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tome 1, Chapitre 4 « Je veille. » tome 1, Chapitre 4

Je veille.

Idris.

*

— Je m’appelle Idris. Juste Idris, pas de nom de famille.

Il sourit de toutes ses dents d’argent blanc avec assurance. Derrière la vitre, la réceptionniste lui retourna avec réserve la politesse.

— Vous êtes trarien, je présume ? demanda-t-elle d’un ton pincé en tirant un trait sur la case «Nom» de son formulaire.

— Tout juste ! Je suis étudiant à Valak’ta, université sud. Double cursus géopolitique et sciences de la religion.

Il l’observa écrire les informations sans en perdre une seule miette, penché contre la vitre. Derrière lui, une courte file de visiteurs à l’air ennuyé, adossés contre les hauts murs dallés de noir du hall de l’accueil.

— C’est tout ce qu’il vous faut ? s’enquit-il en resserrant sa prise sur la bride épaisse de sa sacoche brune.

Sous sa chemise, il sentait la lourde marque du cuir s’imprimer dans sa chair. La fermeture éclair du sac semblait sur le point de craquer tant Idris l’avait rempli à ras-bord.

— J’ai encore besoin de la raison de votre venue, monsieur, objecta la réceptionniste. L’Académie de Nephen n’ouvre pas ses portes à tout le monde.

Idris eut un petit rire et se redressa légèrement pour mieux prendre appui sur le rebord du comptoir. Sous ses yeux noirs, des plis rieurs, habillés d’inscriptions au henné blanc. Les mots qui s’étalaient sur ses joues contrastaient avec la teinte grisâtre de sa peau pourpre.

— Bien sûr, concéda le jeune homme avec flatterie. Je n’en attendais pas moins de l’endroit. Je suis ici pour rencontrer le professeur Alec Williams.

La réceptionniste releva brutalement sa tête du formulaire d’entrée, faisant sursauter Idris.

— Vous avez rendez-vous ?

Non. Il n’y avait plus de place pour les sept prochains mois, songea-t-il avec agacement avant de mentir :

— Bien sûr.

Il n’avait pas le luxe d’attendre aussi longtemps. Le professeur trouverait bien quelques minutes à lui accorder entre deux heures de cours. De l’autre côté de la vitre, la réceptionniste plissa ses petits yeux ridés avant de tirer un carnet neuf du bord de son bureau. Elle en tourna les pages rapidement avant de s’arrêter au début de l’agenda, cherchant du doigt le nom d’Idris.

— Je ne vous vois nulle part, jeune homme, rétorqua-t-elle en reposant son regard inquisiteur sur lui.

Vieille bique. Il sourit encore une fois alors que ses mèches claires lui chatouillaient les joues.

— Vous en êtes sûre ? demanda-t-il gentiment. Ma prise de rendez-vous s’est faite dans la précipitation par un de mes professeurs de Valak’ta. Pouvez-vous me dire quel nom vous avez devant les yeux ? Je ne voudrais pas vous faire perdre votre temps à tous les citer.

Il pointa du doigt la file dans son dos. En retour, il n’eut droit qu’à un nouveau regard suspicieux. Mais Idris crut discerner une lueur d’incertitude dans les yeux sévères de la réceptionniste, alors il s’avança davantage contre la vitre en ajoutant :

— Si vous ne pouvez pas me divulguer cette information, je le comprends sans problème, ne vous inquiétez pas. Vous avez mon nom et mes informations personnelles, je peux vous montrer ma carte d’identité si vous souhaitez confirmation. Comme ça, si je cause le moindre souci, vous pourrez me retrouver facilement. Cela vous convient, madame ?

Hésitante, la vieille femme referma le petit carnet rouge pour le reposer avec précaution à côté d’elle. Elle dévisagea Idris de la tête aux pieds quelques secondes supplémentaires avant de soupirer.

