Pourquoi vous inscrire ?
«
»
volume 1, Chapitre 3 volume 1, Chapitre 3

CHAPITRE 3

Thé, sucrettes et causettes

Une histoire de l’univers Esoteriam

Θ

Toutes les semaines, il y avait cet étudiant.

Un jeune homme au long cheveux noués, lunettes carrées et tâches de rousseurs sur les joues. Ce qui touchait le plus Denise, c’était la gentillesse dont il faisait preuve à chacune de ses visites. Il se courbait pour lui dire bonjour, demandait s’il y avait possibilité de s’installer, s’excusait de la déranger… Denise avait beau lui dire, redire, réexpliquer, il continuait de s’engluer dans sa politesse sincère. Quand Denise l’appelait « chou », il rougissait.

Mais cette incertitude, cette éternelle incertitude se révélait être l’un de ses plus gros défauts : Mauriem, de son prénom, n’arrivait pas à se situer dans ses études.

Toutefois, il y avait une constance dans son indécision ; il finissait toujours par prendre la même table au fond de la salle, à l’abris de regards, loin du bruit et des distractions de la rue. Armé de son stylo-télékinétique, il tournait les pages des innombrables ouvrages apportés, lisait, prenait des notes, lisait à nouveau, apprenait et recommençait.

Mauriem étudiait à l’académie des sciences éso-politiques de Pirn, réputé pour son programme élitiste et ses étudiants devenus célèbres. Denise craignait une chose : qu’il se fasse croquer par les innombrables requins de cette école à la réputation bien trop sulfureuse à son goût. Pourtant, Mauriem était un passionné et elle n’avait pas à cœur de le détourner de son but. Aussi essayait-elle de le soutenir du mieux qu’elle le pouvait : fermer plus tard et le laisser étudier en paix, débattre ou simplement lui transmettre sa propre vision du monde.

— Ce cours de cosmogonie me met toujours mal, bafouilla-t-il en mâchouillant son stylo.

Denise avala une gorgée de thé carmalithe, un thé corsé réputé pour favoriser les apprentissages.

— Je suis trop humain pour saisir toute l’importance de ce cours, je le crains !

— Chou, voyons, ce n’est…

— C’est vrai, madame Denise. Je n’ai aucune affinité avec les forces ésotériques. Ni druide, ni sorcière, ni démon, ni gublin, ni orc, ni créature semi-poisson, ni…

Il continua ainsi un petit moment, emporté par son élan. Denise n’arrivait jamais à l’interrompre ; elle le laissa se fatiguer et sourit quand enfin il cessa son énumération. Après s’être interrompu, il souffla sur sa tasse chaude quelques instants et repris :

— Je ne comprends pas !

— Peut-être n’est-il pas nécessaire de chercher à comprendre.

— Madame Denise, on nous apprend à remettre en question ce que l’on lit. On nous apprend à analyser des textes, les décortiquer, les repenser et surtout à mettre en doute ce qu’ils peuvent raconter. Mais ce récit…

Mauriem évoquait la Parole Pharaëlique, le récit de la création, pilier du Dogme qui régissait le monde dans son entier. Une vérité universelle, incontestable.

— Il nous faut croire sans…

— S’agit-il de croire ou de savoir ? le coupa-t-elle.

— Qui peut attester de sa véracité alors ?

— Chou, chaque être vivant le sent en son âme.

— Madame Denise, j’apprécie ce que vous essayez de faire. Vous savez parce que vous avez un don, moi je ne suis rien.

Denise n’avait jamais réfléchi sous cet angle.

Jamais depuis sa naissance elle n’avait cessé de « croire » en l’Amon, les trois déesses créatrices. Elle ressentait les ressentait en elle : Râ, la déesse du soleil, Pha, la déesse de la journée et Osiris, la déesse de la nuit. Son don lui permettait-il de savoir et non de croire ? Lui permettait-il de vivre sereine avec cette vérité ?

— Chou, vous faites partie de la magie de notre monde, n’en doutez jamais !

— Alors pourquoi d’autres cultes existent ? C’est bien la preuve qu’il est possible de remettre en question la Parole, ne pensez-vous pas ?

L’Amon, les trois déesses, créa les hommes.

