Denise aimait parler.
Et plus Denise parlait, plus sa bouche s’asséchait. Alors elle buvait. Et comme Denise aimait le thé, elle buvait du thé, forcément. Parfois une infusion de lavande avec telle cliente, une autre fois un thé de raisin avec une autre, et ainsi de suite.
L’inconvénient ? Le nombre d’aller et retour qu’elle devait effectuer aux toilettes dans la journée. Denise quittait les latrines quand il entra pour la première fois dans sa boutique. Plutôt grand, baraqué, une cicatrice sur la joue droite et un corps musculeux et raide ; sa peau d’une teinte olive et ses crocs proéminents ne trompaient pas : elle avait face à elle un orc. Un froncement de sourcils trahit la surprise de Denise. Bien que le salon de thé fût ouvert à tous, elle n’y avait encore jamais vu pareille clientèle.
Il croisa son regard, gratta son cou tatoué et retroussa ses lèvres d’un sourire timide. Son physique imposant contrastait avec son attitude plutôt réservée. Denise s’approcha de lui et l’accueillit de tout sa bonhomie habituelle :
— Bienvenue, chou, bienvenue chez Denise Délice ! Prenez une place, je vous en prie !
Elle agita son poignet recouvert de perles colorées et autres bijoux fantaisistes en direction de la table-fourneau près de la fenêtre. Il déposa son cuir sur le dos de la chaise avant de la tirer vers lui.
— On dit que vous êtes un peu… medium ? Je m’appelle …
Il avait interrompu son geste, main crispée sur l’accoudoir et patienta pour s’asseoir.
— Uzgol, du clan d’Or. Chou, je sens que vous avez besoin de mon aide !
Il soupira et ses épaules s’affaissèrent légèrement.
— Disons que j’ai besoin de quelques conseils pour…
— Avancer dans la vie ? Chou, installez-vous et racontez-moi votre histoire !
A peine eut-il posé ses fesses sur le moelleux de la chaise que la théière au centre de la table-fourneau se mit en branle. Il n’avait même pas eu besoin de communiquer avec elle : différents pots lévitèrent depuis le mur à thé, accompagnés de tasses, de coupelles, de cuillères et autres accessoires nécessaires à une bonne dégustation. Le tout s’activa autour d’eux sous les yeux ébahis d’Uzgol. Denise sourit.
— La magie fait bien son œuvre, non ? Vous verrez, la théière vous servira le thé qui ravira votre cœur et apaisera votre esprit. Maintenant chou, parlez, voulez-vous ?
Uzgol, du clan d’Or, inspira profondément et conta son histoire de sa voix grave, emprunte de nostalgie, aussi parfumée que l’herbe coupée un soir d’estérel, la saison des deux soleils. Il avait été élevé dans la pure tradition des clans : éduqué exclusivement par son père, Borguz, et destiné à devenir un agriculteur de la cité-agraire d’Ezemberg. Son père s’était spécialisé dans l’élevage porcin et plus particulièrement les phacochons, qui fournissaient une viande tendre et raffinée.
Uzgol connaissait plus la terre, les champs, les forêts et ses bêtes qu’il n’avait connu sa mère. Comme la plupart des femmes Orcs, elle avait quitté Ezemberg pour parcourir les nations, s’enrichir de connaissance et s’ouvrir à une carrière politique. Si Uzgol avait été une fille, serait-elle restée pour l’élever ? Denise n’osa pas poser la question, de peur d’être intrusive.
Il lui décrivit Ezemberg et ses environs. La cité aux mille moulins traditionnels, bordée par une vaste forêt d’arbres géants aux feuilles rouges. Ses champs dorés, sillonnés par les tracteurs à automates, balayés par les vents chauds. Ses fermes automatisées par la magie agricole. Sa population, à l’accent rural prononcé ; tout le monde se connaissait et les secrets n’en étaient jamais vraiment. Ce monde vivait grâce à ses mots, son souffle et la passion qu’il y insufflait.
