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CHAPITRE 5

Thé, sucrettes et causettes

Une histoire de l’univers Esoteriam

Note de Grimm : chapitre écrit dans le cadre d'un défi donné par Mimisao (écrire sur "Pays qui s'exprime par la musique").

Θ

Denise commençait sérieusement et sincèrement à se demander si son radar à « vibrations psychiques », comme elle aimait l’appeler, ne lui faisait pas défaut. Et pour cause, cette situation dans laquelle elle se trouvait actuellement et dont elle n’arrivait pas à se dépêtrer.

Elle avait d’abord « vu ». Par « voir », elle entendait surtout capter quelques images d’un futur proche. Elle interprétait ensuite à sa façon, y donnait le sens qu’elle souhaitait et y donnait de l’importance ou non. Parfois, il ne s’agissait ni plus ni moins que de rêves éveillés, qui se réalisaient. Ou qui ne se réalisaient pas. Denise ne s’en préoccupait pas vraiment. Elle laissait le destin suivre son cours.

D’autres fois, ces images lui paraissaient plus intrigantes, intéressantes. Alors elle commençait à y songer, à démêler les nœuds de l’avenir. Ce don se couplait à une espèce d’empathie – à défaut d’autres termes pour qualifier cette espèce de talent – qui lui permettait de capter des informations, de comprendre et de rentrer en connexion avec un individu.

D’où provenait ces capacités ? Nul ne le savait. Denise était un cas unique dans sa famille ; certains la poussaient à s’en servir, à l’utiliser de façon plus ou moins légales. Pour gagner de l’argent, par exemple. Ou bien pour servir les forces de l’ordre, résoudre des meurtres… Tout ceci ne l’intéressait guère.

Ce qui intéressait Denise, c’était de s’en servir pour aider ses convives, faire de leur séjour chez Denise Délice un moment inoubliable. Voilà pourquoi les quelques visions d’allégresse du jour avaient, au premier abord, titillé sa curiosité.

— Je t’en donnerai de l’allégresse, bougonna-t-elle, bras croisés, l’esprit confus. Vous ne pouvez pas rester là ! Oust ! Du vent !

Oui, Denise avait bien eu la vision de cet instant musical. Non, elle n’avait pas compris que la musique était utilisée à des fins accusatoires à son encontre.

En même temps… Elle aurait pu le prédire sans même avoir de prémonition. Les mandragores, ces petits créatures végétales hautes comme trois noix, étaient réputés pour s’exprimer – pour ne pas dire revendiquer – en musique.

Il était difficile de les décrire tellement ils se différenciaient les uns des autres. Ces êtres ressemblaient à de minuscules humanoïdes aux membres boisés, recouverts de feuilles et de mousse, à la tête couronnée d’une fleur ou d’un champignon. L’un pouvait avoir le buste recouvert d’une boule soyeuse de dandelion tandis qu’un autre se caractérisait pour son torse herbeux et ses minuscules fleurs blanches qui poussaient le long de ses bras.

Les trois qu’elle avait devant elle s’agitaient sur une table, les mains encombrés d’instruments de musiques assez rudimentaires : une demi-noix en guise de tambour, une feuille et des lianes tendues en guise de violon et une flûte en osier.

— Si on était arrivé plus tôt, il y aurait eu plus de clients, s’insurgea celui de milieu. Je t’avais dit de prendre le shaton plutôt que le hérisson !

— Il ne m’aimait pas, grogna l’intéressé en remettant en place sa marguerite. Et dans tous les cas, regarde, la grande gigue nous refuse !

— Ouais, d’abord, pourquoi elle refuse de nous recevoir, cria le dernier, poing levé. Voleuse ! Voleuse ! Voleuse !

Ils se remirent à jouer de leur outrageuse musique, insistant sur un refrain aussi vexant que faux. « Voleuse, rend nous nos champs, voleuse, tu vas manger tes dents ».

Denise s’excusa auprès des derniers convives encore présents et tapa violemment du poing sur la table, faisant sursauter les trois mandragores.

— Maintenant ça suffit, ordonna-t-elle. Vous débarquez dans ma boutique sans même un bonjour et vous avez le toupet de m’insulter de la sorte. Une voleuse ? Moi ? On aura tout vu !

Le plus grand des trois – de quelques millimètres seulement – s’avança, ses bras-branches croisés. Avec sa tête triangulaire, ses yeux noirs et ses trois champignons rouges au sommet de son crâne végétal, il donnait l’impression de vouloir lui sauter à la gorge. Loin de se sentir menacée, Denise s’approcha à son tour et claqua des dents.

— Attention Champi, elle va te croquer !

Le dénommé « Champi », celui-là même qui avait tenté de l’intimider, sursauta et se précipita en arrière, un petit cri aigu en bouche. Les autres tentaient de se cacher derrière leur instrument. Téméraires, certes, mais peu courageux…

— Vous croquer ? Oh, choux. Je n’ai guère envie de mastiquer de l’herbe. En infusion, par contre…

— Ah, vous voyez ! Vous voyez ! Voleuse ! On le dit ! C’est une voleuse !