— Allez-y, jeune homme. Mais pas de débordement, l’avertit-elle. Bienvenue à l’Académie de Nephen.

— Je vous remercie du fond du cœur ! s’exclama Idris en saisissant la petite carte magnétique qu’elle lui tendait par le judas de la vitre. Je vous promets de faire attention.

— Vous trouverez le bureau du professeur dans le bâtiment C. Section 03, salle 121, tout au fond du couloir. Maintenant circulez, le congédia-t-elle sans plus de cérémonie. Suivant !

Idris esquissa une courbette reconnaissante dans son sourire et s’engouffra avec impatience dans le portique de sécurité adjacent à l’accueil. Après avoir confié sa sacoche à un agent, il passa le détecteur, ne bipa pas et attendit de l’autre côté. L’homme de la sécurité fit craquer la fermeture éclair et passa une main évasive sur le contenu du sac. Une bouteille d’eau, puis rien que des papiers. Il le tendit à Idris grand ouvert sans un mot et lui fit signe d’avancer d’un mouvement sec de la main. Rustre.

Le jeune homme n’avait pas la patience de refermer sa sacoche correctement. Une main serrée sur l’ouverture pour éviter le débordement des papiers, Idris quitta le portique, le bâtiment de l’accueil, et bien lui prit son geste car il fut surpris d'une bourrasque fraîche dans ses cheveux d’albâtre. Ses doigts se crispèrent d’excitation sur la fermeture éclair du sac à la vue de l’immense portail de fer blanchi.

Au-delà des portes qu’il n’osa pas franchir tout de suite s’étiraient des pelouses à l’herbe rase. La tête bourdonnante, les yeux d’Idris avaient été étourdis par le soleil une seconde, et ils se posèrent enfin sur le complexe de bâtiments qui semblait s’étendre à l’infini dans l’horizon.

J’y suis.

La pensée fit enfler son cœur d’une fierté profonde. Il prit une grande inspiration de cet air si neuf, ne remarqua qu’à peine la douleur provoquée par ses ongles ras enfoncés dans sa paume et s’avança d’un grand pas pour dépasser les grilles blanches. Ses petits talons ferrés claquèrent sur les pavés clairs du chemin tandis qu’une odeur d’herbe fraîchement tondue, légèrement humide, lui emplit les narines.

Depuis l’allée principale, Idris discernait un peu plus d’une quinzaine de bâtiments reliés parfois entre eux par des galeries vitrées. Les pelouses étaient envahies d’étudiants agglutinés ça et là en de petits groupes. Un peu plus loin, juste avant que la route ne coupe le gazon pour se séparer en plusieurs branches, se trouvait un plan.

Lorsqu’il fut en face de celui-ci, Idris chercha le bâtiment C des yeux : quatre étages, immédiatement à sa gauche, caché derrière une rangée d’arbres aux feuilles bleues. Il photographia la carte avec son téléphone portable. Au cas-où, pour plus tard, songea-t-il. C’est qu’il n’allait pas tarder à rejoindre le campus, il fallait qu’il se familiarise au plus vite avec les lieux.

Idris ne s’attarda pas davantage. D’une marche plus ferme, il se dirigea vers le bâtiment C, sa chemise entrouverte laissant s’engouffrer la brise. Sur son torse nu, un long pendentif d’argent miroitait au soleil en se battant avec le vent. Idris s’en moqua, passa une main fébrile dans ses cheveux mi-longs alors que ses boucles d’oreilles tintaient bruyamment au creux de son cou. Quelques minutes plus tard, il faisait face à l’immense porte automatique du bâtiment C, décoiffé, le chemisier en vrac et les yeux brillants.

Il fut surpris de la vitesse à laquelle les battants s’ouvrirent. Idris mit un pied à l’intérieur, et s’arrêta net.

Un puits de lumière transperçait l’édifice de haut en bas, s’abattant sur les marches érigées d’un large escalier de pierres pâles. L’éclat diffus des rayons de soleil sur le granite caressa son visage comme pour inviter le jeune homme au milieu du bâtiment, au centre du halo. Les lèvres d’Idris s’étirèrent en un sourire plus béat encore à mesure qu’il se frayait un chemin à travers la foule d’élèves et de professeurs. Il en heurta quelques-uns, indifférent, le regard fixe droit devant lui. Des murs mats carrelés de noir encadraient l’espace, mais il n’y avait que la lumière aux yeux d’Idris qui atteignit enfin le coeur de la chaleur, les premières marches, le souffle court.

Il n’avait pas eu conscience de l’avoir retenu jusque-là.

Une immense coupole de verre surplombait Idris. Sa lumière comme étreinte, le regard du jeune homme plongé dans l’auréole de soleil, le reflet du verre submergeait le bâtiment en dévoilant quatre étages.

Et la foule.

Idris crut perdre l’équilibre. Partout, des gens étaient visibles aux balustrades. Toujours plus d’élèves, de professeurs, d’agitation, de bavardages, Idris sentait, savait que cette vie se prolongeait dans les couloirs et les salles de classes. Tous allaient et venaient continuellement au bord de ces balcons baignés de lumière.

Le vertige le fit tituber d’un pas, il manqua de tomber de la marche et bouscula quelqu’un. Arraché à sa contemplation, à regret il se souvint de son objectif, n’osa pas replonger son attention dans le soleil et monta quatre à quatre jusqu’en haut de l’escalier en quittant le halo de lumière chaude. Focus, focus, se morigéna-t-il. Williams avant tout.

Arrivé au premier étage, il fit face à un panneau affichant les directions des sections 01 à 04. La troisième était indiquée sur sa gauche et en deçà des caractères en gras se trouvait l’inscription : «Salle 121 – Bureau et salle de classe du Pr. Williams A.» Incapable de réprimer son sourire, Idris sentit son coeur s’emballer de nouveau à cette promesse d’une rencontre imminente.

Au bout de sept ans… Plus que quelques minutes à attendre. Quelques pas.

Il resserra sa prise sur son sac ouvert et se faufila à travers la foule pour rejoindre la balustrade gauche. «Tout au fond du couloir,» avait précisé la réceptionniste, et lorsqu’Idris se trouva à son entrée, l’obscurité le prit au dépourvu. Plus de soleil, aucune fenêtre, rien qu’un haut plafond dallé de noir dans lequel étaient incrustés des spots à la lumière froide. Pour le jeune homme, ce fut comme s’enfoncer dans un labyrinthe feutré, à l’atmosphère subitement scolaire et sèche.

Cela ne lui déplut pas.

Il pénétra dans le corridor, inspecta les murs qu’il rasa en tentant de ne pas se faire emporter par le flot d’étudiants qui se hâtait en direction du hall. Par endroit, quelques affiches, et Idris fut surpris de remarquer les similitudes avec son université de Valak’ta. Toujours le même type d’associations un peu idiotes, certaines choses ne changent pas en dépit du prestige. La pensée lui arracha un sourire un peu moqueur, à la limite du mépris, mais la lecture du titre d’une énième annonce le fit piler net contre le mur.

«Conférence d’histoire avec le professeur Alec Williams.» Il ne lut pas la suite mais son sourire s’agrandit pour retrouver de sa sincérité. J’y suis, songea-t-il encore, comme s’il venait de le réaliser.

Il reprit son chemin empreint d’une émotion toute retrouvée à la démarche impatiente, forçant davantage son passage à contre-courant. Ses yeux noirs brillaient sous la lumière artificielle, animés d’un entrain si fort que leurs pupilles se confondaient avec l’iris. Son regard arpentait les murs, fébrile, se posant ça et là sur les portes automatiques des salles de classe qui s’ouvraient parfois de haut en bas sur son passage, lorsqu’elles n’étaient pas verrouillées. Chaque nouvel aperçu des grands amphithéâtres donnait à Idris l’envie de s’engouffrer par la première ouverture venue pour rejoindre un cours.