Pourtant, Denise ressentait ce trémolo d’amertume dans le fond de sa voix. Elle pourrait pousser son esprit à s’engouffrer dans cette blessure pour en découvrir d’elle-même la teneur ; elle n’en ferait rien, préférant lui laisser l’honneur de s’exprimer s’il le souhaitait sans être pillé dans son intimité par une vieille curieuse.
Uzgol s’interrompit et porta la tasse à ses lèvres pour souffler sur le liquide chaud. Ses yeux s’illuminèrent après la première gorgée avalée.
— Vous aviez raison, ce thé est délicieux !
— Chou, j’ai toujours raison, dit-elle comme un trait d’humour.
Les yeux de Denise s’attardèrent sur les tatouages qui remontaient sur les avant-bras d’Uzgol, s’enfouissaient sous son polo blanc pour partir à la conquête de son cou. Des têtes de mort colorées se mêlaient aux araignées, aux couteaux et autres éléments sanglants.
Uzgol se racla la gorge, reposa lentement sa tasse, mal à l’aise. Ses mains s’agitèrent.
— Mon père m’avait prévenu pourtant !
— De la ville, n’est-ce pas ?
Il hocha le menton et se mordilla la lèvre inférieure.
— Vous êtes parti d’Ezemberg pour suivre un rêve, est-ce que je me trompe ?
Il secoua le menton. Denise ne se trompait pas.
Uzgol reprit son récit. S’il travaillait de bon cœur avec Borguz, qui espérait le voir reprendre la ferme, Uzgol n’avait pas la même idée en tête.
— Je me suis passionné très tôt pour le chant et la danse, expliqua Uzgol. Quand je lui ai confié ne pas vouloir reprendre la ferme, mon père a vécu ça comme une… hum… une trahison. Il a toujours vécu à Ezemberg, vous savez ? Il ne connait rien à ce monde. Pour lui, ce ne sont que des fanfrelucheux qui ne savent rien faire de leurs mains et se plaignent à longueur de journée.
— Il est fermé d’esprit, votre papa ! s’insurgea Denise.
— Il ne peut pas comprendre et je ne lui en veux pas. Il m’a quand même donné une partie de ses économies pour que je puisse m’installer à Arthaven et m’inscrire dans une école de danse. Vous y êtes déjà allée ?
— Une seule fois, admit Denise. C’était pour un voyage scolaire. Oh, chou, ça remonte à tellement loin.
Arthaven, la ville fondée sur l’art et la culture. Elle se souvenait encore de la joie ressentie à prendre le célèbre tramway bleu et sa cloche dorée qui serpentait dans cette ville à plusieurs niveaux. Combien de musées, de galeries d’art, de salles de théâtre et de concerts avait-elle visité ? Tellement. Denise se remémorait surtout cette architecture éclectique, entre baroque et modernité. Les rues étroites et sinueuses, si joliment pavées. Et surtout, le festival des masques, qui attirait les plus grands artistes du monde... Une joie intense bouillonna dans ses entrailles quand elle repensa à cette soirée passée dans les bras de l’un d’eux.
— Mon père m’avait mis en garde. « La ville te dévorera » disait-il. Sur le moment, je ne l’ai pas cru. Que pouvait-il m’arriver dans une ville qui prônait la libre expression et la créativité ?
Denise les ressentait, ces émotions négatives, cette aura perturbée et piquetée d’un malaise bien présent. Sa naïveté avait été violemment piétinée. Mais à nouveau, elle se refusa d’aller plus loin dans son introspection ; Uzgol ne l’avait pas invitée ouvertement à lire en lui, alors elle garderait ses distances par respect pour son client.
— J’ai fait de la taule parce que j’ai voulu aider une vieille femme qui se faisait agresser.
Sa voix se durcit. Denise fronça les sourcils ; Uzgol paraissait fébrile et prêt à craquer. Pourtant il se contint et enchaîna :
— Tout ça à cause de… ça !