Celui à la flûte, petit et trapu – d’ici, il ressemblait à un gland sur brindille – agita son pipeau.

— Stop ! rouspéta Denise. Je ne vais croquer personne et je refuse d’être ainsi traitée. Il est hors de question de me voir traitée de voleuse dans ma boutique. Deux solutions. Soit vous calmez, je m’assoies et on discute calmement. Soit vous prenez vos branches et vos fleurs et vous déguerpissez de mon salon de thé. Compris ?

Les trois créatures paraissaient hésitantes. Elles se regardaient sans rien dire, secouant de temps en temps la tête. Puis le fameux Champi s’avança à nouveau, mains sur les hanches et déclara :

— Nous acceptons de parlementer avec vous !

— Vous m’en voyez ravie. Vous servirai-je une petite… tassounette ?... de thé ?

— Je vous l’avais dit. Elle recommence. Une vol…

La mandragore au violon, grande et fine aux allures de sauterelle, une fougère bien feuillue en guise de chevelure, s’interrompit. Denise le foudroyait du regard, prête à l’attraper du bout des doigts pour le secouer comme il le méritait.

— Si vous vous présentiez ? demanda-t-elle une fois le calme revenu.

Ils recommencèrent leur cinéma, à mimer sans se parler, secouer la tête et grogner de temps à autre.

— Je m’appelle Jean-Champignière des Trois Mycènes, déclara enfin Champi d’une petite voix. Lui c’est Henry-Botanique des Cinq Fougères – il désigna la mandragore au violon, qui s’inclina légèrement en guise de salut – et lui c’est Pierre-Feuillu de la Feuille Unique. Feuille-Unique car il n’a qu’une petite feuille qui pousse sur le crâne pour l’instant. Vous pouvez l’appelez Lulu !

— Et moi Bota !

— Et moi Champi !

Le sourire de Denise se crispa. Elle aimait parler. Eux, ils aimaient digresser. A ce rythme, elle n’aurait le fin mot de l’histoire – une voleuse, elle ? – qu’après une dissertation en long, en large et en travers des coutumes Mandragores.

Une communauté Mandragore s’installait toujours dans un gigantesque arbre au centre d’un champ ou d’une prairie qu’ils appelaient sobrement « Pays ». Ils colonisaient la partie principale et les branches pour en faire une véritable forteresse. Certains creusaient leur maison à même l’écorces, d’autres s’installaient dans des champignons joufflus. Selon Jean-Champignière – dit Champi -, les « Pays » ressemblaient à de véritables œuvres d’arts, des palais floraux sculptés dans le tronc.

Les mandragores cultivaient un lien particulier avec la nature. L’arbre qui les accueillait se magnifiait avec le temps, véritable majesté végétale qui protégeait les champs. Les terres alentours du Pays se voulaient riches et fertiles.

Denise retint un soupir. Elle ne comprenait toujours pas la raison de leur venue et encore moins les allégations à son encontre, d’autant qu’ils expliquèrent avoir installé leur « Pays » dans le nord du Valmer à quelques kilomètres de la frontière avec le Novert. Pirn – et par extension le salon de thé de Denise – se situait bien plus au sud, dans les régions Orméranéennes. Les régions de l’huile, des olives et du soleil. Il n’y avait donc aucun rapport tangible entre le « Pays » de ces Mandragores et le salon de thé. Aucun…

— Nous sommes venus de loin à dos de shaton…

— Et de hérisson, précisa Bota, l’index levé.

— On le sait, pesta Champi. Tout ce temps perdu. Si tu t’étais contenté d’un shaton, nous serions arrivés plus vite.

— Auriez-vous un peu d’eau pour nos montures ? demanda Lulu suffisamment fort pour couvrir la dispute des deux autres. Nous les avons garés à l’extérieurs. Après un si long chemin, vous imaginez bien qu’elles ont besoin de s’hydrater !

— Je. Attendez. Je…

Denise porta sa main droite à son front pour se masser les tempes. Elle remit quelques mèches en place, inspira un bon coup et reprit :

— Pourquoi êtes-vous là ?

— Mais nous vous l’avons dit, piailla Champi. En musique d’ailleurs !

— Nous nous exprimons toujours en musique pour régler un conflit. C’est la règle. Savez-vous d’ailleurs que notre Pays est l’initiateur du Rock-Cacahuète.

— Du Rockahuète, renchérit Lulu, prêt à souffler dans sa flute. Le rock végétal par excellence. Parfait pour exprimer notre colère.

— Que… Du rockahuète. La colère. Quoi ?

Denise secoua le menton.

— Vous êtes venus de si loin pour me jouer un air de « rockachouette »…

— Rockahuète, la coupa Bota.

— Peu importe, s’agaça-t-elle, prête à s’emporter à nouveau. Vous êtes venue me casser les oreilles pour me dire quoi ? Que je suis une voleuse ? Et en quelle honneur je vous prie ?

