affaire à ces gars-là n’hésite pas à faire ce qui doit être fait. »
Parker n’avait jamais eu à ôter la vie d’un être humain, quel qu’il soit. Malgré un entrainement poussé dans les techniques de combats destinés à le rendre aussi efficace que puissant, les précédentes missions n’avaient jamais nécessité qu’il soit obligé de prendre la vie d’un être humain.
« Et si je ne peux pas ? »
John s’arrêta, un rictus contraint sur les lèvres.
« Tu n’auras pas le choix. »
L’hélicoptère décolla quelques instants plus tard emportant l’unité entière vers sa destination. Les pales des retors vrombissaient et faisaient vibrer la carlingue à mesure qu’ils avançaient. Bien que militarisé, le véhicule arborait des couleurs neutres mimant celles des opérateurs de secours.
« Arrivée sur site dans trois minutes. Tout le monde est au fait du plan, n’est-ce pas ? »
L’ensemble de l’équipe qui écoutait les instructions dans les casques réservés aux passagers approuva d’un signe de la tête et John reprit la main.
« Nous ne savons pas ce qui pourrait nous tomber dessus une fois sur place. Notre objectif est de mettre tout ce petit monde derrière les barreaux, mais si jamais vous sentez que la situation nous échappe…
— Je croyais qu’on devait neutraliser ses hommes ? s’inquiéta Stephen en fronçant les sourcils.
— Nous allons arriver de nuit dans un endroit qu’on ne connait pas. Leur terrain, leurs règles. »
Le regard des trois hommes se porta sur Parker.
« Je ferai ce qu’il faut, se défendit-il d’un air grave. De toute façon je n’ai pas le choix ? »
Aucun ne répondit, ils contentèrent de détourner le regard.
Parker sentit le poids d’une solitude étrange peser sur ses épaules ; à son tour, il se détourna et observa la nuit noire au-dehors. Le paysage urbain endormit était parsemé de chemins tracés par les lumières des lampadaires, mais plus le temps passait, plus ces éléments se faisaient distants et isolés.
Le plan prévoyait que l’hélicoptère devait atterrir à un peu plus d’un kilomètre de leur destination pour éviter d’éveiller les soupçons. Un terrain vague couvert d’arbres épars, de dépôts d’ordures sauvages et de voitures abandonnées leur permettrait d’avancer discrètement jusqu’à la bâtisse de briques rouges.
Malgré la nuit, Parker distingua plus facilement les nuages maintenant qu’ils étaient en retrait de la ville. La moiteur froide de l’hiver n’avait pas encore déchainé les éléments contre eux. Au moins pouvaient-ils espérer avancer sans encombre jusqu’à la cible.
« Trois groupes, comme prévus. Delta, dit-il au pilote, tu restes en alerte et à l’écoute, je veux que tu puisses rallier notre position en une minute si ça dégénère.
— Reçu, chef.
— Allez tout le monde dehors. Titan en tête, je serai en appui. Vous deux, vous nous suivez à deux minutes, compris ?
— À vos ordres, approuvèrent les deux hommes en cœur.
— On y va ! »
L’ordre donné, Parker tira sur la porte et quitta le véhicule dont les rotors ralentissaient déjà. Il avait le réflexe de se baisser bien qu’il n’eut jamais touché les pales en rotation au-dessus d’eux. Se courber était une précaution supplémentaire.
Titan était capable de couvrir une grande distance en peu de temps, si bien que son avance se fit naturellement sur John qui avait malgré tout une condition physique particulièrement affutée.
Les entrainements dispensés à Parker avaient porté leurs fruits.
Dans la jungle de tôles et d’acier dégradé par le temps, les pas lourds de Parker résonnaient en frappant le sol. Il avait appris à équilibrer ses pas pour réduire son manque de discrétion lors d’une approche rapide, mais il avait aussi beaucoup de mal à conserver ses appuis lorsqu’il rencontrait un sol irrégulier.
Arrivé au bout du terrain sans encombre, il signala sa position par deux clics sur sa radio et reçut trois clics en retour.
John le suivait sans encombre et l’autorisait à poursuivre la mission.
L’ancienne usine ACE Chemicals n’était éclairée que par quelques lampadaires entourant son enceinte. Les vitres avaient probablement été recouvertes ou peintes pour éviter d’attirer l’attention de qui que ce soit dans ce lieu abandonné près de vingt années plus tôt.
