Avertissement : cette nouvelle contient quelques scènes de violence physique et psychologique.
Le cavalier avançait difficilement sous la bruine glacée. Une brume épaisse l’empêchait de voir à plusieurs mètres. Sa monture renâclait et de la vapeur jaillissait de ses naseaux à chaque expiration. L’homme, emmitouflé dans une épaisse cape détrempée, se pencha et caressa de sa main gantée l’encolure de l’animal pour le calmer. Il avait quitté la capitale deux jours auparavant et avait galopé à bâtons rompus pour délivrer un mandat d’arrêt, à Ombrepierre. Il fallait absolument que les Sigilites en poste là-bas l’aient le plus tôt possible. Il avait mené à bien sa mission, mais sur le chemin du retour, il avait été pris dans une tempête de neige.
Soudain, il aperçut une lumière tremblotante devant lui. Ragaillardi, il fit accélérer légèrement sa monture, le long d’un torrent dont il entendait les eaux gronder, sans les voir. Au bout d’une minute, la silhouette de bâtiments se dessina à travers le brouillard. Il finit par émerger à l’entrée d’un village. Il ne voyait pas grand-chose, si ce n’est quelques ombres signalant des maisons. Sur sa gauche une vaste bâtisse, dont les nombreuses fenêtres déversaient une lumière chaude, attira irrésistiblement le voyageur épuisé et frigorifié. L’enseigne qui tremblait dans le vent léger indiquait : « auberge du Pin Trapu ». Une fois assez près, il descendit de sa monture et l’attacha près de l’entrée. Puis il poussa la porte épaisse et fut assailli par une chaleur bienfaisante, des odeurs délicieuses et un vacarme beaucoup moins agréable.
La salle commune était pleine à craquer. Un bon feu flambait dans l’immense cheminée. Des paysans, des bucherons, des chasseurs, à en juger par leur tenue, discutaient bruyamment, jouaient aux dés ou aux cartes, ou bien dégustaient des assiettes bien remplies de viandes et de pain. Enlevant ses gants et repoussant sa capuche imbibée d’eau, il s’approcha du comptoir. Ses longs cheveux gris, réunis en une queue de cheval dégoulinait dans son cou de manière très désagréable. Un frisson lui parcourut tout le corps. Un homme, occupé à nettoyer des brocs en bois, l’aperçut alors. Fronçant les sourcils il s’approcha.
— Vous avez l’air trempé, l’ami. Vous venez d’où comme ça.
— D’Ombrepierre. Je suis sur le trajet du retour pour la capitale. Mais avec ce temps, une bon repas chaud et une bonne nuit de sommeil me paraissent une meilleure idée.
L’aubergiste sourit.
— C’est sûr. Je vais demander à mon garçon d’aller s’occuper de votre monture. Mes chambres sont presque toutes disponibles ; la plupart de mes clients sont des habitants du coin, vous voyez.
L’homme hocha la tête avec un petit sourire.
— Je vois.
— Allez vous installer près du feu. Je vous apporte un peu de viande, de pain et un bon pichet de cidre. Ça vous va ?
— C’est très bien.
Alors qu’il traversait la salle sous le regard curieux des autres clients, il entendit l’aubergiste appeler le garçon. Il enleva sa cape gorgée d’eau et la posa sur l’une des chaises en bois, juste à côté du foyer. Du coin de l’œil il vit un jeune garçon maigrelet se précipiter vers la sortie, après avoir attrapé une pélerine. Il plaignait le pauvre gamin d’avoir à sortir par ce temps. D’un autre côté son cheval aussi avait besoin d’un bon repas et d’un peu de chaleur.
Il s’installa confortablement, dos au mur, profita de la chaleur procurée par les belles flammes et passa le temps en observant la salle. Tous les sens aux aguets, il scruta chaque centimètre carré de la pièce. C’était une habitude professionnelle qu’il pratiquait en toutes circonstances, encore plus dans un endroit aussi éloigné de la capitale.
C’était la première fois qu’on l’autorisait à se rendre aussi loin du siège du Sigile des Arcanes, à Argentlune. Ses collègues lui avaient laissé entendre que c’était une tâche ingrate. Mais ils ne se rendaient pas compte que pour Sirian, qui n’avait pas l’autorisation de quitter la ville, c’était un cadeau. Il avait apprécié la cavalcade à l’aller, même s’il en était sorti épuisé. A l’inverse, il voulait profiter du retour pour découvrir les paysages qu’il traversait. Il lui restait trois jours pour rentrer au bercail. Il pensait que c’était largement suffisant, même s’il s’était un peu égaré dans le brouillard glacé.
L’aubergiste interrompit ses réflexions en déposant une assiette pleine et un pichet bien frais. Sirian le remercia en souriant. Il en dévora le contenu et savoura la fraicheur légèrement piquante du cidre. Il était affamé. A la capitale, il avait accès à des enseignes renommées, mais cette nourriture simple avait plus d’attraits pour lui que les plats raffinés qu’il s’offrait parfois.
Une fois, le repas terminé, il se leva et rejoignit l’aubergiste pour le remercier. Le fils revint à ce moment-là. Avec un clin d’oeil, il lui offrit une pièce d’argent. Un grand sourire illumina le visage de l’adolescent. Le tenancier ébouriffa les cheveux, déjà bien emmêlés, de sa progéniture. Il guida ensuite son hôte à l’étage et l’installa dans une chambre, petite mais propre et chaude. Le lit, très simple, l’attirait irrésistiblement. Lorsque le tenancier le laissa, il enleva ses bottes, son pourpoint de cuir, défit le foulard noir qui enserrait son cou et déposa le tout près de la cheminée. Il posa ses armes sur la table à côté du lit et se laissa tomber sur le matelas moelleux. Le sommeil le prit en quelques secondes.
Se furent trois coups frappés à la porte qui le réveillèrent brutalement, au petit matin à en juger par la faible lumière qui pénétrait par la fenêtre. Il se redressa, aussitôt en alerte, puis il se rappela qu’il avait demandé à l’aubergiste de le réveiller au lever du soleil. Il se leva et alla ouvrir la porte. Il découvrit une enfant, d’une dizaine d’années, le poing levé pour frapper une quatrième fois. Surprise, elle recula d’un pas et porta les mains à ses lèvres, ouvrant de grands yeux très clairs. Pour la rassurer, il sourit.
- Excusez-moi de vous avoir fait peur. Merci de m’avoir réveillé.
La demoiselle eut un sourire timide, mais elle ne prononça aucune parole. Elle s’enfuit, légère comme un oiseau, et disparut dans l’escalier. Se demandant presque s’il ne venait pas d’avoir une hallucination, tant la rencontre était onirique, Sirian s’habilla rapidement. Il remit en place le foulard qui cachait le tatouage qui s’étendait sur sa gorge et accrocha l’emblème du Sigile des Arcanes sur son ceinturon. Quand il n’était pas en mission, il préférait le garder à l’abri des regards. Il avait remarqué que cela pouvait impressionner les citoyens et cela n’était pas toujours nécessaire. Ses collègues jugeaient sa sensibilité à ce sujet ridicule, mais il n’en avait cure.
En arrivant dans la salle principale, vide à cette heure-là, il fut accueilli par le tenancier et une bonne odeur de jambon grillé et de pain.
— Vous avez passé une bonne nuit.
— Une très bonne nuit, merci.
— J’allais justement monter vous réveiller.
— Votre fille s’en est parfaitement bien chargé.
Lorsque l’aubergiste fronça les sourcils, Sirian hésita.
— Une enfant aux cheveux noirs, une dizaine d’années, il s’agissait bien de votre fille.
— Oui, oui. Bien sûr.
L’homme paraissait gêné. Sirian se demandait bien pourquoi, mais il préféra abandonner le sujet.
