J’avais été envoyé à la campagne à proximité d’un lac pour me reposer, puisque toute ma famille avait décidé que j’étais malade sans prendre le temps de me consulter à l’avance. En vérité, je souffrais de problèmes respiratoires depuis mon enfance et l’air vicié de la ville n’arrangeait pas ce problème. Je fus donc sommé d’aller me mettre au vert dans un coin isolé. La présence d’un point d’eau paraissait justifier cet exil. Je n’en étais pas ravi, seulement, il m’était impossible d’aller à l’encontre des décisions de mon frère. Cela avait toujours été ainsi : il ordonnait, et le monde se pliait à ses désirs.
Alors que j’arrivais à la bâtisse qui allait devenir ma demeure pour les prochaines semaines, j’eus la surprise d’y découvrir que les domestiques attendaient en ligne devant l’entrée. Il n’était qu’au nombre de trois. Sûrement le strict minimum pour entretenir les lieux. J’ignorais jusqu’à la proposition de voyage de mon frère, l’existence de cette propriété.
Pour s’y rendre, il fallait traverser une vaste forêt sombre. Les arbres s’y imbriquaient les uns dans les autres, cachant toute lumière aux pauvres hères qui venait à se perdre dans l’immensité de la sylve. De temps à autre, le fiacre avait arraché des branches qui avaient le malheur de s’aventurer sur la route.
Le cocher fit s’arrêter la voiture. Un homme s’approcha. Il était déjà d’un âge avancé, mais sa silhouette était restée solide. Sa main ouvrit la porte et m’invita à sortir. Comme il m’était impossible de demeurer à l’intérieur de l’habitacle, j’obtempérais.
Les domestiques me saluèrent d’une petite révérence.
– Bienvenue au domaine de Laplue, monsieur.
Je trouvais le nom ridicule, mais je ne le fis pas savoir. À quoi bon…
– Je suis Charles Laboie, j’entretiens le domaine pour votre famille.
D’un geste de la main, il me présenta une femme potelet dont quelques mèches grises sortaient de son bonnet blanc. Elle baissa les yeux alors que je la regardais.
– Ma femme Berthe, la meilleure cuisinière que vous trouverez dans le coin. Elle vous mitonnera de bons petits plats.
J’imaginais qu’elle devait être la seule qui exerce cette activité à des kilomètres à la ronde, mais me gardais de toute réflexion. Après tout, je n’avais pas encore goûté les mets préparés par cette femme, et ils pourraient me surprendre
.
– Ma fille Julienne a préparé la chambre lilas pour votre arrivée. Mais n’hésitez pas si vous désirez vous installer ailleurs, nous ferons le nécessaire.
Étant donné que je ne connaissais aucune des chambres, qu’elles soient anis ou lilas m’importait peu.
Mon regard se porta sur la jeune femme. Elle avait hérité des traits de ces deux parents, une fille solide, on ne pouvait le nier. Le genre capable d’attraper une vache normande pour la ramener ensuite jusqu’à son champ en la portant s’il le fallait. Je ne pouvais m’empêcher de me montrer admiratif devant une telle force de la nature. Venant en aide à son père, elle souleva ma malle comme s’il s’agissait d’un panier d’œufs. J’en restais pantois tout en me promettant de ne jamais l’énerver.
– Venez monsieur, nous allons vous montrer votre chambre, déclara d’une petite voix la cuisinière.
Comme un vent frais balayait la cour, je décidais d’entrer dans la bâtisse. L’électricité n’y avait pas encore élu domicile. J’en reviendrais au chandelier pour éclairer mes pas lors de mes pérégrinations nocturnes, si pérégrinations, il y avait.
En peu de temps, j’avais installé mes maigres possessions dans la chambre lilas. Qui avait au moins le bon ton de ne pas sentir le renfermer. Par la fenêtre, j’apercevais la forêt à perte de vu. Où était donc ce maudit lac dont on m’avait vanté les mérites ?
Après tout, j’avais bien le temps de le découvrir… Il me faudrait meubler mes journées pendant les prochaines semaines.
***
Le lendemain, je suivis un chemin de terre sec pour me rendre jusqu’au fameux lac. Mes bottes soulevaient de la poussière à chacun de mes pas. Je me sentais bien loin de mon univers urbain habituel. Le fait de marcher jusqu’au point d’eau me fatigua. À croire que je manquais véritablement de souffle.