Des premières paroles humaines naquirent neuf dieux, l’Enneade, au service de l’Amon. L’Enneade était un écho du cœur humain, une résonance divine, implacable, incontestable. Les neuf murmuraient à l’oreille des vivants à travers la bouche des Pharaos, ces hommes et ces femmes élus pour devenir l’intermédiaire entre les dieux et… eux ?

Le Dogme n’était ni culte, ni religion. Le Dogme était vérité.

— Peut-être que ces gens ont eu besoin de se trouver une autre vérité ?

— Mais n’est-elle pas mensonge en ce cas ?

Denise se mordilla la lèvre inférieure et haussa les épaules.

— Tout dépendra de ce qu’ils feront de cette vérité autre, je suppose ? tenta-t-elle de répondre avec une certaine hésitation.

— Cela ne m’aide pas plus, je le crains, maugréa Mauriem en revenant à ses cahiers.

Il soupira, abandonna son stylo dans le creux d’un livre et s’affala sur sa chaise.

— Je me prends trop la tête, j’en ai bien peur !

— Qu’elles sont vos aspirations, Chou ?

La confusion régnait sur son visage. Il inspira profondément et secoua la tête.

— Je veux savoir, voilà ce que je souhaite vraiment !

— Et par quel Prisme vivez-vous ?

Mauriem écarquilla les yeux, à nouveau en proie à son indécision habituelle. Les doutes déformaient peu à peu ses traits, comme s’il cherchait à trouver la meilleure réponse possible.

— Tous, madame Denise, tous ! Si je veux savoir, si je veux m’approcher de la vérité, si…

Il s’interrompit face à la réaction de Denise. Les lèvres de cette dernière s’arquèrent en un léger sourire compatissant.

— Chou, ne pensez-vous pas que vous vous éparpillez ?

Les sourcils de Mauriem se froncèrent.

— Regardez, chou, regardez, claironna Denise en agitant le bras vers le comptoir. Que voyez-vous ?

— Votre caisse enregistreuse ?

— Faites un effort, voulez-vous !

— Vos affai…

Il se reprit.

— La statuette, souffla-t-il alors. Vous vivez par le Prisme d’Anubis !

— Pour l’instant, oui.

La voix de Denise se brisa sur les dernières syllabes.

Anubis, gardien de l'après-vie, celui qui guide les morts dans les limbes. Denise vivait actuellement à travers son Prisme. La résonnance du dieu l’aidait à surmonter sa peine, à accepter l’inacceptable et à aller de l’avant. L’orage de son esprit s’était apaisé, elle arrivait désormais à faire voguer ses pensées sur une mer paisible et nostalgique.

— Je suis désolé, murmura Mauriem.

— Ne le soyez pas. Avez-vous com…

— Je dois arrêter de m’éparpiller, s’empressa-t-il de dire. Vous avez raison madame Denise, je vais… me concentrer. Vivre à travers le Prisme d’Horus, peut-être ?

Il évoquait le dieu de l’évolution et du savoir. Celui-là même qui pourrait le guider vers un « meilleur-soi ».

— Fabuleux, continua Mauriem en s’armant de son stylo, prêt à repartir à l’assaut de son étude du soir. Fabuleux ! Vous savez, madame Denise, si je veux des réponses à mes questions, si je veux gratter le vernis du mystère de cette vérité divine, il faut que je gravisse les échelons !

— Vous… M’en voyez ravie, hésita à répondre Denise.

— Grâce à vous, madame Denise ! Je vais tout faire pour être un élu !

— Un élu ? Chou, je ne…

— Un Pharaos, gazouilla-t-il, bien trop agrippé à son stylo pour paraître sain d’esprit. Je vais côtoyer les dieux, madame Denise. Il n’y a que comme ça que je saurai !

Cette seule affirmation affola les radars empathiques de Denise.

Une sensation diffuse, inquiétante, taquina sa conscience. Elle avait beau tenter de se persuader du contraire, Denise n’arrivait pas à gommer ce point noir sur la page blanche d’un destin qui s’écrivait doucement sous ses yeux.


Texte publié par Grimm, 15 février 2025 à 07h32
© tous droits réservés.
«
»
volume 1, Chapitre 3 volume 1, Chapitre 3
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
2988 histoires publiées
1330 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Junimarionh
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés