La vieille garnison en ruines n’était plus que l’ombre de ce qu’elle était. Les rayons de la lune faisaient briller la pierre grise et humide des murs d’enceinte d’une lueur argentée qui donnait un aspect onirique à l’endroit. Cependant, le portail défoncé et les murs envahis de plantes grimpantes racontaient une toute autre histoire.
C’était une promenade habituelle pour Isobel. Depuis que les nouveaux baraquements avaient été construits, elle y revenait régulièrement pour se remémorer ses souvenirs. Cependant, depuis quelques semaines, ce n’était plus la solitude qu’elle y recherchait. Un secret était venu se cacher entre les murs aveugles et muets de la garnison.
Elle se trouvait juste à côté du grand théâtre d’Argentlune. Celui-ci était célèbre car il était soi-disant hanté par un esprit terrifiant. Beaucoup affirmaient entendre une mélodie à la fois magnifique et spectrale à certains moments dans les couloirs de la salle de spectacle. Pour Isobel, tout ceci n’était qu’une mascarade orchestrée par le propriétaire : les nobles de la capitale n’aimaient rien tant que frissonner dans des fauteuils ornés de satin. Et puis une nuit elle avait rencontré le fantôme.
Isobel se figea. Des bruits venaient de la cour. Elle jura et se mit à courir. Une sueur froide commença à couler le long de son dos, alors qu’elle entendait les voix braillardes des soldats.
Le spectacle qui l’accueillit quand elle atteignit la garnison enflamma sa fureur. Quatre gardes, passablement avinés, avaient trainé son ami dans la cour et l’entourait en se gaussant. Il était affalé sur le sol, ses mains liées pressées sur les dalles disjointes. Sa tête baissée ne laissait voir que ses longs cheveux noirs, réunis en une queue de cheval et une partie du masque blanc qui recouvrait son visage.
Les gardes ricanaient. Puis l’un d’eux se pencha et tendit la main vers son masque. Mais il n’eut pas le temps de le toucher.
— Qu’est-ce que vous faites ? retentit la voix glaciale d’Isobel.
Les gardes se tournèrent lentement vers elle.
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? répondit le plus proche d’elle.
Les trois autres la fixèrent de leurs yeux injectés de sang. Ils froncèrent les sourcils et vacillèrent.
— Fichez le camp d’ici et laissez-le tranquille.
Le soldat éclata de rire.
— Laisse-nous donc faire notre travail. C’est notre prisonnier.
Isobel avança, la main sur son épée, mais de toute évidence, les soldats étaient trop éméchés pour s’apercevoir de son geste. Elle vit du coin de l’œil son ami se relever doucement. Il restait silencieux et, à cause de ce satané masque, elle ne pouvait pas lire sur son visage s’il souffrait.
— Ouais. C’est le fantôme du théâtre. Sa capture nous vaudra une sacrée somme.
Il hoqueta et un sourire disgracieux écarta ses lèvres. Isobel sourit d’un air railleur.
— Est-ce qu’il a l’air d’un fantôme ?
Les autres se regardèrent en clignant des yeux. Elle profita de leur confusion pour s’approcher davantage. Soudain, le premier porta un coup de pied vicieux dans le flanc du prisonnier, qui s’affaissa avec un grognement de souffrance. Isobel grimaça intérieurement. Sa fureur augmenta encore d’un cran.
— Ben non. Ce n’est pas un fantôme. Est-ce qu’on s’est trompé, chef ? fit l’un des soldats restés silencieux jusque là.
Le chef se gratta le menton et observa sa prise avec attention. Isobel avança encore d’un pas, prête à réagir s’il osait encore lever la main sur son ami.
— C’est pas grave. La description correspond. Et pis regardez le masque : il faut vraiment être un monstre pour porter ça.
Le prisonnier frémit mais aucun son ne sortit de sa bouche. La guerrière crispa les lèvres et ses yeux s’étrécirent. La fureur se transformait en rage. Ses yeux clairs se mirent à briller avec davantage d’intensité. Un battement d‘une centaine d’ailes se fit entendre soudain. Une ombre cacha la lumière de la lune. Les hommes levèrent la tête, stupéfaits. Au-dessus d’eux, un tourbillon noir d’ailes et de serres tournoyait. Des becs acérés et des yeux rougeâtres émergeaient de la masse.
Les yeux des soldats s’écarquillèrent. Lorsqu’un gigantesque oiseau se matérialisa complètement et plongea sur eux, les gardes poussèrent un cri d’effroi et prirent leurs jambes à leur cou.
Isobel les regarda s’enfuir avec un petit sourire. La masse obscure disparut dès qu’ils ne furent plus en vue. La guerrière se précipita vers son ami, à genoux.
— Ça va ? fit-elle en se laissant tomber à ses côtés.
— Ça peut aller, répondit-il.
Sa voix étouffée par le masque était chaude et douce. Mais elle y discerna une étincelle de douleur qui lui fit froncer les sourcils. Elle défit ses liens et l’aida à se lever. Sa posture indiquait clairement qu’il souffrait.
— C’était impressionnant.
Isobel haussa les épaules. Invoquer une illusion telle que celle-ci était très facile pour une façonneuse.
— J’ai préféré faire peur à ses idiots plutôt que les massacrer.
L’autre tourna son visage vers elle. Le masque blanc et lisse masquait ses émotions, mais elle les percevait partiellement dans la lueur de ses magnifiques yeux azurs.
— Si j’avais été moins faible, je n’aurais sans doute pas choisi cette option. Je suis un monstre, il parait, fit-il d’un ton amer.
Isobel tendit les deux mains vers son masque et le souleva délicatement, révélant son visage : sa chair scarifiée et déformée rendait ses traits difficiles à distinguer ; ses lèvres étaient tordues dans une grimace éternelle. Pourtant ses yeux brillaient d’un éclat vif et parfois si intense. Et ses mélodies faisaient vibrer chaque parcelle de son corps.
La guerrière n’éprouvait aucun effroi quand elle le regardait. Le fantôme , comme à chaque fois qu'elle le contemplait ainsi, ne se sentait plus un monstre.
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