- Je vais vous régler. Je n’ai pas le temps de prendre le petit-déjeuner, mais puis-je emporter une portion ?
- Oui. Oui. Bien sûr. Pour le repas d’hier et la nuit, ça fera deux pièces d’or. Pour ce qui est du petit déjeuner, c’est offert par la maison.
- C’est gentil. Merci, fit Sirian.
Il souleva sa cape pour attraper la somme demandée dans sa bourse à sa ceinture. Alors qu’il tendait les deux pièces à l’homme, il surprit son regard posé sur l’emplacement de son emblème. Il avait dû l’apercevoir. Il paraissait pâle et figé. Sirian se demanda s’il devait le rassurer. Le visage du tenancier reprit son apparence joviale très rapidement. Il prit les pièces et disparut dans la cuisine.
Sirian sortit sur le pas de la porte : l’air frais et vivifiant souleva ses cheveux gris et picota sa peau. La pluie avait cessé. Quelques nuages flottaient encore dans le ciel bleu, mais les rayons du soleil réchauffaient un peu l’atmosphère. Dans un jardin, à quelques mètres de là, il aperçut la jeune fille. Elle était penchée au-dessus d’un parterre de fleurs fanées et parlait à voix basse. Curieux, il s’approcha. Lorsqu’il fut à un mètre d’elle, il se figea : les fleurs fanées, dont elle avait pris délicatement les tiges dans ses mains en coupe, reprenait vie et couleur. Sirian trouvait le spectacle extraordinaire. Malheureusement c’était une pratique magique contre-nature et interdite.
Il n’eut pas le temps d’en voir plus : un puissant coup assené sur sa nuque le propulsa au sol. Il s’effondra, étourdi, et n’eut pas le temps de réagir quand le manche de la pelle maniée de main de maitre par l’aubergiste percuta son crâne et l’envoya dans l’obscurité.
Lorsqu’il revint à lui, sa première sensation fut le bruit de voix confuses qui semblaient se disputer au-dessus de lui. Il ouvrit les yeux lentement. Son crâne lui donnait l’impression d‘avoir été ouvert en deux. Une pulsation lente et sourde irradiait de sa tempe droite. Il était allongé sur le sol, contre un mur. Ses mains étaient liées, ses chevilles aussi. Il essaya de bouger ses membres, mais les liens tranchèrent la chair de ses poignets, aussi abandonna-t-il toute idée de se libérer ainsi, pour l’instant. Le froid s’insinuait dans ses muscles et ses os. Il constata qu’on lui avait enlevé sa cape, son manteau et son pourpoint, le laissant en chemise et pantalon. Même son foulard avait disparu. Il grimaça à l’idée qu’ils avaient vu son tatouage. Puis il réalisa que c’était peut-être le cadet de ses soucis.
Doucement, il se redressa pour appuyer son dos et sa tête sur le mur derrière lui, afin d’avoir un meilleur angle de vue. Sa migraine s’intensifia et sa vision se brouilla, mais il réussit l’exploit de ne pas sombrer à nouveau dans l’inconscience. Une fois dans une position à peu près confortable, malgré ses bras tordus dans son dos, il inspira et expira profondément plusieurs fois pour calmer les battements erratiques de son cœur et les nausées. Les voix ne s’étaient pas calmées. Elles paraissaient nombreuses et devaient sans doute discuter de son sort.
Il observa sa prison. Ils l’avaient jeté dans la cave de l’auberge, à en juger par les caisses et les fûts qui l’encombraient. Tout en haut du mur des soupiraux laissaient passer suffisamment de lumière et d’air pour lui éviter une crise d’angoisse. Il se sentait certes oppressé, mais pas en état de panique, ce qui était une bonne chose, étant donné sa situation. Le sol dallé était plutôt propre, mais c’était le seul confort qu’il pouvait espérer. L’échelle qui menait au rez-de-chaussée avait été enlevée.
Que les villageois s’en prennent ainsi à un Sigilite était plutôt surprenant. Certes il était seul. Mais ils devaient se douter qu’on le chercherait quand son absence serait remarquée. D’un autre côté, ils étaient plutôt isolés au milieu de nulle part. Ombrepierre était à quelques heures, mais il s’était perdu dans le brouillard la nuit dernière. Ses chances d’être sauvés par ses camarades étaient faibles. Le tatouage s’activerait dans trois jours, s’il n’arrivait pas à la capitale dans le temps qui lui avait été donné. Ce qui ferait encore au moins deux jours d’attente, dans une douleur insupportable. S’il était encore vivant. Sa blessure à la tempe saignait abondamment, il pouvait le sentir. La migraine et les nausées étaient le signe d’une commotion. Sa blessure était plutôt grave, mais il ne savait pas si ses assaillants s’en rendaient compte, ou même s’en préoccupaient. Donc en résumé, il était dans de sales draps.
Toutes ces réflexions ne l’aidaient pas à rester calme. Il appuya la tête sur le mur et ferma les yeux. Il reprit ses exercices de respiration, tâchant de repousser au fond de lui l’angoisse qui étreignait son cœur et l’empêchait de respirer. Concentré sur les mouvements de sa respiration – inspiration - expiration – il finit par sombrer dans un sommeil agité. Lorsqu’il se réveilla à nouveau, il faisait toujours jour, mais la lumière paraissait moins éclatante. Combien de temps l’avaient-ils laissé là ? Sa migraine semblait s’être dissipée, mais sa vision était trouble. Les muscles de ses bras hurlaient de douleur. Il décida de se rallonger sur le côté, ce qui le soulagea un peu. Le mouvement provoqua une nausée qui contracta douloureusement son estomac vide.
Soudain, il se tendit. Il lui semblait qu’il n’était plus seul dans la cave. Il cligna des yeux et vit une silhouette fine assise face à lui. Comment n’avait-il pas pu la voir plus tôt ? Il reconnut la petite fille, qui le regardait avec de grands yeux. Ses cheveux noirs, emmêlés, flottaient derrière elle. Elle était pieds nus et sa robe blanche était sale, comme si elle avait joué dans l’herbe. Il ne sentait aucune peur en elle, seulement de la curiosité. Il se rappelait maintenant : c’était pour la protéger qu’ils l’avaient assommé et emprisonné.
— Je crois que tu ne devrais pas être ici, chuchota-t-il.
Sa voix rauque déchira sa gorge asséchée. Il ferma les yeux et laissa sa tête retomber sur le sol. Il entendit un petit rire tout doux, puis un frottement. Soudain, deux mains fraiches se posèrent sur son visage. Un murmure indistinct monta dans l’air froid. Il sentit la pression qui comprimait son crâne s’alléger doucement.
Puis l’agréable sensation s’arrêta brutalement, le laissant pantelant. Il reçut un coup de botte dans le flanc et grimaça de douleur. En ouvrant les yeux, il découvrit le père de la jeune fille, qui le regardait furieusement. Elle était derrière lui, maintenue par son frère.
- Je ne lui ai rien demandé. C’est elle qui a ….
Un autre coup lui coupa le souffle. Il toussa et roula sur le côté pour cracher un peu de bile.
- Ok. J’ai compris. Pourquoi vous ne me laissez pas crever en paix ? grogna-t-il entre deux vagues de douleur, les paupières crispées.
Il attendit le troisième coup, mais il ne vint pas. En ouvrant les yeux, il vit que la fillette s’était interposée, et parlait à son père sur un ton urgent. Il se demanda ce qui l’inquiétait autant. Mais la pression qui s’accentua d’un coup dans son crâne envoya des étincelles brûlantes partout dans son cerveau. Il crispa les paupières et gémit. L’obscurité l’agrippa une nouvelle fois et l’emporta avec lui. Il espérait que, cette fois, elle le garderait.