Un ponton en bois surplombé l’onde claire. Une barque à l’aspect vieillot y était accrochée par une corde, ballottée par les mouvements aquatiques. Je m’approchais pour respirer à plein poumon. L’air pur me fit plus de bien que je l’aurais pensé. Je m’assis puis laissais pendre mes jambes dans le vide. L’eau était basse en cette saison.
Pendant un moment, je restais immobile à fixer l’horizon. Une impression de plénitude me prit. Le vent me caressa le visage, dispersant par la même occasion une foule de pétales sur l’eau. Avec légèreté, ils se posèrent sur le lac.
Une question ridicule me traversa l’esprit : y avait-il des habitants dans cette étendue limpide ? Une envie de me pencher me prit, mais je me gardais de le faire. Un geste malheureux pourrait suffire à me faire basculer dans l’eau. L’idée de me donner en public, en revenant les vêtements trempés me fit redoubler de vigilance.
Je me levais, reculais avant de m’agenouiller sur les planches. Malgré la transparence, je n’apercevais guère de poisson. Juste quelques algues. Cependant, je ne m’avouais pas vaincu pour si peu.
Un trouble dans l’onde me fit relever la tête. Le vent n’était pourtant pas suffisant pour former de minuscules vagues. D’où pouvait venir ce mouvement ? J’observais le lointain pour y percevoir une réponse, sans succès.
Alors que je baissais les yeux, je sursautais lorsque une forme immense se déplaça dans le lac à proximité du ponton. Je clignais des paupières pour tenter de comprendre ce qui venait de se passer. La silhouette se mouvait à vive allure. Un poisson gigantesque dont la queue battait l’eau avec délicatesse. Pourtant à mieux y regarder, je croyais découvrir un buste humain entouré d’une longue chevelure. La folie me prenait-elle ?
Je me relevais en sursaut. Mes jambes se mirent à courir le long du ponton et je retrouvais la terre ferme avec le cœur battant la chamade. Qu’avais-je vu ? Sans doute ne s’agissait-il que d’une carpe géante qui vivait dans ce lac depuis des années… Je tentais de m’en convaincre.
J’eus beau attendre, il ne se passa rien de plu. La surface aqueuse restait plane. Immobile, mon corps finit par se lasser et je décidais de tourner les talons pour rentrer.
***
Au moment du repas, Julienne me servit une large assiette d’un ragoût fumant. L’apparence ne payait pas de mine, mais le goût sut régaler mes papilles. Curieux, je lui posais la question sur l’existence de poisson dans le lac.
Ses sourcils se froncèrent.
– Bien sûr. Si vous voulez pêcher, je peux demander à mon père de vous fournir le matériel nécessaire.
Je la remerciais avant de la laisser filer.
Au vu de mon interrogation, il n’y avait rien de surprenant à ce qu’elle ait pensé à cette activité. Dans sa jeunesse, mon oncle en avait été un fervent adorateur. Je supposais d’ailleurs qu’il s’agissait de la raison pour laquelle notre famille entretenait cette maison.
Peu avancé, je me laissais aller à lire dans le salon jusqu’à ce que l’obscurité ne me chasse vers ma chambre. L’envie de retourner au lac, le lendemain, était présente en moi.
***
À nouveau, je repartis sur les chemins. Les rayons du soleil caressaient ma peau, ce qui rendait la promenade plus agréable. De retour au ponton, je décidais de faire le tour du lac, cela me prendrait un peu de temps, mais cela aurait au moins l’effet d’occuper ma journée.
D’abord enthousiaste, je pris conscience que j’avais mal estimé la distance. Je me retrouvais sur un sentier serpentant entre les arbres, alors que la berge se faisait de plus en plus accidenter. J’hésitais à rebrousser chemin lorsqu’un mouvement attira mon attention. Surpris, je m’approchais.
Dans l’eau, je découvris une longue traîne blanche. À mieux y regarder, elle me fit penser à la nageoire caudale d’un poisson. À travers, les feuilles des arbres, je croyais en apercevoir les rayons. Quelques pas de plus, et il me fut donné de distinguer un visage : doré par le soleil, avec un nez droit bien dessiné et des pommettes hautes, je le trouvais magnifique. Une longue chevelure noire que rien ne retenait, l’encadré.
Sans comprendre, je baissais les yeux sur cette apparition. J’y découvris la courbe d’un sein nu. Mis mal à l’aise par cette vision, je reculais pour détourner le regard. Malheureusement, mes pieds se prirent dans une motte de terre. Je tombais sur le côté, sans réussir à retrouver mon équilibre. Après un choc douloureux, je me redressais. Mon pantalon était tout crotté alors que des égratignures ornaient ma main.