Il agita la main devant son visage. Denise comprit. Uzgol avait été victime d’un délit de faciès. Lui qui croyait en la liberté artistique, qui rêvait de la ville, de vivre avec passion, s’était vu fracassé par les biais humains.
La discrimination polluait la conscience humaine, l’enfermait de ce carcan de préjugé et perturbait leur regard. Ne voyaient-ils donc pas la beauté de cet homme ? N’étaient-ils donc pas capables de voir la pureté de son âme ? La force de sa passion ?
En quoi dérangeait-il ? Pour sa couleur de peau ? Ses crocs apparents ? Sa puissante musculature ? Denise le savait, la différence inquiétait les pauvres d’esprit mais elle ne put réprimer ce frisson de colère qui remonta le long de sa colonne vertébrale.
— Qui voudrait de moi maintenant ? Engager un Orc était déjà mal vu. Mais un Orc ex-taulard...
Denise ne sut pas qu’elle fut le déclencheur de sa vision précise de cet avenir immédiat. Le ton employé ? Un mot en particulier ? La tasse qu’il reposa dans sa coupelle ? Cela tinta en elle, aussi clairement que le bruit d’un verre brisé ou le chant d’une flute traversière.
Uzgol paraissait abattu, les mains sur la nuque, doigts noués autour de ses longues tresses noirs. Sa langue jouait avec sa canine apparente, recouverte d’or. Il soupira. Denise pinça les lèvres et fit mine de se relever précipitamment, tasse en main, avec suffisamment de gaucherie pour rendre sa supercherie imperceptible.
Soudain – du moins, l’espérait-elle – Denise percuta l’homme qui sortait des toilettes. Dans ce méli-mélo de mains et de jambes qui se mélangeaient, la tasse chaude se renversa tout le long de son buste et la coupelle explosa sur le parquet. Par chance, le thé s’avérait tiède ; Denise n’aurait pas à souffrir de brûlure.
— Oh non ! Ma robe en soie d’arabéane. Ma porcelaine d’Ystalie, se lamenta-t-elle avec un trémolo dans le fond de sa voix.
Uzgol n’osait pas bouger, les yeux écarquillés. L’homme bousculé, quant à lui, ne savait plus où se mettre. Les joues rouges, les quelques cheveux de son crâne chauve redressé, il tentait à la fois de ramasser les morceaux de porcelaine et de tendre des serviettes à Denise pour qu’elle puisse s’essuyer.
— Je suis confus, Denise, vraiment confus. Quelle maladresse. Vous me connaissez, jamais je n’oserai vous importuner de la sorte. Je vous suis entièrement redevable pour ces pertes. Votre prix est mon prix.
— Voyons, voyons, mon cher Archibald. Vous êtes tout excusé. Dites-moi, mon cher, n’êtes-vous pas à la recherche de talents pour votre prochain ballet ?
— En effet. Votre réputation ne ment pas, Denise, vous voyez tout sur tout. Le stress doit m’habiter pour m’être montré si maladroit.
— Parfait ! s’égosilla-t-elle en tapant des mains. Laissez-moi vous présenter mon ami Uzgol. Et avant que vous ne disiez quoique ce soit, imaginez les gros titres. « Archibald Emfield, l’avant-gardiste ayant cru en la danse Orc »… Ne serait-ce pas fabuleux ? Vous qui croyez en moi, et qui me devez une faveur, vous savez ce qu’il vous reste à faire !
Un long silence s’installa, tous trois statufiés dans ce drôle de tableau improbable. Puis, un léger souffle s’échappa des lèvres de Denise quand Archibald releva la main pour farfouiller dans la poche intérieure de son veston. Il en ressortit sa carte qu’il tendit à Uzgol.
— Il ne tient qu’à vous d’écrire ce futur, dit-il avec gloire.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3042 histoires publiées 1341 membres inscrits Notre membre le plus récent est SILHOUETTE |