Lorsqu’il se réveilla pour la troisième fois, il garda les yeux fermés, laissant ses autres sens explorer son corps. La migraine n’était qu’un pâle écho de l’atroce souffrance qu’il avait senti avant de sombrer. Ses muscles restaient douloureux, mais il s’aperçut que ses mains, toujours liées, étaient maintenant face à lui. Sous son flanc, il sentait quelque chose de mou et de tiède. Il enfonça son visage dans le matériau : il sentit une odeur de paille et de tissu. On lui avait donné une paillasse. En se déplaçant légèrement, il constata que ses jambes étaient libres et qu’une couverture avait été déposée sur lui. Il se sentait un peu mieux, bien qu’épuisé. Que s’était-il passé ? La petite fille l’avait-elle soigné finalement ?
Soudain, un bruit de pas retentit. Il entendit la respiration lourde d’une personne, puis ses pas sur le sol dallé. Quelqu’un venait de le rejoindre et ce n’était pas la petite fille. Un bruit métallique et humide résonna près de son visage. Il ouvrit les yeux, rassuré que sa vision se soit éclaircie et observa ce qui se passait, sans oser bouger. L’aubergiste était revenu. Il s’était agenouillé à côté de lui, après avoir déposé une petite gamelle métallique remplie d’eau. Il tenait un tissu dans les mains et il regardait son prisonnier avec une expression troublée. Était-ce un éclair de culpabilité qu’il aperçut dans ses yeux plissés ?
Lorsque l’homme approcha sa main de son visage, Sirian ne put s’empêcher de reculer, ne s’arrêtant que lorsque son dos rencontra le mur. La panique commençait à envahir son esprit. Ca suffit, se réprimanda-t-il. Il inspira profondément et ne bougea plus.
- J’ai apporté de l’eau pour boire et nettoyer votre visage. Et aussi ce bout de pain, fit-il en posant sur la paillasse l’aliment enveloppé dans un tissu.
Dans sa voix ne subsistait plus aucune tonalité de fureur. Il paraissait plutôt gêné. Sirian lorgna sur l’eau pure et brillante. Sa gorge desséchée se rappela alors à sa mémoire. Ne quittant pas des yeux son geôlier, il hocha la tête. L’homme l’aida à s’asseoir contre le mur. Le Sigilite fut satisfait lorsqu’il ne sentit pas la vague de nausées ou la migraine à laquelle il s’attendait. L’aubergiste prit la petite tasse de bois qu’il avait apportée et la plongea dans l’eau puis il la déposa dans les mains du prisonnier. Celui-ci la porta à ses lèvres et but à grandes goulées. Cette simple eau avait un goût d’hydromel pour sa gorge parcheminée. Il étancha sa soif en buvant une seconde tasse. Puis il posa sa tête contre le mur et laissa l’homme nettoyer sa plaie.
--- Vous remercierez votre fille. Je me sens beaucoup mieux, fit-il une fois que les soins furent terminés.
L’autre se mordit les lèvres. Sirian perçut son sentiment de culpabilité.
-- Je crois savoir pourquoi vous m’avez attaqué. Même si je ne comprends pas. Si vous me laissez partir, j’oublierai vous avoir rencontrés, vous et votre fille.
L’aubergiste parut hésiter. Puis son visage se raffermit et il secoua la tête.
-- Vous allez faire votre rapport et vous allez nous l’enlever, pour l’envoyer dans une de vos écoles. Vous allez la détruire. C’est hors de question.
-- Je n’en ferai rien. Et même si l’inquisition découvrait votre fille, les écoles ne sont pas si horribles, vous savez. Votre fille apprendra à se servir de ses capacités pour le bien.
L’homme eut un rire sarcastique.
-- Epargnez-moi votre propagande, Sigilite. Nous savons très bien, par ici, ce que vos écoles font aux enfants. Il est hors de question que vous posiez vos mains sur ma fille !
Sirian fronça les sourcils. De quoi parlait-il ? Il avait l’ai si sûr de lui qu’il n’arriverait pas à le convaincre. Le jeune homme soupira. Il lui restait une carte à jouer. Il aurait préféré éviter, mais si cela pouvait lui permettre de partir d’ici, alors il n’avait pas le choix.
--- Mon tatouage, là, sur mon cou, commença-t-il en tournant légèrement son visage, vous savez ce que c’est ?
L’autre haussa les épaules.
-- Un emblème de votre institution.
-- C’est un contrat de servitude.
L’homme écarquilla les yeux. De toute évidence, il avait entendu parlé de cela.
-- Cette pratique n’existe plus …
-- Elle existe enrcore dans la loi, même si elle est rarement utilisée.
-- Pourquoi vous enchainer ainsi au Sigile ? demanda alors l’aubergiste.
Il paraissait sincèrement curieux. Sirian ne sentait aucun mépris, ni aucune pitié dans cette question. Mais l’heure n’était pas au récit de sa vie.
-- Peu importe. Ce qu’il est important pour vous de comprendre, c’est que si je ne suis pas rentré dans l’enceinte de la capitale dans deux jours, il va s’activer et mon mentor saura où je me trouve. Elle enverra des hommes me récupérer et votre village sera envahi de Sigilite et de soldats.
L’aubergiste écarquilla les yeux. La peur commença à s’insinuer en lui, ainsi que le doute. Il se mordit les lèvres, hésitant. Le jeune homme avait l’espoir que cela allait lui permettre de prendre la bonne décision. Mais il fut une fois de plus déçu.
-- Le baron saura quoi faire, répondit-il en se levant. Il arrive bientôt, il saura quoi faire de vous.
-- Le baron ? Qui est .. ?
Mais l’homme ne l’écoutait plus. Oubliant l’eau et le tissu imbibé de sang, il rebroussa chemin, grimpa l’échelle et tapa sur la trappe de bois. Quelqu’un la déverrouilla et il disparut par l’ouverture. Quelques secondes plus tard, l’échelle était soulevée et il se retrouva à nouveau seul. De frustration, il tapa son crâne contre le mur. L’annonce de l’arrivée de ce Baron était à la fois mystérieuse et inquiétante. Tout ce qu’il voulait, c’était rentrer chez lui. Comment une simple mission de routine avait-elle pu se transformer en cette catastrophe ?
Se rappelant le quignon de pain, il l’attrapa et mordit dedans. Malgré les deux jours d’abstinence qu’on lui avait imposé, il n’avait pas d’appétit, mais il devait reprendre des forces. Une fois son repas pris, il remonta la couverture jusqu’à ses épaules, serrant ses mains liées contre sa poitrine, pour essayer de se réchauffer. Le froid qui s’insinuait dans ses os n’était pas seulement dû à la température de la pièce, mais aussi à la profonde angoisse qui l’étreignait.
Combien de temps s’était-il passé quand il entendit à nouveau la trappe ? Il n’en avait aucune idée. Il avait dormi d’un sommeil agité. Il se laissa entrainer à l’étage sans broncher. Lorsqu’il émergea dans la cuisine, après avoir maladroitement grimpé l’échelle branlante, on le poussa immédiatement dans la salle commune. Le feu qui flambait dans la cheminée lui parut être une bénédiction. Il profita de chaque seconde de chaleur qui faisait fuir la glace qui enserrait ses os et son cœur. On le poussa sur une chaise et on y lia ses pieds et ses bras. Lorsqu’on arracha la corde de ses poignets en sang, il eut un sifflement de douleur et il jeta un regard noir à l’homme qui jetait les cordes souillés dans le feu.
Autour de lui, plusieurs villageois le fixaient avec un air d’hostilité mêlée de peur. L’aubergiste était debout non loin du foyer et d’un homme qui paraissait se réchauffer devant. De taille moyenne, il portait une cape de voyage et ses cheveux bruns et courts paraissaient soignés. Lorsqu’il se retourna, Sirian étrécit les yeux et il retint un grognement de rage. Devant lui se tenait le baron de La Chaussée, coupable d’utilisation de magie interdite, pourchassé par le Sigile des Arcanes pour être exécuté. Il le reconnut car il avait délivré le mandat d’arrêt le concernant à Ombrepierre, à peine deux jours auparavant.
