Note de Grimm : chapitre écrit dans le cadre d'un défi donné par Ploum (écrire sur des "hydres").
Denise terminait son tour habituel d’inspection : les anguilles-charbonneuses s’activaient dans les tables fourneaux, les vishaps – minuscules dragons végétaux – étaient repus et propres (nettoyer les théières n’était pas toujours une mince affaire mais une fois fait, Denise pouvait compter sur quelques semaines de tranquillité), tandis que les sortilèges de lévitation/sensibilité/divination végétale/et tous les autres étaient désormais renforcés.
L’ouverture de la boutique la mettait toujours en joie. Rencontrer de nouvelles âmes, parler, boire du thé, servir les gâteaux du jour, s’émerveiller du monde… Oui, ses journées se passaient toujours ainsi, avec ses joies et ses peines, et Denise ne les échangerait pour rien au monde.
Pourtant, malgré toute sa bonne humeur, ses sens télépathiques aiguisés, une ombre vint ternir le tableau de son humeur idéale. Au début, elle n’avait pas perçu l’onde négative… Au début. Aurait-elle pu y changer quelque chose ? Elle en doutait.
Les premiers clients arrivèrent. Des habitués, qu’elle saluait d’un geste de la main sans devoir s’inquiéter de leurs besoins : la boutique faisait le reste, elle n’avait plus qu’à parler avec eux. Puis entra Gilbert. Elle le savait s’appeler ainsi car ce fut la première chose que capta son radar empathique. Un homme de taille moyenne, plutôt ventripotent, la barbe bien taillée. Il ne cessait de tripoter la branche des lunettes qui reposaient sur son nez en trompette.
Dans l’autre main, il tenait une glacière ; du moins, ce qu’elle imaginait l’être : une espèce d’objet rectangulaire, en parkésite de couleur bleue. La véritable glacière familiale qui faisait fureur dans les supermarchés… Elle fronça les sourcils un temps puis se para de son sourire habituel.
— Bienvenue Chou, bienvenue chez Denise Délice, que puis-je pour vous ?
Le fameux Gilbert – qui ne s’était pas encore présenté – étudia la salle de ses petits yeux marrons. Il sourit à son tour et tendit la main à Denise.
— Gilbert Monsalac, représentant du groupe Witch & Beef !
— Mh, d’accord, répondit Denise, incertaine. Souhaitez-vous une table ? Vous verrez, il vous suffira de penser à ce que vous…
— C’est bien aimable, madame Délice…
— Denise, chou. Denise !
— Madame Denise, se corrigea Gilbert sans se départir de son sourire de commercial. Je souhaitais vous présenter notre viande !
— Monsieur Monsalac, chou, nous ne faisons pas dans la viande par chez nous. Regardez par vous-même. Du thé, des gâteaux et des tartes. Souhaiteriez-vous une part de tarte à la châtaigne ? C’est la période vous savez !
— Oh non, non, non…
Il déposa sa glacière sur une table et entreprit de l’ouvrir. Il agitait ses doigts sur les différents loquets, grognant temps à autre.
— Voyez-vous, Witch & Beef tente de s’implanter en Valmer et nous allons installer un de nos laboratoire de transformation…
— Un abattoir, vous voulez dire ?
— C’est une manière bien barbare de décrire le…
— Gilbert, appelons un chat, un chat. Je ne suis pas née de la dernière pluie vous savez, je sais d’où vient la viande que je mange.
— Merveilleux, une dame qui mange de la viande et qui ne craint pas de dire ce qu’elle pense.
— Plaît-il ? ironisa Denise, n’appréciant pas la remarque.
— Tenez, goutez !
Il sorti de la glacière un large plateau garni d’une viande finement ciselée, à la rondeur impeccable, les lamelles disposées avec soin les unes sur les autres. Un filet d’huile et d’herbe en recouvrait le tout. Denise n’avait pas particulièrement faim mais elle devait bien l’avouer, la vue de ce magnifique plateau lui donnait l’eau à la bouche.
Gilbert piqua une tranche avec une fourchette de dégustation qu’il dégaina de la poche de sa veste et la tendit à Denise.
— Du tartare, ma chère Denise !
— Je dois bien l’avouer, elle est particulièrement attirante. Mais pourquoi Pirn ? Pourquoi venir me trouver ?
— Nous souhaitons obtenir l’approbation des grands noms de Pirn. Prouvez notre valeur. Et vous êtes une candidate idéale pour cela !
Galvanisée par cette dernière remarque, Denise se laissa tenter et accepta le couvert. Elle porta la fine tranche huileuse à sa bouche et mâcha. Son goût était puissant ; peut-être trop pour une première fois. Cependant, plus elle mastiquait, plus sa saveur s’affinait : il y avait ce goût fumé, sauvage, qui ressortait et qui titillait son palais avec grâce.
— C’est…
— Oui, madame Denise ?
— C’est… woah ! Chou. Je.. dit-elle une fois la viande avalée. Fabuleux !
— Vous m’en voyez ravi ! Vous n’en reviendrez pas lorsque je vous dirai qu’il s’agit de viande d’hy…
Tout s’écroula lorsqu’il prononça le mot « hydre ». Denise ne l’entendit pas clairement, ses pensées se fracassant à l’instant où les quelques syllabes quittèrent la bouche du commercial. Son radar télépathique lui avait fait défaut, ne l’avait pas mise en garde. Elle-même s’était laissée bernée, comme une débutante, à ne pas se renseigner et à plonger tête la première dans cette ignominie.