Le rapport de mission précisait qu’il était possible que des agents chimiques soient encore présents dans les lieux. Les masques à oxygène prévus pour les interventions en milieu à risque étaient indispensables.
Il repéra une entrée à l’écart et avança prudemment jusqu’à la double-porte métallique. Les traces sur le sol ne laissaient planer aucun doute sur son utilisation récente.
Des voix s’élevaient depuis l’intérieur, mais lui semblèrent assez lointaines. Il ne pouvait entrer en force sans l’aval du chef de la mission.
La porte commença à s’ouvrir et Parker eut tout juste le temps de disparaitre dans l’ombre.
L’homme armé d’un fusil d’assaut accroché en bandoulière venait d’allumer une cigarette dont la première bouffée parut le soulager d’un poids. Un deuxième homme arriva dans son dos et l’imita.
« J’en ai marre de me cacher ici.
— Le boss dit qu’on doit se tenir prêts, affirma le second avant de recracher la fumée. Si tout va bien on sera tranquilles d’ici une ou deux semaines d’après Concetti.
— Ce sous-fifre de mes deux ? Tu déconnes. Il ment aussi mal que ma sœur. »
Le premier toussa d’un rire gras, mais aucun ne vit arriver les larges poings qui s’abattirent sur leur nuque. Les deux hommes étaient assommés pour quelques heures à n’en pas douter, mais la force et la précision de Parker y étaient clairement pour quelque chose.
« Leader, la voie est libre, j’entre dans la bergerie. »
Trois clics pour toute réponse, le Titan s’engouffra dans le corridor une fois les corps inanimés planqués derrière un conteneur à ordures.
Le couloir lui parut étroit, mais cette fois il devait rester discret et tous ses sens en alerte. La bergerie n’était probablement pas le meilleur des qualificatifs pour désigner la tanière d’un baron de la pègre, mais il se contentait de suivre les codes et les instructions dispensées par la hiérarchie.
C’était en cela notamment qu’il s’était assagi. L’expérience lui donnait un peu plus de sagesse chaque jour, mais il n’en demeurait pas moins un enfant d’une vingtaine d’années avec des pouvoirs phénoménaux : sa force était décuplée, aussi bien que ses sens et son habileté.
Il suivit le couloir jusqu’à un escalier menant aux étages supérieurs. Son but était de mettre la main sur Lombardi avant d’essuyer tout affrontement avec ses gardes armés.
Lorsqu’il parvint au sommet des marches, il aperçut une lueur étrange. La coursive était ouverte sur la salle principale de l’usine et en contrebas il aperçut des hommes en blouse blanche en train de s’affairer autour de machinerie de distillation. Au bout de la chaine, il pouvait apercevoir des caisses en bois sans doute destinées à contenir le produit fini. Les quais de chargement étaient vides et les volets métalliques baissés laissaient supposer qu’il n’y avait encore aucun transport dans la zone de fret.
« Magnez-vous, le patron veut que la cargaison soit prête dans deux heures !
— Ce que vous demandez est impossible, rétorqua l’un des ouvriers.
— Dommage, mais si tu n’es pas capable d’assurer la cadence, alors on va devoir te remplacer…
— Non, je… »
La balle siffla et le corps mou retomba sur le sol dans un bruissement sec.
« D’autres ont envie de donner leur démission ? »
La question était rhétorique et les autres ouvriers reprirent leur chemin comme si de rien n’était. L’homme en costume noir siffla à deux de ses hommes d’évacuer la carcasse du malheureux sans plus de considération que s’il s’était agi d’un sac d’ordures.
« Au boulot. Le compteur tourne. »
Parker resta interdit un instant puis se ressaisit. Il avait le devoir de se concentrer sur sa mission, son unique objectif. Trouver Lombardi et l’amener, inconscient si nécessaire devant l’autorité de sa hiérarchie.
En face de lui, de l’autre côté de l’usine semblait se trouver les bureaux de l’exploitation. C’est à cet endroit que le chef de toute l’opération devait se trouver.
Maintenant qu’il était entré, il se trouvait seul et devait prendre les décisions nécessaires à l’accomplissement de sa mission, pour lui-même, comme pour ses coéquipiers. Le plan ne prévoyait pas que John ou les autres entrent dans les lieux.
La résistance particulière de Parker pouvait le préparer à tout affronter, mais il lui avait semblé que cette fois au moins quelque chose pouvait ne pas se dérouler comme prévu.