Le baron le regardait avec un petit sourire. A en croire sa tenue de qualité, il n’avait pas l’air d’un fugitif en fuite, mais plutôt d’un noble en déplacement. Comment ces villageois pouvaient-ils le connaitre ? Le protégeaient-ils ? Était-il arrivé sur son domaine sans le vouloir ? L’homme paraissait avoir la trentaine. Son visage avenant, aux traits fins, lui rappelait quelqu’un, mais il n’arrivait pas à se rappeler qui. Son regard d’un bleu glacial scruta le visage de Sirian. Celui-ci soutint son regard, ses lèvres serrées en une fine ligne de fureur. Il devait se calmer. L’autre était un magicien puissant. Il fallait faire preuve de finesse. Le baron fit un geste à l’aubergiste. Celui-ci hocha la tête et quitta la pièce, suivi de ses sbires. Lorsqu’ils furent seuls, le noble ôta ses gants et sa cape, qu’il laissa tomber sur l’une des tables, et approcha une chaise, sur laquelle il s’installa face à son prisonnier.
-- Enchanté de te revoir, Sirian.
Le jeune homme se figea. Comment pouvait-il le connaitre ? Il ne comprenait plus rien et cet état de fait le mettait dans une colère rare. Mais il contrôla ses émotions.
-- Comment me connaissez-vous ? fit-il d’une voix neutre.
-- Le tatouage, d’abord. Je connais bien l’inquisition et tu en es le seul membre en contrat de servitude, donc … Et puis, j’ai bien connu ton père.
-- Ce n’est pas quelque chose dont on peut être fier, vous savez, ne put-il s’empêcher de rétorquer, sur un ton sarcastique.
La mention de son père faisait remonter des souvenirs et des sensations qu’il préférait garder cachés. Il serra les poings et força sur ses liens, juste pour sentir la douleur. Cela l’aida à rester ancré dans le présent. Le Baron haussa un sourcil à son geste, mais ne dit rien. Étonnamment il parut presque … impressionné.
— Je t’ai croisé une ou deux fois quand tu étais tout petit, avant …
— Avant qu’il ne m’enferme et n’expérimente sur moi… Qu’est-ce que je fais ici, Baron ?
— Ton père était un visionnaire, continua l’autre, en ignorant sa question.
Il paraissait perdu dans ses souvenirs.
— Mon père était un monstre. Répondez à ma question.
Il avait réussi à mettre suffisamment d’autorité dans sa voix pour attirer l’attention du Baron. Il espérait juste que cela ne lui vaudrait pas une punition. Mais l’autre se contenta de sourire.
— Tu es une opportunité que je n’espérais pas. Tu vois, le hasard fait bien les choses. Tu vas me permettre d’échapper à ma sentence, n’est-ce pas merveilleux ?
— Parce que vous croyez que ma vie a assez de valeur auprès du Sigile des Arcanes pour négocier votre libération…
Sirian se mit à rire à cette idée, un rire sans joie et rempli de souffrance et de solitude, qui se termina sur un sanglot. Il baissa la tête. Ses nerfs étaient en train de le lâcher. Il fallait qu’il se reprenne. Il s’attendait à de la moquerie de la part du mage, mais tout ce qu’il vit, lorsqu’il le regarda à nouveau, ce fut de la compassion. La fureur sortit sa tête hideuse et commença à siffler : il ne voulait pas de la pitié de cet être monstrueux, cet ennemi des hommes ! Il se laissa envahir par elle et la relâcha dans la pièce. Le baron fit un pas en arrière et cligna des yeux. Une expression de surprise se dessina sur son visage.
— Je ne m’attendais pas à ça. Tu es encore plus intéressant. Je ne pensais pas que les expérimentations de ton père avaient fonctionné.
Sirian resta silencieux, soudain conscient que, dans son état d’épuisement, il en avait trop dévoilé. Il s’était encore laissé contrôlé par ses émotions. Il devait faire mieux. Il scruta son interlocuteur avec une expression de défiance. Il n’allait pas lui révéler la vérité sur les expériences de son père.
— Dites à l’aubergiste que s’il me laisse partir, je ne parlerai jamais de sa fille, finit-il par dire d’une voix épuisée.
— Oh, mais je pense que nous avons dépassé cette histoire. Tu vas partir avec moi. Le village sera en sécurité et moi j’aurai de la compagnie. Qu’en penses-tu ?
Son ton doucereux commençait à lui porter sur les nerfs. Qu’en pensait-il ? Il avait tout un tas de réponses à lui fournir, mais il préféra les garder pour lui. Qu’il l’emmène ! Il arriverait bien à trouver un moyen de s’enfuir.
— Basil ! fit-il d’une voix forte.
Aussitôt l’aubergiste entra.
— Monseigneur ?
— Apporte les possessions de notre invité et fais préparer sa monture. Nous allons partir.
Le soulagement qui transparut sur le visage de l’homme était si puissant que Sirian en éprouva presque de la peine. Il fit une brève révérence et quitta la pièce.
— Qu’est-ce que vous me voulez ? ne put s’empêcher de demander le jeune homme.
— Je te l’ai dit. De la compagnie pour le voyage. Un moyen d’échapper à l’inquisition.
— Ca ne fonctionnera pas, murmura Sirian sur un ton défait.
Il ferma les yeux et laissa tomber sa tête en arrière. Il était exténué. Ses blessures, le manque de sommeil et de nourriture étaient en train de le mener tout doucement à la mort. Ce serait peut-être une bonne chose. Il sentit une main sur son épaule. Il aurait dû s’en éloigner, éprouver du dégoût. Au contraire, une vague de réconfort l’envahit. Ce baron était complexe, trop complexe pour son esprit fatigué. Le Sigile le décrivait comme un monstre sanguinaire. Pourtant il voyait devant lui un homme intelligent et sensible. Ses motivations et ses actes paraissaient sombres. Il décida qu’il était trop exténué pour comprendre ce mystère. Il laissa ses pensées vagabonder et tenta de se reposer avant le voyage qui s’annonçait long.
Deux heures plus tard, les deux voyageurs entrèrent dans une forêt épaisse. Sirian était à nouveau entièrement vêtu ; tous ses objets lui avaient été rendus. Mais le Baron avait refusé qu’il remette le foulard. Ils avaient partagé dans un silence tendu un repas copieux, qui lui avait rendu des forces. Il avait retrouvé son cheval avec plaisir, enfouissant son visage dans son cou. Juste avant de partir, le Baron avait anéanti l’un des espoirs de Sirian : il avait bloqué le tatouage grâce à un sort, afin d’éviter qu’il ne s’active. Depuis ce moment, le jeune homme ne sentait plus la présence de l’ensorcellement au fond de son esprit. Il en ressentait la perte, ce qui était paradoxal, étant donné qu’il ne supportait pas cette chose.
Les mains liées agrippées à sa selle, il était condamné à suivre son geôlier qui tenait les rênes. Les douleurs à ses poignets étaient atténuées, car ils avaient été soignés et bandés. Sirian ne comprenait vraiment pas le comportement de cet homme, qui d’un côté voulait se servir de lui et avait commis des actes horribles, pour lesquels il avait été condamné, et de l’autre était capable d’empathie et de commisération.
Il avait été tenté de frapper le baron pour libérer son cheval et s’enfuir au galop, mais il n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. L’autre le rattraperait très rapidement. Alors il avait abandonné cette idée, préférant étendre ses sens dans toutes les directions pour repérer une opportunité.
Elle arriva plus vite qu’il ne l’aurait cru. Alors qu’ils sortaient de la forêt et s’engageaient sur un sentier qui grimpait sur le flanc de la montagne, il sentit une troupe de cavaliers derrière eux. En se concentrant, il reconnut l’aura caractéristiques d’un Sigilite. Ils devaient venir d’Ombrepierre et traquer le Baron.