J’en fis fi, pour me rapprocher de la berge. Il était de mon devoir de m’excuser pour cette intrusion dans la vie de cette nymphe, qui devait se croire seule dans ce coin du lac. Mais alors que je passais la tête à travers les branches qui me barrait le passage, je n’aperçus plus d’elle qu’une silhouette qui s’éloignait en nageant. Une queue ichtyenne m’apparut dans son sillage. À moins qu’il ne s’agisse de son jupon gonflé d’air qui remontait à la surface. L’apparition avait été si rapide que ma raison peinait à comprendre ce qui s’était passé sous mes yeux.
L’esprit brumeux, je m’en retournais jusqu’à la maison par le chemin de terre. À chaque instant, je cherchais me souvenir de la vision que j’avais eue. Femme ou poisson ? Je ne parvenais à décider. Peut-être que le fait de dessiner, permettrait de me départager.
Dans ma malle, j’avais rangé un bloc de papier et mes fusains. Avais-je encore la main aussi assurée qu’autrefois ? Je ne saurais le dire, mais je me devais d’essayer.
***
De retour au domaine, j’avais été accueilli par Charles qui me salua. Puisqu’il était présent, je profitais de l’occasion pour l’interroger.
– Qui vit dans les environs ?
– Le vieux Philippe habite sur l’autre berge. Il vit seul depuis la mort de sa femme. C’est lui qui nous fournit en bois.
Je pris sur moi pour garder un visage impassible, malgré mon agacement.
– Est-ce que d’autres femmes vivent dans les environs ? J’ai cru apercevoir quelqu’un en me promenant…
Je laissais échapper négligemment cette information.
Charles se contenta de secouer la tête.
– Mis à part, Julienne, et Berthe, il n’y a pas de femmes dans les environs à moins de descendre au village.
Il se gratta la tête.
– Ça ferait un peu loin pour se promener seule en forêt.
D’un air désintéressé, je haussais les épaules.
– J’ai dû rêver…
En vérité, je ne désirais pas attirer l’attention sur moi. Aussi, je laissais de côté mes interrogations. À la place, je retournais chercher mon matériel de dessin. Il fallait que je tente de reproduire ce dont ma mémoire se souvenait.
***
Non satisfait par le résultat de mon tracé de la veille, j’étais à nouveau parti à travers les chemins, en direction du lac. Au vu du calme qui y régnait, il me serait plus simple de me concentrer. La chaleur n’était pas encore au rendez-vous, ce qui m’arrangeait.
Sur le ponton, je m’assis, pris une grande respiration puis me saisit de mon matériel posé à mon côté. Mon chevalet n’avait pas fait la route avec moi. Son poids m’en avait dissuadé. Après tout, comme le disait mon frère, j’étais de santé fragile.
Pour m’entraîner, je traçais quelques traits aux fusains. J’allais me contenter de reproduire le lac. Avec de la patience, j’aurais peut-être la chance d’apercevoir à nouveau cet immense et étrange poisson.
Alors que passait le temps, je me laissais happer par mon travail. Les sensations oubliées me revenaient peu à peu. J’en venais même à m’interroger sur la raison pour laquelle j’avais arrêté le dessin, avant de m’en souvenir : mon frère n’appréciait pas ce loisir. Peut-être était-ce pour cela que j’avais glissé dans ma malle crayon et bloc de papier ? Ici, personne ne surgirait pour venir donner son avis sur mes activités.
Concentré sur la feuille sous mes yeux, j’oubliais le monde extérieur.
Un rire me fit sursauter. Je tournais la tête derrière moi, mais personne n’était présent. Étais-je en train de devenir fou ?
– Vous ne regardez pas dans la bonne direction…
La phase d’étonnement passée, je baissais les yeux. Dans l’eau, une jeune femme agitait ses bras dorés, sourire aux lèvres. Sa longue chevelure brune était retenue en chignon. Était-elle mon inconnue de la veille ?
– Avez-vous perdu votre langue ? Vous ai-je surpris au point que vous ne me saluez pas ?
– Je…
Bouche sèche, je tentais de trouver mes mots. La jeune femme releva la tête d’un air narquois.
– Bonjour…
Tout ce temps, pour réussir à faire cela. Je me sentais pathétique.
– Enfin…
Elle fit un petit tour sur elle-même, dans l’eau. J’aperçus l’une de ses mèches qui collaient à son cou. Un frisson me parcourut le dos sans que je n’en comprenne la raison.
