— Mais c’est mon petit Grimoumouche à sa maman ! Mais oui ! Mais oui ! Mais qu’il est beau !
Le petit chien se retournait dans son panier, montrait son ventre et agitait les pattes avec vivacité. Denise le papouilla quelques instants avant de retourner à ses convives. Les effluves de thé se mélangeaient aux émotions dégagées par les clients du jour ; il lui était difficile de poser son dévolu sur une nouvelle âme à guider.
Main sur la hanche, elle balaya la salle du regard et patienta. Les temps pluvieux encourageaient les passants à pénétrer dans son antre à thé ; il lui fallait plus de concentration pour tenter de trouver une personne en besoin. Après quelques minutes d’incertitude, une main se leva. Elle appartenait à une jeune femme, aussi jolie qu’un coquelicot d’estérel. Les cheveux tirés en arrière, un bandeau de lin ceignait son front et recouvrait ses oreilles. Il s’agissait d’une pièce de haute couture, à n’en point douter. Le reste de sa tenue ne trompait pas les sens de Denise : la cliente avait la taille et la ligne d’un mannequin.
— Que puis-je pour vous ?
— Vous serait-il possible de m’apporter du sucre ?
Du sucre ? La question interloqua Denise. Le sucre n’était-il pas prohibé par la profession ? Elle haussa les épaules ; après tout, cette dame ne lui avait pas confirmé être du métier de la mode.
— Oh chou, il vous suffit d’en faire la demande au sucrier ! Approchez-vous de lui et ordonnez-lui.
La mannequin-qui-n’en-était-peut-être-pas-une s’exécuta mais à quelques centimètres de la porcelaine, elle se ravisa et se redressa.
— Non, cela ne serait pas raisonnable ! Je vous remercie, madame.
— Vous pouvez m’appeler Denise, chou. Préférez-vous du miel d’erebeille ?
— Ne vous inquiétez pas pour moi, je vous ai fait assez perdre de votre temps. Je me contenterai de finir mon thé.
Le tremblement dans sa voix piqua l’attention de Denise. Elle entrapercevait une blessure, une faille qui l’intrigua et l’incita à prendre une chaise pour s’installer autour de la table-fourneau. Afin de justifier son intrusion, elle se pencha vers la théière et en souleva son couvercle : le vishap, un minuscule dragon végétal, se tortillait dans l’eau chaude en gobant les fleurs de thé qui s’infusaient à travers ses feuilles-écailles. Du millepertuis. Visiblement, cette dame tentait d’oublier quelque chose.
Denise était bien tentée de laisser traîner ses tentacules d’empathies un peu plus en avant mais elle se refusait à franchir la limite du non-consentement. Elle mettait un point d’honneur à encourager la personne à se livrer d’elle-même ; tel était son mantra.
— Souhaitez-vous un filet de nuage-sucreux ? Il apportera une rondeur au millepertuis et c’est un parfait substitut au sucre. Une perle rare quand on essaye de garder la ligne.
La dame sourit et se contenta de secouer le menton. Elle porta la tasse à ses lèvres, souffla sur la fumée blanche qui s’en dégageait et avala une gorgée avec quelques grimaces.
— C’est amer. Je dois m’y habituer, c’est tout.
— Puis-je vous poser une question indiscrète ? demanda Denise en croisant les jambes.
Ainsi, elle s’assurait avoir toute l’attention de la convive et indiquait discrètement, mais avec politesse, son intention de ne pas quitter la table. La concernée hocha de la tête en signe d’acceptation.
— D’où venez-vous ? Votre délicat accent est si chantant !
— D’Ystalie, sourit-elle. De Velletrime, pour être exacte.
L’Ystalie. Un pays magnifique, jalonné de montagne qui touchaient le ciel, bordé d’une mer à la couleur émeraude et reconnu pour ses longues journées ensoleillées. De ce que Denise savait, il faisait bon vivre en Ystalie : les journées de travail se voulaient courtes et la sieste rentrait comme coutume nationale dans les mœurs Ystaliennes. Que dire de sa gastronomie riche en pâte, généreuse, tomatée… Denise adorait se rendre dans le petit restaurant Ystalien qui avait ouvert au centre de Pirn-la-Nouvelle et rêvait de pouvoir un jour visiter ce pays.
— Je suis en Valmer pour la semaine de la mode. Tout est si… raffiné. Quel manque de courtoisie. Je suis Giselia Ambrosio.
Giselia Ambrosio, la célèbre mannequin Ystalienne, connue pour ses coiffures dantesques. Personne ne l’avait vu sans un de ces magnifiques bandeaux qui recouvraient ses oreilles. La beauté de la jeune femme lui paraissait d’autant plus irréelle. Quelle était cruche ! Denise ne l’avait pas reconnue, elle, qui pourtant, se targuait s’y connaître en couture.
— C’est un honneur de vous rencontrer, chou. Vous pouvez m’appeler Denise.
— Votre boutique est charmante !
— Cela doit vous changer des palaces et des restaurants de luxe. Vous devez avoir une vie si… fantastique.
Le regard de Giselia perdit de son éclat. Elle baissa le menton et retomba dans son silence du début.
— Ai-je dit quelque chose de mal ? s’enquit Denise après un temps.