Avec une infinie précaution, Parker se déplaça dans l’ombre pour ne pas attirer l’attention. Si l’essentiel des chiens de garde de Lombardi se trouvait dans la salle en contrebas, il n’était pas exclu que quelques-uns d’entre eux se trouvent proches de leur chef à l’étage.
Après quelques minutes passées à observer les allées et venues des ouvriers situés en contrebas, il avança sereinement vers la large pièce fermée de l’étage. De la lumière filtrait sous la porte et quelques ombres animaient parfois l’intérieur pourtant silencieux.
Il n’y avait pas de bonne façon de procéder. Quelle que soit la situation, la moindre inconnue dans l’équation suffisait à fausser le jugement d’un seul homme. Les probabilités s’effondraient alors et il ne fallait plus compter que sur l’instinct et les capacités d’adaptation de l’individu.
Parker n’avait pas l’expérience de John, ni même la froide réflexion de Conrad, mais il avait pour lui un instinct hors normes et des réflexes aussi vifs que ceux d’un prédateur en chasse.
Si des questionnements avaient surgi des ténèbres à l’instant même où il avait pénétré la structure des trafiquants, il se devait de les mettre de côté afin de ne pas parasiter son jugement. Pourtant, quelque chose lui échappait dans cette histoire, mais il n’avait aucun doute sur le fait qu’il en saurait bien plus sur le sujet.
« Titan, tu es en place ? »
Il répondit par deux clics à la radio et resserra les sangles de ses gants autour de ses mains. Tout son corps répondait à l’appel de sa préparation mentale. Il le savait, la clé résidait dans une rapidité d’exécution sans faille.
« Quand tu veux, Charlie, Écho, vous restez en stand-by. »
La radio cessa d’émettre et Parker mit un coup de pied si puissant dans la porte que le cadre métallique entier fut arraché des murs en brique de la salle. Elle faucha au passage un homme qui se trouvait en face et retomba lourdement sur le corps. D’un rapide coup d’œil, il dénombra trois autres gardes armés et un bureau aux parois vitrées dans le fond.
C’est sans nul doute à cet endroit que son objectif se trouvait.
John devait déjà se trouver lui aussi à l’intérieur quand Parker saisit le premier des trois hommes de main pour le jeter au-delà de la rambarde derrière lui. Telle une poupée de chiffon, la pauvre victime ne trouva aucune prise à laquelle se raccrocher et s’écrasa au sol en contrebas.
Plus que deux.
L’homme sur sa droite tira une rafale dans sa direction qui vint s’écraser sur le renfort fixé sur son bras et il parvint à se jeter sur lui comme une bête en furie.
Malgré tout, l’homme à terre sembla croquer quelque chose qui se trouvait dans sa bouche et une lumière violacée inonda bientôt les veines du garde qui se mua en une seconde en quelque chose de différent.
Parker ne sut dire s’il s’agissait d’une bête ou d’un être humain, mais la chose qui lui faisait face l’avait repoussé avec une telle force qu’il se trouva projeté en plafond. La chute n’en fut que plus violente et il sentit le bois craquer sous lui. Le plancher ne résisterait pas très longtemps à son poids. Sa vision légèrement troublée, il eut tout juste le temps de voir le dernier garde s’enfuir en protégeant son objectif. Quand il se redressa, Titan était face à ce qui l’avait violemment fait voler.
C’était une chose qui n’était jamais arrivée, malgré l’entrainement intensif que lui faisait subir John. Pouvoir le soulever et le jeter en l’air nécessitait une force et une maitrise que peu de monde sur terre était capable de mobiliser.
« Toi… vociféra le garde transformé. Tu ne sortiras pas d’ici vivant. »
L’homme qui lui faisait face avec un corps disproportionné, des épaules bien plus larges qu’auparavant, de telle sorte que son costume avait craqué en plusieurs endroits. Par-dessus tout, c’était son visage qui marqua Parker : les yeux injectés de sang, et les veines ressortaient sur son front et ses temps à tel point qu’il ne parvenait plus à respirer suffisamment. L’aspect répugnant du mutant n’était pas quelque chose qui avait été annoncé au briefing, quand bien même Conrad avait expliqué que ces hommes pouvaient tout à fait tirer parti des effets anesthésiants de la drogue pour se battre comme des diables.
À aucun moment, il n’avait mentionné qu’elle pouvait leur donner un avantage aussi significatif. Ni même les transformer en ces choses mutantes.