— Tiens, tiens, tu les as repérés, on dirait, entendit-il sur sa gauche.
Préférant occulter la question qui pointa dans son esprit, il profita de la légère distraction de son geôlier, qui avait laissé la monture de Sirian se rapprocher de la sienne, pour lui donner un puissant coup de botte dans le flanc. Déséquilibré, avec un cri de douleur et de surprise, le baron lâcha la bride. Sirian s’en empara et d’un coup de talon, fit faire demi-tour à son cheval. Ils partirent au galop en direction du groupe de cavaliers derrière eux.
Avec un juron, le Baron se redressa et fit tourner sa monture, pour rattraper son prisonnier. D’un geste fluide de la main, il tenta d’atteindre son esprit pour l’endormir, mais son sort se fracassa sur une barrière mentale impénétrable. Il en fut impressionné. D’un coup de talon il fit accélérer son cheval, tout en lançant un sort sur celui de Sirian. L’effet fut plus efficace, mais pas autant qu’il l’aurait espéré. Protégeait-il sa monture aussi ? Cependant elle ralentit, lui permettant de les rattraper. Il dégaina son épée, et alors qu’il atteignait son niveau, lui porta un coup sur le bras droit, tranchant profondément la chair, à travers la laine de la cape et du manteau. Avec un hurlement de douleur, l’inquisiteur lâcha les rênes et, perdant l’équilibre, roula sur le chemin, avant de s’immobiliser quelques mètres plus loin. Le Baron attrapa les rênes de l’autre monture et revint en arrière avec elle.
Parvenu au niveau du jeune homme, il prit le temps d’écouter. Pour l’instant, il n’entendait aucun bruit de sabots se rapprochant d’eux. Mais si Sirian les avait perçus, ils ne devaient pas être bien loin. Repérant un bosquet touffu, non loin, il y entraina les chevaux qu’il y attacha, puis il rejoignit le jeune homme, qui n’avait pas bougé. Il respirait toujours, mais il était inconscient. De sa plaie au bras, le sang coulait à flot. Le Baron grimaça. Il y était peut-être allé un peu fort. Il le souleva par les épaules et le tira jusqu’au bosquet. Il l’allongea sur le sol herbeux, tira un bandage de sa sacoche et banda la plaie, en serrant le plus fort possible. La douleur réveilla Sirian qui grogna. Il cligna des yeux, regarda autour de lui et se figea quand son regard croisa celui du Baron.
— C’était bien tenté, tu sais, fit-il sur un ton aimable, en sortant des liens de cuir de sa sacoche. On va attendre ici que tes camarades passent.
Sirian ne tenta même pas de se débattre, lorsque le baron lui lia fermement les deux chevilles.
— Pour éviter que tu ne sois tenté de te jeter dans leur bras.
Sans un mot, le jeune homme se détourna sur le côté et ferma les yeux. Le choc avait réveillé sa migraine et son bras le lançait atrocement.
— Je te surveillais du coin de l’œil. C’est pour ça que j’ai su que tu avais repéré quelque chose. Tu as légèrement penché la tête dans la direction de ce que tu avais perçu. Je trouve cela très intéressant.
— J’en suis ravi pour vous, ne put s’empêcher de rétorquer le jeune homme.
Le baron s’installa à côté de lui.
— Tu n’as eu aucune parole, aucun geste. Tu t’es juste concentré. Je n’ai jamais vu de magie pareille.
Soudain il se figea et porta son regard sur le chemin. Sirian les avait sentis, mais n’avait rien dit. Un bruit de cavalcade atteignit leur abri. Le Baron eut un petit geste de la main et soudain le Sigilite sentit comme une pression au niveau de ses cordes vocales : le mage lui avait enlevé la capacité d’émettre le moindre son. Il lutta contre la panique qui essayait de s’emparer de lui. Et s’il l’avait privé du don de la parole pour toujours ? Il se recroquevilla un peu plus et crispa les paupières. Ce voyage était un cauchemar.
La troupe passa près d’eux sans se rendre compte que leur cible se cachait à quelques mètres. Le Baron attendit quelques minutes avant de se détendre, puis il baissa les yeux sur la silhouette tremblante de son prisonnier. Il semblait en état de choc.
— Bon sang ! fit-il, en réalisant la raison de sa réaction.
Il posa une main sur son épaule.
— Je ne peux pas l’annuler, mais cela ne va durer que quelques minutes. Alors détends-toi. Tu es trop sensible.
Lorsque son compagnon se figea et lui lança un regard noir, il sut que ce n’était pas la chose à dire. Mais il ne pouvait rien y faire. S’il voulait mener son projet à bien, le garçon allait devoir encore souffrir. Il jeta un regard pensif en direction de la route.
— Le bataillon doit se rendre chez moi. C’est embêtant. Nous allons devoir nous rendre dans mon autre cachette.
Il posa son regard sur le jeune homme qui s’était assis et ne cessait de le fixer.
— Tu sais, j’étais un peu perplexe. J’aurais dû avoir la visite de tes amis bien plus tôt. Le Sigile des Arcanes connait chacune de mes possessions. Puis je me suis rappelé comme l’administration pouvait être lente parfois, avec toutes ces vérifications et ces contre-vérifications…
Amusé, il haussa un sourcil face à l’étonnement qui traversa un instant le beau visage de son prisonnier.
— Je sens que des questions te brûlent les lèvres. Il faudra attendre un peu pour me les poser.
Lorsque Sirian, agacé, leva les yeux au ciel, il éclata d’un rire franc. Puis il se leva.
— Allez, allons-y.
Sortant son poignard de son ceinturon, il trancha les liens qui maintenaient les chevilles de son prisonnier puis il l’aida à se relever. Le jeune homme grimaça légèrement, mais il était plutôt stable. Le bandage était légèrement imbibé de sang mais cela devrait aller jusqu’à ce qu’ils atteignent son antre. Il ne maitrisait pas la magie du soin, malheureusement. Après avoir aidé Sirian à s’installer sur son cheval, il s’approcha de la tête de l’animal et murmura quelques paroles à son oreille, en faisant des gestes subtils de sa main droite. Le Sigilite le regarda faire avec méfiance. Le baron grimpa sur son propre alezan et claqua de la langue. Le cheval noir de Sirian lui emboita le pas.
Le reste du voyage se poursuivit dans le silence. La journée tirait à sa fin et le froid devenait difficile à supporter, drainant toute l’énergie du jeune homme. Il sentait un filet de sang couler le long de son bras et il avait la tête lourde. Même lorsque la parole lui revint, comme le mage l’avait promis, il ne prononça pas un mot.
Ils étaient repartis légèrement en arrière et avait emprunté un sentier qui serpentait à flanc de montagne. Les arbres avaient disparu ; autour d’eux ne subsistait que la monotonie grisâtre de ce désert rocheux. Lorsque les faibles rayons du soleil disparurent derrière les sommets et que la température commença à chuter encore, l’inquisiteur commença à avoir de sérieux doutes sur sa capacité à tenir, si le voyage devait encore durer longtemps. Son gant gauche était poisseux de son sang, mais il se refusa à alerter son tortionnaire.
L’obscurité les enveloppait entièrement quand ils atteignirent une sorte de crevasse enchâssée entre deux hautes crètes. Devant eux s’étendait un petit bâtiment en pierres, qui avait l’air ancien : les pierres noirâtres s’effritaient, le toit était en partie effondré et l’épaisse double porte montrait des ferrures rouillées. En l’examinant, Sirian eut l’impression que c’était une sorte de temple. Le Baron les guida vers un bâtiment en bois qui semblait avoir été ajouté entre la paroi rocheuse et le mur. En s’approchant, le jeune homme sentit une odeur de paille fraiche. L’autre descendit de sa monture ; Sirian l’imita avant qu’il ne lui vienne à l’idée de l’aider.