Il accéléra davantage en réfrénant sa lubie et remarqua subitement que les murs s’étaient faits moins étroits à mesure qu’il progressait. Ou plutôt, c’est la foule qui est moins dense, réalisa Idris en se retournant. Dans son dos, la masse presque oppressante des étudiants était lointaine, autour de lui les gens se dispersaient de plus en plus.

Étrange…

D’un pas soudain hésitant, il avança encore, passa quelques salles supplémentaires aux portes résolument closes. Ce n’était plus tant une atmosphère studieuse qu’une profonde austérité dans laquelle s’était plongé le corridor.

Des salles 113 à 116, Idris ne pouvait entendre plus que ses pas sur le sol de béton. 117, 118, 119, le couloir était devenu aussi vaste qu’une classe vide. Arrivé à la 120, Idris s’arrêta, seul au beau milieu du passage.

Figé.

Il n’y avait plus que lui, et plus loin, tout au fond, une porte – la 121. Encadrée de deux hommes à la stature immense, dont un qu’Idris reconnut trop vite. Sa respiration s’affola malgré lui et il dût retenir le réflexe de reculer d’un pas.

Le gars à gauche, le moins grand des deux… c’est Hopk’ins !

Hajar Hopk’ins, agent spécial de l’Eikan, une entreprise aux mœurs douteuses. Le nom de l’homme était connu, bien car sa réputation le précédait. La première pensée qui avait secoué Idris…

Danger.

Il déglutit bruyamment, raffermit sa prise sur la lourde bride de sa sacoche comme s’il avait craint qu’elle lui échappe. Il n’y avait pas à dire : Hopk’ins était aussi intimidant que sur les photos.

Au milieu de la trentaine seulement, si Idris se souvenait bien, et une allure de chien de garde. Ceux que l’on bat pour les rendre méchants et dont on perd vite le contrôle. Des yeux noirs, aussi sombres que ceux du jeune homme, mais à l’instar de ces chiens, Hopk’ins semblait prêt à se jeter sur le premier venu. Ses cheveux sombres rassemblés en un chignon étaient agrémentés de deux tresses, partant du haut de son front et formant comme deux boucles de chaque côté rasé de son crâne. Cette apparence peu avenante se voyait renforcée par le nombre de piercings qu’il possédait aux oreilles et au visage ; écarteurs, deux trous supplémentaires à chaque lobe, une barre du côté gauche et deux clous en dessous de la bouche.

Le jeune homme réprima un frisson. Le dos courbé, appuyé contre le mur du fond, Hopk’ins avait la posture revêche. Ses bras croisés sur son torse trahissaient le tapotement nerveux de ses doigts contre l’épais tissu de son costume noir. De gros gants de cuir clouté recouvraient ses mains ; une arme, Idris n’en doutait pas une seconde.

Il croisa son regard. L’agent fronça les sourcils.

Avec lenteur, Hopk’ins se redressa du mur pour se repositionner droitement à gauche de la porte, paumes croisées devant lui.

L’instinct d’Idris lui hurla de tourner les talons et de décamper au plus vite. Mais au lieu de cela, il ne fit que resserrer sa prise sur son sac et récita une prière dans un coin de son esprit.

Je n’ai jamais été aussi proche de Williams qu’en cet instant, songea-t-il en soufflant un grand coup. Rien ne me fera reculer. D’autant que cette situation est louche. Je dois m’assurer que tout va bien pour le professeur.

Il retrouva son calme, ses yeux concentrés sur Hopk’ins et se remit en marche. Lentement, bien plus que jusqu’à présent, sa nuque habitée d’une chair de poule gênante qu’il s’efforça d’ignorer. En face de lui, le regard de l’agent se durcit davantage.

