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CHAPITRE 7

Thé, sucrettes et causettes

Une histoire de l’univers Esoteriam

Note de Grimm : chapitre centré sur le personnage de Jill Atkins, personnage principal d'un futur projet principal de l'univers nommé "Grimmore".

Vous pouvez également retrouver Jill dans une courte histoire nommée "Spectres" (en ligne sur LeConteur).

Θ

Au tout début, Denise n’avait pas prêté attention à ce bout de femme. Une jeune blonde, un peu adolescente, plutôt mignonne, sans être particulièrement exceptionnelle. Elle se tenait bien, paraissait à l’aise, quoiqu’un peu suspicieuse.

Denise terminait d’arranger les gâteaux, tartes et autres cakes de la vitrine quand un élément perturbateur, une pointe ésotérique, titilla son radar empathique. Rien qui ne déclencha une vision, mais une petite vaguelette dans les ondes du futur résonna en elle.

Alors elle l’étudia. Dix-sept ans, dirait-elle. Peut-être dix-huit. Un visage rond, des yeux gris, un nez légèrement empâté. Classique, en somme, avec ce petit quelque chose qui permettait de la différencier et d’avoir le regard qui s’accroche.

Pourtant, ce petit « quelque chose » n’avait aucune porosité qui permettait à Denise de cerner la personne. Ses quelques dons se heurtaient à la jeune femme et l’empêchait de percevoir, de ressentir, même de caresser son âme. Alors elle fit ce qu’il fallait faire : s’installer, s’incruster et obliger sa présence.

— Chou, s’exclama-t-elle après un coup d’œil vers la théière. Vous n’avez choisi aucun thé ! Quelque chose ne va pas ?

Une moue déforma les traits de sa nouvelle cliente. Ses épaules s’affaissèrent et un soupir quitta ses lèvres.

— Avez-tu thé bio ? demanda-t-elle en un valmerois approximatif avec un accent typiquement amérinthien.

La question qui fâchait. La culture biologique prenait une ampleur de plus en plus perturbante : il s’agissait d’une agriculture sans OEM. « Organisme Esotériquement Modifié ». Denise reconnaissait le labeur humain derrière cette appellation mais jusqu’à présent, il n’était pas prouvé que les OEM avaient un impact sur la santé des non-ésotériens. Les plantes ainsi cultivées coutaient bien plus cher que leurs semblables abreuvées de magie. Fallait-il s’en plaindre ? Difficile de se situer dans une vie qui, de base, se composait bien souvent de magie et d’organisme gorgé de cette même énergie.

— Bien sûr, dit-elle avec un sourire de circonstance. Souhaitez-vous la carte ?

La jeune femme se racla la gorge et accrocha son regard à la porte de sortie. Le malaise s’installait et peu à peu, Denise commença à ressentir la nervosité de sa cliente. Une impression sourde, étouffée, qu’elle n’avait pas saisi au premier abord.

— Tout va bien, Chou ?

— Je crois que. C’était une mauvaise idée de venir ici. Veuillez m’excuser !

La jeune nerveuse se releva brusquement mais, d’un geste rapide, inconsidéré, Denise lui attrapa le bras pour tenter de la retenir. Peau contre peau, tout s’éclaira dans son esprit. D’innombrable flashs lumineux l’assaillirent, composés d’images, de sons et de sentiments ; par ce simple touché, elle connaissait désormais tout de la dénommer Jill Atkins, jeune fugueuse de dix-sept ans.

Née à Old Yorkshire, en Amérinthie. Un père absent, une mère, Linda, humaine, aimante, modeste. Un frère, Zack, aussi lourd que drôle. Rien de notable jusqu’à ce fameux soir.

Jill avait assisté au meurtre brutal de sa mère et de son frère. Jill courait. Criait peut-être ? Elle n’avait pas compris, sur le moment ? Comment le pouvait-elle, après tout ?

Ce meurtre… Tout n’était que sensations et images flous, comme recouvertes de larmes. Denise sentait la magie, le sang et… des démons ? Impossible d’en définir des contours nets ; elle ne percevait que la peur dans ce maëlstrom rouge sanglant. Le cœur de Denise se serra puis tout devint noir.

Alors plongée dans ces ténèbres silencieuses, elle perçut la haine. Une colère maladive, qui rongeait les sens, qui s’insinuait en elle jusqu’à devenir nécessaire pour vivre : Jill détestait la magie, l’exécrait même.

— Tu ne réussiras pas ! déclara Denise avec sentence, dans la langue maternelle de Jill. Tu ne pourras pas passer la frontière !