Il réussit à poser les pieds sur le sol, mais dut appuyer son crâne sur l’encolure de l’animal, le temps que son vertige disparaisse. Il était aussi faible qu’un chaton et il haïssait cet état. Ses poignets le lançaient à cause du frottement des cordes qui avaient fini par avoir raison des bandages. Son crâne pulsait sous l’assaut d’une migraine sourde et il sentait sa vie couler à travers sa blessure au bras. Lorsqu’il se sentit en état de marcher, il prit les rênes et guida lui-même sa vaillante monture dans l’étable. Il s’adossa à la paroi et laissa le soin à son geôlier de s’occuper des deux chevaux.
Il s’aperçut avec détachement que son sang commençait à goutter sur le sol recouvert de paille. Il scruta les gouttes cramoisies et avait l’impression de les entendre s’écraser sur le sol. C’était fascinant. Sans s’en rendre compte, il se penchait de plus en plus. Sa vision commençait à se troubler. Il entendit un juron, mais il paraissait lointain, comme assourdi. Il se serait effondré sur le sol si une poigne de fer ne l’avait pas agrippé. Il releva la tête et croisa le regard furieux du Baron. Il éclata de rire. Il ne savait pas pourquoi mais il trouvait son expression hilarante.
— Espèce d’idiot, fit l’autre, en l’entrainant à l’extérieur puis dans l’étrange bâtiment.
Sirian ne pouvait plus arrêter son rire, mais c’était un son hystérique et étranglé, plus proche du sanglot, qui lui comprimait la poitrine et râclait ses poumons. Le Baron le guida jusqu’à un large fauteuil et le força à s’asseoir sans ménagement. Sa nuque heurta le dossier en bois et il grimaça légèrement. D’un claquement de doigt, le mage activa le feu dans la cheminée et la chaleur commença à se répandre dans ce coin de la pièce. Il trancha les liens de ses poignets, grimaçant à la vision de sa chair ravagée, puis il l’aida à ôter sa lourde cape et son manteau.
Aussitôt Sirian se mit à trembler et se recroquevilla contre le large dossier. La manche gauche de sa chemise blanche était imbibée de sang. Après avoir pris un bandage propre dans la sacoche qu’il avait rapportée, il la déchira et appuya avec force sur la large plaie. Sirian grogna, toute trace de rire disparu, et il pâlit. Lorsque le flot de sang fut suffisamment ralenti, le Baron refit un bandage. Il aurait pu recoudre la plaie, mais il en avait besoin pour mener à terme le plan qu’il avait formé dans son esprit lorsqu’il avait été témoin des capacités du jeune homme, à l’auberge. Il faudrait qu’il la surveille attentivement, mais cela devrait aller.
Le Sigilite tremblait de tous ses membres. La tête posée sur le dossier du fauteuil, il avait les yeux ouverts et ses larmes coulaient librement. L’épuisement était en train d’avoir raison de son contrôle. C’était un spectacle difficile à supporter de voir un être tel que lui se briser doucement sous ses yeux… à cause de lui. Mais c’était un mal nécessaire.
Les soins urgents terminés, il déposa sa cape et son manteau glacés près de la cheminée avec les siens. Il attrapa une couverture épaisse et la déposa sur lui. Les tremblements s’atténuèrent et finirent par disparaitre. Il profita de son état de faiblesse pour traiter ses poignets et les bander à nouveau. Il veilla à doubler l’épaisseur pour éviter qu’ils ne s’effilochent à nouveau. Les yeux mi-clos, Sirian suivait tous ses gestes du regard. Son visage se crispait de temps en temps, sans doute sous l’assaut d’un éclair de douleur, mais la plupart du temps, il restait neutre.
Il le laissa ainsi, le temps de préparer un repas, avec les provisions qu’il avait accumulées, tout en le surveillant du coin de l’œil. Il ne savait pas vraiment pourquoi, mais quelque chose chez ce garçon le fascinait. Il était obligé de lui faire du mal, car c’était ainsi qu’il obtiendrait ce qu’il désirait, mais il n’avait rien contre lui. Au bout d’un moment, le regard de Sirian se détourna de lui et il examina l’endroit qui les abritait du froid. Il fronça les sourcils lorsqu’il découvrit les bas-reliefs qui ornaient le mur du fond.
— C’était un temple, non ? murmura-t-il, au bout d’un moment.
— Oui. Un culte perdu. J’ai essayé d’en comprendre la nature, mais il n’y en a plus aucune trace chez les gens du coin et je n’ai pas pu traduire les inscriptions.
— Vous menez des recherches archéologiques tout en essayant d’échapper aux autorités ?
Un petit rire lui échappa. Décidément Sirian savait retomber sur ses pieds.
— C’était avant, dans ma jeunesse.
— A propos de ces questions qui me brulent les lèvres …
Nous y voilà, pensa le Baron. Il a de la suite dans les idées.
— Oui. Et une excellente mémoire.
L’homme se figea et se retourna lentement vers lui. Sirian l’observait de ses yeux sombres qui semblaient impénétrables. Le gamin terrifié et faible avait disparu. Il croyait maintenant voir en lui un être d’une telle puissance qu’il en frissonna. Comment était-ce possible ? Un petit sourire étira les lèvres du jeune homme, comme s’il avait entendu ses pensées.
— Comment savez-vous autant de choses sur le Sigile des Arcanes ?
— Tu ne peux pas deviner ? répondit le Baron sur un ton légèrement agacé, en rapportant les aliments qu’il avait préparés.
— Trop fatigué, fut la réponse laconique.
Les yeux du jeune homme le fixaient avec autant d’intensité. Il restait pâle et quelques légers tremblements et grimaces témoignaient de sa souffrance physique, mais son esprit avait l’air bien plus alerte. Le Baron réalisa que seules les limites de son corps pouvaient le restreindre, et peut-être aussi de son code moral. Il pouvait remercier le Sigile des Arcanes pour cela. Il soupira. Il déposa le chaudron dans lequel il avait préparé une soupe au-dessus du foyer, puis rejoignit son invité et s’installa face à lui.
— J’ai des liens étroits avec le Sigile. Je connais quelqu’un qui y travaille et pendant longtemps nous avons été très proches.
— Vous parlez de la Haute Inquisitrice ? Il n’y a que par elle que vous auriez pu avoir autant d’informations sur mon statut.
Le Baron haussa un sourcil et eut un petit sourire triste.
— Oui. Mais n’oublie pas que je t’ai connu enfant. C’est moi qui ait lancé le Sigile aux trousses de ton père.
Si le Baron avait cru recevoir un peu de gratitude, il en fut pour ses frais. Les yeux du jeune homme s’étrécirent et son visage se déforma en une brève grimace de rage. Il se pencha en avant.
— Au bout de combien de temps ? Parce que je me souviens de vous bien plus clairement maintenant. Vous veniez visiter mon père et échanger avec lui. Je me souviens de votre voix, de votre odeur et de votre aura. Pratiquement dès le début, pendant les cinq années que dura mon emprisonnement.
Le Baron écarquilla les yeux. Il recevait de plein fouet la haine et la détresse de Sirian. Il l’avait sous-estimé. S’il n’était pas aussi faible, il pourrait l’anéantir en quelques secondes, il n’en avait aucun doute. Combien de temps ? La culpabilité commençait à lui grignoter le cœur à nouveau. Il avait laissé cet enfant se faire torturer à cause de sa curiosité scientifique.
— C’est grâce à moi que tu as été libéré de ton père, répéta-t-il. Et son expérimentation a réussi…
Un rire sans joie jaillit de la gorge de Sirian.
— Vous n’avez rien compris. Il faut croire que mon père ne vous a pas dévoilé son secret. Il ne cherchait pas à me donner des capacités. Il cherchait à répliquer ma particularité.