Cela faillit suffire pour qu’Idris s’immobilise encore. Mais d’une voix claire, polie, dont il fut fier qu’elle ne trembla pas, le jeune homme héla l’agent :

— Bonjour ! Suis-je bien devant la salle du professeur Will–

— L’accès est interdit, le coupa immédiatement Hopk’ins de sa voix rauque.

Elle ébranla Idris plus qu’il ne l’aurait cru. S’arrêtant encore, à une distance moins raisonnable cette fois, il jeta un coup d'œil inquiet à sa droite pour aviser le second agent qu’il avait ignoré jusque-là.

S’il avait espéré se rassurer, en rencontrant les yeux glacials il prit conscience de son erreur.

Un géant. D’un calme si grand que l’on y comprenait plutôt une menace latente. A sa manière, l’homme terrifia bien plus Idris, qui ne comprenait pas comment il s’était fait si discret. Une peau sombre, des yeux pâles, les traits rudes. Pas de sourcils mais la dureté d’une expression froncée.

Le regard d’Idris alternait entre les deux hommes alors qu’il se sentait incapable d’articuler le moindre mot. Hopk’ins semblait sur le point de se jeter sur lui, l’autre, prêt à ignorer son collègue pour le laisser faire son travail. La peste ou le choléra.

— L’accès est interdit, répéta Hopk’ins d’une voix plus forte.

De la colère dans ce ton, qui tira violemment Idris de sa léthargie. Il avisa Hopk’ins quelques secondes hésitantes avant de se tourner vers son collègue, sans vraiment s’adresser à aucun d’entre-eux :

— Interdit ? Pour quelle raison ? Jusqu’à quand ?

Sa voix ne tremblait toujours pas. Mais lorsque le second agent posa enfin ses pupilles froides sur lui, Idris sentit ses jambes faiblir. L’homme le fixa une seconde avant que son regard ne devienne sombre.

Pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai…

Hopk’ins aboya de nouveau :

— Pas tes affaires. Maintenant, pars.

Idris tenta de se détacher du regard scrutateur du géant pour lui répondre, mais l’effort lui coûta.

— Je… J’aimerais simplement savoir ce qu’il se passe, insista-t-il. Je viens de loin et souhaite vraiment rencontrer le professeur. C’est au sujet de ma thèse !

Un coup d'œil en biais vers le géant. Il scrutait toujours son visage avec autant d’intensité. Et devant le léger tremblement de gauche à droite de ses pupilles, Idris comprit enfin.

Il est en train de lire mes marques.

La réalisation lui glaça le sang. Paralysé, Idris ne put que subir la dissection sans un mot. Il n’est pourtant pas censé comprendre…

— Trouve-toi un hôtel pour la nuit. Peut-être plus longtemps, le coupa une voix profonde, bien plus grave qu’il ne l’avait anticipé.

Le géant avait parlé, et son regard inquisiteur avait cessé de trembler pour le dévisager durement.

— Peut-être plus longtemps ? répéta Idris, incrédule. Comment ça ? Qu’est-ce qui pourrait prendre autant de temps ?

Williams aurait pu avoir un cours, un entretien, une réunion, qu’importe ; rien qui ne puisse justifier une telle attente. Évidemment, quelque chose se tramait. Avec l’Eikan, on peut toujours en être sûr, songea Idris. Et doucement, au lieu de la peur, une forme d’agacement s’éprit de lui.

Il était mis de côté, laissé dans l’ignorance.

— T’entends pas quand on te parle ? lui répondit enfin Hopk’ins avec hargne. «Pas tes affaires» veut dire que tu dégages sans poser de questions.

Idris savait que les rumeurs sur la violence de Hopk’ins ne mentaient pas. Mais il serra les dents et d’un sourire clos, crispé, avança d’encore un pas.

— Je suis désolée, mais je dois insister. Je vous prie de me répondre, réclama-t-il. Je souhaite des explications, s’il vous plaît.

— Et de quel droit ? rétorqua Hopk’ins.