– Je pensais être seul…
La jeune femme pencha la tête d’un côté.
– C’était aussi mon cas. Personne ne vient jamais ici.
Le silence se fit. Impressionné, je ne savais quoi dire pour relancer la conversation. Disons que je n’avais pas pour habitude de discuter avec des femmes immergées dans l’eau.
– Avez-vous donc un nom ?
– Euh oui…
Elle attendit avant de reprendre.
– Désirez-vous le garder pour vous ?
Je secouais la tête. Gêné, je me sentais gauche.
– Je me nomme Albert de Vendois.
– Ombeline, murmura-t-elle. Je reviendrais lorsque vous serez plus disposé à la communication.
Sa tête disparue sous l’eau. Penaud, je restais à fixer l’onde. Elle ne réapparaît que bien plus loin avant de quitter mon champ de vision. Longtemps, je demeurais immobile, à tenter de comprendre ce qu’il venait de se passer.
Qui était cette femme ? Au dire de Charles, il n’y avait pas de jeune femme brune dans les alentours. Peut-être n’était-il pas au courant ? Pourtant, cette Ombeline devait bien vivre quelque part…
Les questions tournaient sans réponse dans ma tête.
Était-elle la femme de la veille ? Je n’osais y penser. Parce que l’image de la queue de poisson se superposait à celle de la beauté brune, ne faisant qu’augmenter mon trouble.
***
Plusieurs jours filèrent sans que je revoie la demoiselle, j’en venais à penser que j’avais imaginé cette rencontre. Cependant, je profitais du temps disponible pour perfectionner mes talents artistiques. Des visages ornaient mes feuilles : celle d’une jeune femme à la longue chevelure brune.
Un bruit aquatique me tira de ma rêverie. Elle était là. Semblable à la dernière fois que l’on s’était vu.
– Que faites-vous dans l’eau ?
La question m’avait échappée.
– Que faites-vous sur le ponton ?
– Je dessine.
– Et moi, je nage.
Je la fixais, fasciné par les expressions de son visage.
– Rejoignez-moi ! proposa-t-elle.
Avec une grimace, je secouais la tête. Mais je décidais tout de même de me pencher vers l’eau.
– Avez-vous peur ?
J’acquiesçais. Sans que je ne comprenne ce qui se passait, elle saisit le col de ma chemise. Son visage s’approcha du mien. Ses lèvres trouvèrent les miens. La sensation fut magique. J’avais l’impression de sentir mon corps s’embraser de l’intérieur.
Brusquement, Ombeline me relâcha.
– Voilà qui devrait vous rassurer, déclara-t-elle.
Avant que je ne puisse dire le moindre mot, elle avait plongé. Sa silhouette s’éloigna sous l’eau. J’eus crié son prénom, elle ne revint pas. Avec ma maladresse, je faillis tomber. Par chance, je parvins à me rétablir. Seul, j’attendis, mais en vain.
***
De retour dans ma demeure, j’entrepris de m’occuper l’esprit en visitant la bibliothèque. La majorité des ouvrages ne m’intéressa pas, mais je mis la main sur un recueil de contes de la région. Curieux, je m’installais dans un fauteuil pour en découvrir le contenu.
Page après page, je rencontrais les monstres peuplant l’imaginaire des habitants. L’un retint mon attention : un hybride mi-femme, mi-poisson qui vivaient dans les lacs. Magnifique jeune femme, elle avait pour proie les hommes à qui elle volait leur fertilité par un simple baiser.
À cette évocation, je portais la main à mes lèvres. Était-il possible… Mais je devais sûrement me faire des idées. Pourtant, cette éventualité restait là, bien présente en mon esprit. Il fallait que je la retrouve pour en avoir le cœur net.
***
Les jours passèrent, sans que je revoie Ombeline. La douleur étreignait mon cœur, sans que je ne puisse rien faire pour la soulager. Cette femme était inconnue de tous. Parler d’elle reviendrait à être pris pour un fou. Je craignais que mon entêtement ne parvienne aux oreilles de mon frère.
Malgré ma déception, j’abandonnais l’idée de pouvoir un jour revoir celle qui avait bouleversé mon univers. Il ne me restait plus qu’à retourner à ma morne vie. Un jour peut-être connaîtrais-je la vérité…
Alors que je tournais la tête vers le lac, je crus apercevoir une silhouette qui se tenait sur le ponton et me regardait. À peine, clignais-je des yeux qu’elle avait disparu…
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