— Répliquer … ? Quelle particularité ?
— J’ai toujours eu mes capacités. Elles se sont manifestées lorsque j’ai atteint ma cinquième année. Mais mon test sanguin était négatif. Il l’a toujours été. Il l’est toujours.
Lorsqu’il se tut, il continua à observer son geôlier de ses grands yeux sans fond. Un petit sourire flottait sur ses lèvres. A cet instant, il avait une expression arrogante et cruelle, si différente de ce qu’il était normalement. Le Baron le regardait, stupéfait par les révélations qu’il venait de lui faire. Un utilisateur de la magie qu’on ne pouvait pas repérer. Les implications étaient… étaient …
— C’est impossible. Tous les utilisateurs de la magie réagissent au test.
— Et pourtant… j’ai été testé en entrant à l’Académie, puis à nouveau lors de mon accréditation, puis chaque année depuis lors. A chaque test, je tremble qu’il se révèle positif. A chaque test, il ne l’est jamais.
— Tu es … unique, extraordinaire.
— Je suis un monstre, Baron.
Mais il ne l’écoutait plus. L’enthousiasme de la découverte faisait briller ses yeux. Le scientifique en lui s’éveillait. Il se leva et fit les cent pas. Sirian aurait pu profiter de son inattention pour l’assommer et s’enfuir, mais il n’aurait pas pu faire trois pas sans s’effondrer.
— Si l’on pouvait trouver ce qui fait qu’on ne peut déceler tes pouvoirs … puis le répliquer, tu imagines la révolution pour les gens qui sont opprimés par le Sigile des Arcanes.
— Mon père a passé dix années à tenter d’obtenir ce résultat. Je garde les cicatrices des centaines de prélèvements qu’il m’a faits. Je me souviens très bien des substances toxiques qu’il m’a fait boire pour faire réagir mon sang. Savez-vous combien de fois il a dû me ranimer ? Toutes ces souffrances pour rien …
La voix à peine audible du jeune homme parvint à transpercer la bulle du Baron, qui stoppa net ses gesticulations et le regarda fixement. Il se recentra sur son objectif. Ils n’étaient pas là pour cela. Sirian n’était qu’un outil pour se venger. Et il l’utiliserait jusqu’au bout. Sans dire un mot, il alla chercher deux bols et deux cuillères en bois, les remplit de soupe bouillante. Après avoir vérifié que son prisonnier ne le regardait plus, il versa le contenu d’une petite fiole dans le bol qu’il lui destinait.
Lorsqu’il revint, les yeux brillants du jeune homme se posèrent sur lui. Ils avaient repris une apparence banale. Le Baron lui tendit son bol et sa cuillère, puis s’installa en face de lui. La faim eut raison de ses appréhensions et il engloutit la soupe. Quelques minutes plus tard, lorsqu’il sentit les premiers effets de la drogue, le regard de trahison qu’il lui lança se vrilla à travers son esprit et lui serra le cœur. Mais il valait mieux qu’il dorme pendant les deux prochains jours. Cela l’aiderait à récupérer et il souffrirait moins. Quand le Sigilite s’abandonna totalement au sommeil, le Baron s’approcha de son tatouage et avec un geste rapide de la main désactiva son sortilège. Aussitôt l’encre se mit à briller de plus en plus fort. Aucune grimace ne tordit les traits fins du garçon. La potion l’avait envoyé dans un sommeil si profond qu’il ne sentirait rien … jusqu’à ce qu’il se réveille. Il n’avait plus qu’à attendre sa sœur.
Sirian rêvait. Il était debout sur une crête. Il voyait sous ses pieds la vaste forêt, traversée par un ruban scintillant. Il observa les environs : à sa droite, Ombrepierre, niché au pied de la montagne, à environ trente kilomètres et un peu plus loin, sur la berge de la rivière étincelante, le village qui l’avait si gentiment accueilli. Il paraissait minuscule. Il vit la petite fille si douce qui s’amusait dans le jardin. Elle leva les yeux et le repéra, malgré la distance. Elle lui sourit et lui montra les fleurs qu’elle venait d’éveiller. Il murmura : « Fuyez ! Allez vous cacher. » Elle sembla l’entendre car elle écarquilla les yeux et partit en courant rejoindre son père. Il porta ensuite son regard vers l’horizon à sa gauche et il vit le château du Duc de La Rosace, le Bastion et le reste de la capitale, Argentlune, sur son île, entourée par l’immense lac.
Soudain un mouvement à ses pieds attira son attention. Une escouade de soldats et de Sigilites à cheval approchaient. Ils étaient menés par une femmes au cheveux blancs et aux yeux d’un bleu glacial, qui brillaient de mille étincelles. Sirian fronça les sourcils : que faisaient-ils ici ? Comment savait-elle ? Une seconde plus tard, la colonne grimpait sur le sentier en direction du vieux temple. Il se tourna vers le bâtiment grisâtre qui l’appelait. Il n’avait pas envie d’y répondre, car cela signifiait s’éveiller. Mais il n’avait pas le choix.
La première sensation qu’il eut lorsqu’il émergea de ce rêve étrange fut une impitoyable douleur ; des langues de feu et d’électricité lui traversaient le crâne. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : sa marque était active, depuis longtemps. Il savait qui il pouvait remercier pour cela. La seconde sensation fut celle des liens qui le maintenaient prisonniers du fauteuil. S’il avait les yeux ouverts, il les aurait levés au ciel : cette situation devenait presque ridicule.
Il finit par les ouvrir et les posa sur son tortionnaire, qui le regardait, assis face à lui, le menton posé sur ses mains jointes.
— Vous l’avez fait venir, fit-il d’une voix rauque. Pourquoi ?
— Tu verras. Je pensais que tu dormirais un peu plus longtemps. Je suis désolé que tu aies à vivre cette douleur.
Un petit rire sarcastique s’échappa de sa gorge.
— J’en doute. Mais ne vous en faites pas pour moi, elle arrive.
La pulsation qui le brûlait était une constante torture au fond de son crâne.
— Parfait. Nous allons pouvoir commencer notre petite expérience alors.
Il attrapa le poignard qui reposait sur la table près de lui, se leva avec entrain et s’approcha de Sirian. En suivant son geste du regard, il s’aperçut que le bandage sur sa plaie avait été enlevé. Celle-ci n’était pas fermée, mais ne saignait plus. La voir ainsi a l’air provoqua une vague de nausée. Il ferma les yeux et respira à plein poumon pour la contrôler. La morsure de la lame qui s’enfonçait dans sa plaie non cicatrisée le prit par surprise. Il ne put retenir le hurlement de douleur. Ses yeux se rouvrirent brutalement et il jeta un regard de haine au Baron, qui était en train de nettoyer la lame dégoulinante de son sang. Le sang chaud se répandait à nouveau sur son bras et sa vie avec.
Soudain la pulsation s’arrêta. Le migraine reflua doucement et atteignit un niveau supportable en quelques secondes. Le regard de Sirian se porta sur l’entrée du temple et il faillit laisser échapper un sanglot de soulagement lorsqu’il vit la Haute Inquisitrice Mallkynn, son mentor. Le Baron suivit son regard et d’un bond se plaça derrière le fauteuil, la lame de son poignard posée sur la gorge de Sirian.
Le regard froid de la femme se posa sur le criminel. Elle s’avança de quelques pas, les cinq hommes qui l’accompagnaient épées au clair la suivirent.
— A quoi joues-tu Hector ? prononça-t-elle lentement.
Soudain Sirian comprit le lien entre les deux ennemis : les traits du visage étaient si ressemblants, mais c’était surtout les yeux qui étaient identiques.
— Mallkynnn est votre soeur, murmura-t-il, malgré la pression de la lame sur son cou.