Idris sentit ses ongles s’enfoncer dans sa paume. Comment ose-t-il me parler sur ce ton ? Je ne suis pas un clébard comme lui !

— Je trouve simplement la situation étrange, argua-t-il avec un rire gêné. Vous êtes de l’Eikan, pas vrai ? Qu’est-ce que vous faîtes ici ?

Hopk’ins parût sur le point de répondre un peu plus violemment mais son collègue s’interposa en répliquant à sa place :

— Nous ne sommes pas autorisés à donner des détails. L’accès à la salle est interdit.

Sa voix d’outre-tombe résonna dans la tête d’Idris, qui n’apprécia pas le regard torve de Hopk’ins sur lui. Le jeune homme se considérait raisonnable ; naturellement, il attendait des autres qu’ils le soient aussi. Je ne demande qu’une explication, bon sang !

Il avisa les deux agents avec agacement avant de faire un pas supplémentaire en direction de la porte. Le faible écho d’une voix féminine fut enfin audible à travers la paroi de métal, sans qu’Idris ne puisse comprendre ce qu’elle pouvait bien raconter. Une femme ?

Il n’eut pas le temps de s’interroger davantage.

— N’avance pas plus ! commanda Hopk’ins d’un ton plus autoritaire. Nous avons des ordres. Je n’hésiterais pas à faire usage de la force, tu es prévenu.

Idris lui lança un regard mauvais et fit un pas de plus en avant en signe de défi, arguant d’une voix forte :

— Je veux juste–

Il fut coupé d’un geste. Hopk’ins l’atteignit en deux grandes enjambées à peine et lui attrapa le bras violemment, sa poigne de métal à deux doigts de lui broyer le biceps. Idris fit un grand mouvement pour lui échapper et lâcha sa sacoche qui tomba par terre avec un bruit sourd en répandant son contenu sur le sol. L’agent ne céda pas, maintint sa prise et tira le jeune homme en direction de la sortie.

— Mais arrêtez ! s’écria Idris. Lâche-moi, espèce de brute !

— Je ne fais que suivre les ordres, rétorqua Hopk’ins.

Idris continua de se débattre avec furie, refusant de se faire entraîner plus loin. De sa main libre, il porta un grand coup à l’épaule de Hopk’ins et tenta de s’échapper en gesticulant plus fort, sans résultat. Finalement, dans un geste désespéré, il tenta de frapper le grand homme au visage.

Sa claque fut bloquée d’une main rigide. Hopk’ins lâcha son bras, et Idris n’eut pas le temps de voir son poing bouger.

Son nez se brisa.

Le coup métallique résonna furieusement dans son crâne. Idris tituba, hagard, blessé. Les larmes lui montèrent aux yeux et une affreuse douleur lui transperça le visage. D’une main tremblante, il toucha le bout de son nez ensanglanté – il la recula tout de suite en retenant un cri de douleur.

Il eut à peine le temps de voir Hopk’ins se rapprocher de lui à nouveau, comme pour lui asséner un second coup. La tête d’Idris tournait, il était incapable de l’éviter.

— Hopk’ins. Ça suffit.

La voix du géant avait fermement tonné dans le corridor. Loin de calmer Hopk’ins, il l’arrêta au moins dans son geste. Le regard noir, l’agent quitta Idris des yeux pour aviser son collègue, qui n’avait pas bougé de son poste d’un iota. Idris ne put que difficilement se concentrer sur ce que Hopk’ins cria.

— Bordel, Kraug ! Tu as vu l’attitude de l’autre gamin ? Je l’ai averti ! Et c’était les ordres.

En dépit de ses mots plein de colère et de ses grands mouvements de bras pour désigner Idris, il ne bougea pas plus qu’il ne se retourna pour le frapper de nouveau.

Le dit Kraug parût indifférent à l’animosité de son collègue.

— J’ai dit assez. Tu lui as cassé le nez.