Les yeux de Jill s’écarquillèrent. Elle tenta de retirer son bras ; Denise raffermit sa prise et l’obligea à faire volte-face.

— Je te demande juste de m’écouter quelques instants. Ensuite tu seras libre de faire ce que tu veux.

Jill s’agita. Elle secouait la tête, tirait de toutes ses forces pour essayer de s’enfuir. Plus elle s’excitait, plus Denise serrait.

— Vous ne pouvez pas m’obliger à rester !

— Parfait. Alors va. Va te faire tuer sur les Trois Lacs. Après tout, je ne te connais pas. Qu’ai-je à faire d’une gamine égoïste qui ne pense qu’à elle ?

A l’instant où Jill tira à nouveau, Denise retira sa main. Prise dans son élan, la jeune femme trébucha et s’affala sur le sol. Elle avait l’air pathétique, ainsi allongée, la grimace sur le visage. Jill fusilla Denise du regard ; elle essayait de ne pas pleurer mais ses cils trempés la trahissaient.

— Vous ne savez rien, bredouilla-t-elle, ses mains frottant son genou droit.

— Chou, je sais que tu me détestes car, pour toi, je suis une aberration magique. Je sais aussi que tu n’es toujours pas sortie la queue entre les jambes car je t’intrigue et je sais que tu sais que je sais plein de choses. Et que l’avenir que je te dépeins t’inquiète.

— Je vais vraiment me faire tuer ?

Il n’y avait plus qu’un trémolo de peur dans sa voix. Sa colère paraissait s’être évanouie ; Denise en profita pour s’agenouiller près d’elle et posa une main sur son épaule. Jill se crispa mais ne recula pas.

— Jolie veste en jeans !

— Merci, renifla-t-elle en s’essuyant le nez du revers de sa manche.

— Super. Maintenant, veux-tu bien poser tes fesses d’ado grincheuse sur cette chaise et m’écouter ?

Denise accompagna ses paroles d’une impulsion vers le haut, incitant ainsi Jill à se relever et obtempérer. Elle se dirigea ensuite vers les cuisines et revint avec une carafe d’eau et deux verres : il n’était pas utile de rallumer la flamme de la rébellion en proposant du thé ou une quelconque mixture gorgée de magie.

Verres remplis, Denise s’installa face à Jill et patienta. L’adolescente but de longue gorgée puis se frotta les yeux. Quand enfin elle la sentit prête, Denise commença :

— Fuguer durant tes vacances avec ta famille d’accueil, ce n’est pas vraiment réglo, tu ne crois pas ? Tu as pensé à la peine qu’auraient tes parents ?

— Ce sont pas mes parents…

— Ils essayent.

— Qu’en savez-vous ?

Jill la défia du regard. Denise se contenta de hausser les épaules.

— Tu souhaitais remonter tout le Valmer. Tu espérais traverser les Trois Lacs et entrer en Nebelmark.

— Et ? Je veux vivre sans magie. Vous savez quand même qu’au Nebelmark, il y a des lois anti-magie ! CQFD !

— Chou, comme tu peux être naïve. Tu séchais aussi les cours de géographie ?

— Donc ?

— La frontière est fermée. Tu vas te faire dépouiller par des passeurs qui te feront traverser l’un des Trois Lacs. Et une fois au centre, boum !

— Boum ?

— Un trou entre les deux yeux ? Nourriture pour poisson ? Tout ça, tout ça … Tu saisis l’image ?

Visiblement agacée, Jill baissa yeux et perdit sa concentration dans le fond de son verre vide.

— On dit que vous êtes une médium, reprit-elle après un moment de silence.

— On dit beaucoup de choses à mon sujet, Chou.

— Alors si vous voyez l’avenir, qu’est-ce qu’il se passera si je… enfin si je vous écoute ?

Un sourire maquillé de tristesse arqua les lèvres de Denise.

Sa rencontre avec Jill n’était qu’une impasse dans le parcours de la jeune fille. Le destin l’avait prévu ainsi. La faire venir ici, la faire réaliser son erreur et faire demi-tour. Revenir sur ce chemin tout tracé, gorgé de magie, de sorcières, de démons… Jill deviendra une Grimmore, une guerrière du peuple qui n’aura d’autres choix que de faire face aux forces démoniaques.

Mais ça, Denise le tairait. Elle n’en dévoilera rien, laissera cette pauvre enfant vivre avec l’idée qu’elle peut encore y échapper, même un peu. Elle inspira un bon coup et déclara :

— De serveuse à sauveuse, il n’y a qu’un plateau !