Parker fit craquer les jointures de ses doigts comme pour mieux se préparer à l’assaut et s’élança vers la chose qui lui faisait face. Les poings s’entrechoquèrent violement et tous deux furent projeté en arrière.
Leur force était égale, mais Parker savait qu’il n’avait que peu de temps avant de manquer de temps : même si John pouvait assurer ses arrières, l’objectif de la mission pouvait s’échapper.
Il retomba sur le sol douloureusement et cette fois, il sentit que le bois ne tiendrait pas au craquement sourd que fit le parquet.
Les deux combattants se retrouvèrent bientôt une dizaine de mètres plus bas, sonnés par la chute depuis l’étage supérieur. Malgré sa résistance et son assurance, Parker s’était laissé surprendre par un adversaire plus puissant qu’il ne le pensait.
« C’est ça qu’on appelle Titan ? »
La chose en face de lui riait à gorge déployer, d’un rire écœurant et effrayant.
Le cadet de l’escouade voyait rouge, sa colère dépassait sa raison de loin à présent et il fit montre d’un courage sans faille pour ne pas lui arracher la tête. Derrière le garde transformé, les ouvriers s’étaient enfuis et il apercevait au fond de la salle le dernier membre de la garde rapprochée de Lombardi protéger son employeur.
« On dirait qu’on est plus seuls dans la partie, maugréa Parker qui commençait à avoir chaud dans sa combinaison renforcée. Maintenant on va pouvoir se lâcher un peu. »
Sans précaution, il détacha la lanière de son casque et le laissa retomber sur le sol avant de bondir en direction de son adversaire. La force déployée pour le frapper eut raison de la créature qui fut emportée par le colosse et vint lui faire traverser un pilier en béton. La structure en métal lacéra le garde et blessa Parker au niveau de l’épaule gauche.
Les deux hommes se retrouvèrent à terre quand le mutant lui assena un coup de poing imparable dans les côtes. Son corps résistait, mais il savait que le temps était compté. Il ne pouvait se battre indéfiniment avec autant de ferveur. Genoux à terre, il rassembla ses forces et se jeta en direction de la créature qu’il atteint en plein visage.
La sensation terrible des os qui se brisent sous l’impact le révulsa, mais il était bien trop tard pour reculer. Le mal était fait et l’homme pris au piège de son coup presque mortel se débattit avec toute la rage d’une proie se sachant condamnée.
L’instinct avait repris le dessus et Titan souleva le corps de son adversaire dans les airs avant de venir briser son dos sur l’un de ses genoux.
Le sang jaillissait de la bouche sanguinolente de l’homme agonisant sur le sol, mais Parker n’eut pas le temps de reprendre son souffle qu’il sentit le sifflement d’une balle lui bruler la joue droite. Il se jeta en avant derrière les caisses en bois entreposées là.
« Parker, sors de là ! »
La voix de Charlie était parasitée par le bruit des balles sifflant autour de lui. Il risqua une œillade un peu plus loin pour constater que John et Lombardi avaient disparu.
Il eut tout juste le temps d’apercevoir que plusieurs autres hommes se transformaient que les balles sifflèrent de nouveau.
« On va tout faire péter, sors ton cul de princesse de là immédiatement ! »
Intérieurement, il se demanda comment tout avait si vite tourné au fiasco. La mission en apparence si simple s’était transformée en cauchemar peuplé de monstres.
Sans réfléchir davantage, Parker attendit le moment opportun et quitta sa position en direction des hautes fenêtres de l’ancienne usine. Avec suffisamment d’élan, son poids pourrait faire sauter les grilles protégeant autrefois les parois vitrées des voleurs.
Tel un boulet de canon tiré à bout portant, la tête protégée derrière ses bras, Parker se retrouva au-dehors, complètement sonné, tandis que l’hélicoptère approchant lançait plusieurs salves de roquettes.
Les missiles atteignirent rapidement tout le bâtiment qui s’effondra sous l’effet des explosifs. La poussière, la chaleur et le vacarme propulsèrent Parker plus loin. Éjecté par la puissance de la déflagration, il fut violemment projeté au sol.
Sa tête lui faisait mal et il avait l’impression de ne plus sentir son corps. Ses sens étaient perturbés sans qu’il comprenne vraiment pourquoi. Il tenta de se redresser, mais s’effondra au sol.
Ses paupières clignèrent à plusieurs reprises et, alors qu’il entrevoyait John qui maintenait la cible de leur opération en joue, il sombra dans l’inconscience.
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