Hopk’ins se raidit brutalement et se retourna aussitôt vers Idris. Le jeune homme eut un mouvement de recul maladroit et manqua de trébucher. Il ne savait plus à quoi s'attendre de la part de l’agent désormais.

Mais celui-ci ne fit rien. Ou plutôt, il grimaça à la vue du nez sanguinolent et au début d’oedème qui se formait déjà au milieu du visage d’Idris. Hopk’ins avisa de nouveau son collègue, le dos raide habité d’une tension que même le jeune homme fut capable de remarquer.

Kraug soupira. Il s’arracha enfin de sa posture stoïque pour décaler Hopk’ins de son chemin, le gratifiant d’une petite tape cordiale sur l’épaule au passage. Il s’approcha d’Idris d’une marche ferme, mais alors qu’il allait atteindre le jeune homme recroquevillé de douleur, une voix retentit de l’autre côté de la porte :

— Hajar ? Markus a dû te recadrer ?

La femme. Le silence de Hopk’ins lui répondit et s’écoulèrent quelques secondes dans le silence le plus lourd.

— Je vois, fit-elle. Nous en reparlerons.

Ce fut tout. La tête d’Idris tourbillonnait. Qui est-ce ? De quoi discute-t-elle avec Williams ? Pourqu–

Il laissa échapper un gémissement plaintif alors que la douleur lui vrillait de nouveau la boîte crânienne, interrompant le flot de questions dans lequel il se noyait déjà. Ses interrogations se perdirent dans l’écoulement de son sang sur le sol de béton. L’hémoglobine tâcha les cheveux clairs d’Idris, se répandit sur son torse, son pendentif d’argent et sa chemise.

Kraug l’atteignit enfin et, d’un geste sec, sortit de sa poche un mouchoir en papier qu’il tendit à Idris. Le jeune homme eut un instant d’hésitation avant de le saisir du bout des doigts pour le porter à son nez. Maigre réconfort, cela permit au moins d’endiguer un peu le flux.

— Penche-toi, lui ordonna Kraug, et le jeune homme s’exécuta. Tu peux respirer ?

Idris hocha lentement la tête.

Kraug releva la sienne – il avait bien sûr dû se baisser pour se mettre au niveau d’Idris, qui devait faire trente centimètres de moins que lui. Son regard froid balaya le couloir.

Ils étaient toujours seuls. Personne à proximité pour s’occuper d’Idris, donc. Kraug soupira et sortit un téléphone de l’autre poche de son costume. Il composa rapidement un numéro, si court qu’Idris comprit qu’il devait s’agir de celui de la sécurité du bâtiment C.

— J’ai un blessé devant la salle 121, expliqua l’agent d’un ton morne. Oui. Je vous l'amène. Entendu.

Il raccrocha aussitôt. Idris cru entendre Hopk’ins soupirer bruyamment, comme soulagé. Kraug était concis, remarqua le jeune homme qui commençait déjà à avoir les idées un peu plus claires. Un économe de ses mots. Cette diction particulière donnait l’impression que la bouche de l’agent avait une limite de caractères.

Kraug rangea son téléphone et se pencha de nouveau en direction d’Idris.

— Je t’emmène au hall.

Il fut étonné de tant de précautions mais acquiesça en silence.

Sans un autre mot ni regard envers son collègue, Kraug se baissa pour récupérer la sacoche d’Idris et ses papiers. Il rangea ce qu’il pouvait dans le sac avant de le charger sur son épaule. Muet, Idris le regarda faire avant que le géant ne commence à remonter le couloir. Il fallait qu’il le suive. Mais le jeune homme choisit de se tourner une dernière fois en direction de Hopk’ins avant de quitter les lieux.

Celui-ci avait repris sa position initiale, contre le mur à gauche de la porte. En revanche, une profonde contrariété se lisait désormais sur ses traits expressifs. A la limite de l’inquiétude. Il leva les yeux, remarqua le regard d’Idris et beugla :

— Tu veux ma photo ? Dégage, putain !