— Regardez autour de vous !

Un silence. Long silence durant lequel les cils de Denise papillonnèrent d’incompréhension.

Les conversations reprirent dans son dos. Signe que les clients se désintéressaient de la joute verbale en cours, ce qui, en un sens, permis à Denise de se détendre légèrement. Elle en profita pour obtempérer et balayer le salon de thé d’une œillade rapide. Elle ne comprenait toujours pas où voulaient en venir les Mandragores et pourquoi ils s’évertuaient à la traiter de voleuse : tout, ici, lui appartenait légalement, financièrement et éthiquement parlant.

Ethiquement ? … Elle eut un temps d’hésitation et se ravisa : elle connaissait la provenance de chacune de ses commandes, de chaque feuille, plante, graine que composaient les casiers à thé. Elle en connaissait la provenance, oui, mais…

— Vous pensez que je vous ai volé le thé, n’est-ce pas ?

Ils approuvèrent à leur manière. Lulu joua un air glorieux de sa flûte, Bota applaudit et Champi leva les bras au ciel.

— Sauf que je ne vole rien. J’achète ! Je connais la provenance de mes plantes, je…

— Vous ne savez pas comment sont fabriqués « vos » plantes, vociféra Champi.

— Je m’approvisionne auprès de multiples producteurs, se justifia Denise. J’ai les certificats quand il s’agit de plantes biologiques. J’ai la charte OEM. Je fais confiance.

— Confiance ! cracha Bota. Confiance ! Vous volez ! Vous volez le « Pays » en payant l’entreprise qui ravage nos champs !

— Je… Oh !

Sa bouche s’ouvrit en grand et plus aucun son n’en sortit. Elle commençait à entrevoir les contours du problème et, peu à peu, des images floues s’imposèrent à son esprit. Son flux empathique s’activa et capta la colère des Mandragores : une ancienne ferme aux abords du « Pays » vendue à de riches promoteurs. Une entreprise étrangère en construction. Des tracteurs dans les champs. Une production volée, pillée, sur le terrain de la légalité.

— Vos champs sont pillés, souffla-t-elle.

Champi tapota son tambour.

— Avez-vous connaissance du décret visant à légaliser les possessions Mandragores ? Il est dit que lorsqu’un Pays occupe plus d’une trentaine d’année un champ, alors le Pays en est son propriétaire légitime.

— Notre Pays est implanté depuis plus d’un siècle en Haut-de-Gallice, continua Bota. Nous avons prêté nos champs, vous savez. Sympathique petite famille fermière. Tout allait bien, jusqu’à l’arrivée des mangeurs de terre.

— C’est un terme très très vulgaire, approuva Lulu. Les mangeurs de terre, ça veut dire que vous êtes pire qu’une raclure. Ils viennent de Novert. Ah oui, ah oui. Il est facile de traverser la frontière et d’implanter son entreprise. Les Valmérois s’en réjouissent hein ! Mais personne ne veut voir la réalité. Ils ont forcé le fermier à partir. Ils ont détruit sa ferme pour construire des gros bâtiments horribles.

— Et ils utilisent nos champs. Nos champs ! termina Champi. Sans autorisation ! Et vous, vous achetez les plantes qu’ils produisent sur nos champs ! Vous êtes donc une voleuse !

Rien ne l’avait préparé à une telle… situation. Denise en restait sans voix. Un sentiment de honte grandissait peu à peu en elle et tordait son estomac.

— Je suis désolée, murmura-t-elle. Ne pouvez-vous rien faire ? Ne pouvez-vous interdire l’accès à vos terres ?

— Madame, maugréa Champi. Qui écoute les Mandragores ? Nous avons fait le tour. Nous avons vu les élus locaux. Les associations. Les clients. Et vous êtes bien la seule à nous avoir tendu votre oreille. Partout où nous allons, nous recevons les mêmes réponses. C’est une entreprise étrangère, nous ne pouvons rien pour vous. C’est une entreprise qui créé de l’emploi. C’est une entreprise qui rapporte Valmer. C’est une entreprise qui…

— C’est une entreprise qui vole ! se révolta Denise, en redressant ses épaules. Cette situation est inadmissible. Une honte ! Et croyez bien que je suis navrée d’y avoir participé. Vous pouvez compter sur mon soutien désormais !

Un large sourire éclaira les visages boisés des trois créatures.

— Que puis-je faire pour vous aider ?

— Oh. Vous venez de le faire. Nous souhaitions être entendus. Sachez, madame, que le Pays va déménager. Nous avons le cœur gros mais nous avons désormais le cœur confiant. Si une voleuse nous écoute et se repentit, l’Humain n’est peut-être pas un cas si désespéré que ça finalement !

Elle eut à peine le temps de prendre une respiration que Champi rajouta :

— Auriez-vous un champ dans lequel nous pourrions nous installer ?


Texte publié par Grimm, 1er mars 2025 à 19h41
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