— Non, par tous les Onis, non. C’est vous qui êtes fantastique, Denise. Vous êtes belle, si vivante, si joyeuse. J’imagine que… Non, oubliez, excusez-moi pour ce manque de savoir vivre.
Denise fronça les sourcils. Elle frôlait la blessure de Giselia désormais, en percevait sa douleur, sa vivacité.
— Chou, ce qui se passe chez Denise reste chez Denise. N’ayez pas peur de parler, de rire, de pleurer. L’âme a besoin de vivre et c’est à travers vos émotions qu’elle le peut. Ne les réfrénez pas.
Giselia observa la salle, ses lèvres prises dans l’étau de ses dents. Elle ravala une gorgée de thé, comme pour se redonner consistance et inspira profondément. Soudain, elle planta ses yeux dans ceux de Denise et retira vivement son bandeau de lin.
Ce ne fut qu’après quelques clignements de paupières, à observer les mèches rebelles s’entortiller, que Denise comprit ce qu’il fallait voir : le sommet de ses oreilles était mutilé, scarifié, comme s’il manquait un morceau de chair. Elle comprit.
— Oh chou. Pourquoi ?
Les vulgairement nommés « Elfes » étaient considérés comme une anomalie. Le mot « elfe », dérivé de « alfür », signifiait « impur ». Les mains tremblantes de Giselia, la détresse dans ses yeux et ses pupilles dilatées témoignaient de l’extrême courage dont elle avait faire preuve pour se dévoiler ainsi. Le cœur de Denise se brisa.
Les elfes se caractérisaient pour leurs oreilles pointues ; et même si elle n’en avait jamais côtoyé auparavant, Denise les savait rejetés, persécutés, exclus. Enfants de sorcières, ils représentaient la déchéance de leur lignée, étaient considérés comme des bâtards, inutiles et sans intérêt ésotérique. Une honte pour leur famille. Que Giselia ait réussi à se hisser dans la haute-société de la mode tenait du miracle.
Elle comprenait désormais pourquoi elle portait constamment un bandeau ; se montrer ainsi en public risquerait de la décrédibiliser, voir même de ruiner sa carrière. Peut-être était-ce cela qu’elle espérait ?
— J’ai été repérée très jeune pour mon physique. Je ne suis pas allée beaucoup à l’école et quand bien même, mes oreilles étaient un handicap. J’ai appris à marcher, à porter, à me tenir droite et être une égérie. Je n’existais plus : seul le vêtement comptait. Il devait vivre sur un corps aussi parfait que possible.
Denise porta une main à sa bouche, ne sachant que répondre.
— Je voulais leur ressembler, être libre, vous comprenez. Ces femmes humaines, ces sorcières, ces dames libres, fières d’elle, de leurs… oreilles ? Je les ai tranchées et…
Sa voix se déchira.
— J’ai l’impression de m’être trahie. D’avoir oublié qui j’étais, d’avoir trahi mes semblables, toutes celles et ceux qui portent encore leurs pointes avec détermination et qui souffrent du regard des autres. Alors que moi… Moi je défile ! Je défile égoïstement, honteuse de mon corps et sa particularité.
— Chou… je n’ai aucun mot qui pourrait vous réconforter. Je…
— Aidez-moi à retrouver ma fierté !
Giselia s’agrippa au bras de Denise, doigts serrés avec fermeté.
— Mais je ne peux pas refaire pousser vos oreilles. Je… Aucun thé ne le peut !
— Vous ne comprenez pas. J’ai lu vos articles !
— Chou. Ce ne sont que des mots écrits pour vanter les mérites du thé. Rien qui ne puisse vous aider. Peut-être pourriez-vous vous tourner vers une association ? Des militants ? Un journal plus réputé ? Je ne fais qu’écrire pour la gazette locale.
Giselia soupira et relâcha son étreinte.
— Vos mots seront sans doute des échos vains. Je ne sais quelle force m’a poussé à vous faire confiance, Denise. Je n’ai jamais enlevé mon bandeau devant quelqu’un d’autre. Et pourtant, il a suffi d’un souffle pour que je le retire ici. N’est-ce pas un signe ? Votre aura est exceptionnelle ! Vous êtes… Vous êtes une dame envoyée par les dieux, Denise. Aidez-moi à conter mon histoire, à permettre à mes semblables d’être fiers de qui ils sont et à m’autoriser à me retrouver moi-même. Il n’est désormais plus question d’une carrière, d’une réputation, d’un moi-égoïste mais bien d’une libération de la parole. Mes oreilles ne repousseront pas, certes, mais je pourrais rendre mon expérience aussi vraie et pointue qu’elles le furent !
Denise ouvrit la bouche ; aucun son n’en sortit, bloqué à l’intérieur de sa gorge par ce trop plein d’émotion qui commençait à la submerger. Méritait-elle ces compliments ? Elle en doutait fortement et ne s’était jamais vue comme quelqu’un de si fabuleux. Pourtant, les mots de Giselia la percutèrent avec une telle violence positive qu’elle ne put s’empêcher de poser sa main, à son tour, sur le bras de sa convive.
— Je ne suis pas aussi exceptionnelle que vous le pensez. Mais votre humilité me touche, Giselia. Alors je vous aiderai ! Oh oui, je vous aiderai !
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