De l’hydre… Comment avait-il osé ? Un animal si noble, si… menacé ?
Durant cet instant de haine pure qui transperça son cœur, Denise se remémora la seule où son chemin avait pu croiser celui d’une hydre. Des années auparavant, au cours de son voyage en Nallaïbie, pays des Terres Rouges par-delà l’Océan de Corail, Denise avait eu le privilège de visiter une réserve de créature ésotérique protégée. Elle se souvenait encore de la magnificence de l’hydre, créature aux plumes blanches iridescentes et aux trois têtes ressemblant à celle d’un lézard cornu. Lorsque son regard croisa les six yeux émeraudes de l’hydre, celle-ci déploya ses longues ailes argentées et s’envola vers le soleil.
Cette image et cette majesté restaient gravées dans sa mémoire. Un souvenir qu’elle chérissait et qui ne manquait pas de lui redonner le sourire quand la déprime s’emparait de ses émotions.
Et de savoir qu’elle avait goûté à la chair d’un de ces êtres magnifiques lui retourna l’estomac. Mais Denise ne devait pas flancher et encore moins se montrer faible devant cet individu. Elle retint sa nausée, respira profondément et serra le poing.
— Y-a-t-il un problème madame Denise ?
— Comment osez-vous ? réussit-elle à articuler alors avec calme. Comment osez-vous me faire manger … ça ?
Gilbert ne paraissait pas perturbé par sa réaction ; il gardait ce petit sourire faux sur le visage qui commençait à agacer Denise.
— Où prenez-vous votre viande, madame Denise ?
— Chez le boucher et… n’éludez pas la question, voulez-vous !
— Je n’élude rien. Savez-vous d’où provient cette fameuse viande ?
— Je. Oui. Enfin…
Elle n’en savait rien, au final. Le boucher pouvait lui affirmer ce qu’il voulait, elle n’avait jamais remis en question ces affirmations. Elle mangeait, sans savoir. Ou bien mangeait-elle sans vouloir le savoir ?
— Vous mangez donc du phacochon, du varin, du poulet et j’en oublie sans doute… sans aucune gêne. Alors pourquoi l’hydre vous dérangerait ?
— Votre argument est…
— Est ?
Il souriait, encore et encore.
— Fallacieux, monsieur. Voilà ce qu’il est !
— Chère madame, vous vous fourvoyez. Votre soudaine haine à mon égard n’est-elle pas dû à l’image que vous vous faites de cet animal ?
— Il s’agit d’une… d’une créature et… protégée !
— Je suis prêt à parier que si vous aviez passé votre enfance à biberonner un veaurin, vous refuseriez également d’en manger. Pourtant, votre assiette en contient, si je me fie à mon instinct. Sachez, madame, que nous notre commerce ne se fondent pas sur des pratiques illégales. L’hydre sauvage est protégée, oui. Qu’en est-il de l’hydre d’élevage ?
— Mais il n’y a pas d’élevage d’hydre…
— Désormais si, madame. Nous ne sommes pas les braconniers de votre histoire. Il faudra accepter notre présence et notre dévouement en matière de viande de qualité. L’animal est traité de la meilleure des façons.
La conversation la dépassait. Il l’acculait dans ses retranchements, l’obligeait à faire face à ses propres contradictions.
— Nous avons, par ailleurs, été honorés de la médaille d’or pour notre agriculture responsable, contrairement à nos confrères qui prônent l’intensif et l’expansif. Le respect de l’environnement, madame Denise, voilà notre devise. Je pense vous avoir tout dit. Nous nous reverrons donc prochainement dans le voisinage, j’imagine ? Ne vous inquiétez pas, votre boucher pourra toujours vous vendre ses viandes !
Incapable de répondre, Denise se mordit les lèvres et baissa le menton. Gilbert s’affairait à ranger son matériel et, sur le départ, tendit la main à Denise. Prise au dépourvue, elle la serra. Les images affluèrent alors ; ses sens télépathiques en alerte, Denise comprit ce qui se cachait derrière les belles paroles du commercial.
Elle voyait la triste réalité de cette exploitation prétendument décorée et responsable. Les créatures parquées, aux ailes atrophiées par le manque de place. Des calmants donnés dans une nourriture inadaptée, juste bonne à les engraisser. La cruauté des hommes et des femmes. Des coups. Des cris. De la maltraitance. Et la finalité…
Cette finalité qu’elle n’aurait pas voulu voir, qui troubla son regard d’un voile humide et brulant ; l’hydre n’était pas abattue non. Ils tranchaient un long cou charnu, source de leur viande et laissaient la nature de la créature faire le reste ensuite : le cou et la tête repoussaient… L’hydre et ses trois têtes étaient piégées dans un cercle vicieux : l’homme récoltait ses cous et ses têtes, puis les laissait repousser avant de les couper à nouveau.
Meurtrie, Denise serra la main de Gilbert avec force.
— Ecoutez-moi bien, je me battrai jusqu’au bout pour vous faire tomber. Vous entendez ? Jusqu’au bout !
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3070 histoires publiées 1353 membres inscrits Notre membre le plus récent est teamefosterkeefe |