Idris tourna les talons et rattrapa rapidement Kraug sans demander son reste.

*

De retour dans le grand hall, Idris fut confié les oreilles encore bourdonnantes à une infirmière qui les attendait en bas de l’escalier central. La femme s’empressa de remercier Kraug en récupérant la sacoche d’Idris avant de tendre au jeune homme une poche de glace à aposer sur son nez.

Sous le halo de lumière, la forte carrure de Kraug paraissait irréelle. L’agent fut sur le point de partir, mais Idris le retint.

— Et pour le professeur Williams ? réclama-t-il.

Un ultime regard, distant. Des yeux toujours aussi froids qui, avant de lui répondre, scrutèrent les joues d’Idris et se posèrent une dernière fois sur son arcade sourcilière avant de se détourner de lui. Une moue méfiante.

— N’espère pas le voir tout de suite.

Ce furent les seuls mots qu’il lui offrit avant de repartir, remontant les marches du grand escalier pour retourner garder la salle qu’il protégeait. Idris le regarda s’enfoncer dans la foule qui s’écartait d’elle-même, jusqu’à ce qu’il disparaisse.

Il suivit l’infirmière ensuite, l’air absent. L’écouta distraitement alors qu’elle le conduisait dans une petite pièce, près de l’entrée du bâtiment. Idris s’assit sur une banquette de cuir noir et la laissa s’occuper de son nez avec précaution. Il ne pouvait que songer à ce qui venait de se produire.

Je reviendrai. L'inverse n’est pas acceptable. Mais l’humiliation avait été totale. Il serra les dents, insensible au picotement du désinfectant sur son visage tuméfié.

Le pire, songea-t-il, n’avait pas été le coup. Non, Hajar Hopk’ins n’était qu’un animal, un chien trop minable pour qu’il ne compte. Le pire avait été le regard de ce «Markus Kraug.» Celui qu’il avait laissé traîner sur le visage d’Idris, où étaient tracées des lettres blanches qu’il n’aurait pas dû comprendre.

Du mépris. Voilà ce qui avait achevé d’humilier Idris. Car Kraug avait sût lire la Parole, et n’y avait répondu qu’avec de l’indifférence.

Inadmissible.

Idris entendit vaguement l’infirmier lui prodiguer des conseils concernant son nez – l’incitant notamment à visiter un médecin le plus rapidement possible afin d’éviter les complications. Il avait l’arrête du nez tordue, paraissait-il. Je m’en moque.

Une main serrée sur le velours côtelé rouge de son pantalon, il préféra saisir de l’autre son pendentif souillé entre ses doigts. Et dans son esprit, des prières incessantes. Il ne fallait pas qu’il laisse la rage s’emparer de lui.

La colère est de mauvaise vertu. La seule réponse est de croire, nul ignorant ne saurait vivre. Le croyant sait, et agissant ne se trompe point. Car Dieu veille. Nul divin ne saurait pécher. Bydfel.

L’infirmière partit pour quelques minutes dans une autre salle et Idris en profita pour fermer les yeux afin de s'imprégner des mots. En les rouvrant, il prononça dans un murmure la Parole, celle-là même que Markus Kraug avait dénigré.

— Je veille, car divin je suis. L’être que je suis est Dieu, et Dieu est moi. Bydfel.

Sa voix ne tremblait plus lorsqu'il acheva de chuchoter. L’infirmière revint, Idris lui offrit un immense sourire et des remerciements chaleureux. Il ne s’attarda pas plus dans la petite pièce.

Je ne dois pas perdre de temps, songea-t-il en se levant. Toujours fébrile, le frisson de vertige qui le saisit ne parvint pourtant pas à le distraire de ses nouveaux objectifs : il avait un hôtel à trouver et un coup de fil à passer.


Texte publié par Glem_ayteoli, 17 mai 2023 à 20h53
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