— Ton protégé est intelligent. Dis à tes sbires de te laisser et nous parlerons.
— Et si nous t’arrêtions ici et maintenant…
— Tout dépend si tu tiens à la vie de ton pupille, Mallkynn. Je connais les procédures. Le sacrifier ne serait pas une bonne chose pour tes états de service, surtout avec autant de témoins. Tu risques une procédure disciplinaire et je sais que tu tiens autant à ta carrière qu’à tes principes …
Un sourire carnassier étira les lèvres pleines de la Haute Inquisitrice. Les menaces du Baron ne lui faisait aucun effet.
— Je n’ai pas besoin de mes hommes pour te vaincre. Et étant donné que tu as enlevé et torturé un agent du Sigile des Arcanes, je n’ai même pas besoin de procès pour t’exécuter, Hector.
Elle fit un signe de la main à ses hommes qui attendaient derrière elle. Sans discuter, ils quittèrent le bâtiment. D’un geste gracieux de sa main libre, le Baron ferma hermétiquement les portes.
— Comme cela nous ne serons pas dérangés. Maintenant pose tes armes sur cette table.
Mallkynn obéit. Elle jeta un coup d’œil à son pupille et remarqua sa pâleur, le sang qui imbibait son bras et son état général qui semblait piteux. La rage étreignit son cœur avec une force qui la surprit elle-même. Quand elle eut terminé, elle recula. Hector s’écarta alors de sa proie et posa le poignard sur la même table. Sirian respira avec un peu plus d’aise.
— Il est en train de se vider de son sang. Si tu veux qu’on discute, soigne-le.
Hector secoua la tête. Il versa le contenu d’un pichet dans deux verres ouvragés, et en tendit un à sa sœur. Celle-ci eut une grimace et secoua la tête pour refuser.
— Arrête ces simagrées. Tu n’as pas fait tout ça juste pour m’inviter à partager un repas. Sirian ne t’a rien fait, laisse-le partir.
— Sirian est un garçon très intéressant.
— Il est bien plus que cela. Et tu es en train de le laisser mourir.
— Oh, fit le Baron avec un petit geste de la main. S’il le veut, il peut fermer sa blessure.
— Quoi ? Non ! fit soudain le jeune homme.
Il jeta un regard paniqué en direction de son mentor : il ne fallait pas qu’elle découvre ses capacités. Sinon elle serait obligé de l’enfermer ou pire. Il était hors de question qu’il revive les expériences et l’emprisonnement.
— De quoi parles-tu ?
— Ne me dis pas que tu n’avais pas deviné les aptitudes de ton protégé, ma chère sœur.
— Sirian n’a aucun don. Son sang est totalement libre de toute magie. Je sais à quoi tu joues. Tu te sers de lui pour gagner du temps. Au lever du soleil, le délai d’exemption sera dépassé et tu seras libéré de toutes les charges. Mais si Sirian meure, tu n’auras pas le temps d’en profiter et tu le sais.
— Ah oui ! Ce détail ! Oui, c’est vrai que cela fait partie de mon plan. Quel plaisir j’aurais à parcourir à nouveau les rues de la Capitale ! Mais d’un autre côté, si ton pupille meurt, cela te détruira. Et c’est une perspective qui me fait vraiment plaisir.
— Vous êtes fou, fit Sirian.
Un éclat de rire lui répondit. Puis Hector s’approcha de son prisonnier.
— Mais tu peux te sortir de ce danger en te guérissant par toi-même.
Furieux, Sirian se débattit contre ces liens.
— Je ne peux pas, combien de fois faut-il que je vous le dise !
Un éclair de douleur traversa son bras et il se rabattit contre le dossier avec un rictus, haletant. Mallkynn fit un pas vers lui, puis interrompit son mouvement en regardant son frère, méfiante. Lorsqu’il l’y autorisa d’un hochement de tête, elle rejoignit son pupille et s’agenouilla près de lui. Posant une main sur son bras, elle l’examina attentivement. Il ouvrit les yeux et plongea son regard noir dans le sien. Il eut un petit sourire triste et releva bravement la tête.
— Je vais donc mourir et elle vous tuera. Fin de l’histoire.
Hector parut décontenancé. La Haute Inquisitrice le fixait avec un sourire féral qui lui donna froid dans le dos.
— Je crois que vous avez surestimé son attachement à ma personne, mage. C’est vous qui m’aurait tué, pas elle. Si elle abat un ennemi de la couronne ducale aussi exécré que vous, elle sera adulée et moi je serais un martyr … et libre.
Le sourire du jeune homme avait la même tonalité que celui de sa sœur. A nouveau ses pupilles étaient si noires et si profondes. Il sentait que son plan lui échappait, si le gamin refusait de survivre et si la Haute Inquisitrice était aussi froide qu’elle le paraissait. Il recula d’un pas, songeant à s’enfuir, quand il perçut un éclair d’inquiétude dans le regard posé sur le Sigilite. La confiance revint en force. Il avait raison.
Il eut un geste de torsion de son poignet droit, murmura un mot et soudain Sirian se cambra, la bouche grande ouverte, cherchant une inspiration qui ne venait plus. Il posa un regard à la fois paniqué et furieux sur le Baron qui maintenait la pression autour de sa gorge pour l’étouffer. Le jeune homme lutta contre ses liens dans un réflexe instinctif pour atteindre les mains invisibles qui l’étranglaient.
— Arrête ! ordonna Mallkynn d’une voix où perçait la terreur.
Il s’exécuta aussitôt et sa victime s’affaissa, respirant avec force, prenant de grandes goulées d’air. Son cœur donnait l’impression qu’il allait s’échapper de sa poitrine. Il ne comprenait pas tout ce qui venait de se passer, ni pourquoi le monstre les contemplait avec cet air victorieux. Son mentor caressait doucement son bras et ce geste l’aidait à se calmer. Cependant jamais elle n’avait eu ce genre de tendresse avec lui. Qu’est-ce qui lui arrivait ?
— Je t’en prie, Hector, ne le laisse pas mourir.
— Comme je te l’ai dit, cela dépend de lui.
— Je ne peux pas, murmura Sirian, pas devant …
Il se mordit les lèvres et jeta un coup d’œil sur la Haute Inquisitrice, qui écarquilla les yeux. Hector battit soudain des mains comme un enfant à qui l’on vient d’offrir un nouveau jouet.
— Il ne le fera pas devant toi. C’est extraordinaire. Vous lui avez tellement bien inculqué la peur de la magie, qu’il ne te montrera jamais ce qu’il peut faire.
— Tu es fou, Hector.
— Mallkynn, demande-le-lui. Ordonne-le-lui.
Le regard de la femme se posa sur le bras gauche de son pupille : la chemise était imbibée de sang, qui commençait à goutter sur le fauteuil. Elle prit une résolution : si Sirian était capable de se sauver lui-même, il devait le faire.
— Fais-le, Sirian
Il écarquilla les yeux.
— Vous avez conscience que si je le fais, vous devrez …
Il avala sa salive alors qu’un nœud se formait dans sa gorge à l’idée de finir sur un bûcher. Elle lui caressa doucement les cheveux et posa ses yeux bleus dans les siens. Il y lut quelque chose qu’il n’y avait jamais vu avant. Il hocha la tête et ferma les yeux. Le tatouage se mit soudain à briller un peu plus fort. Sous les yeux stupéfaits d’Hector et de sa sœur, la plaie commença lentement à se refermer. De légères crispations sur le visage de Sirian montraient les efforts que cela lui demandait. Mallkynn se leva et s’éloigna, examinant les conséquences de ce dont elle était témoin : Sirian était un Sigilite assermenté, qui possédait la magie, sans avoir été repéré, malgré les tests sanguins. Les implications étaient catastrophiques. Elle savait ce que son devoir lui dictait. Sirian devrait être considéré comme un sorcier dangereux, jugé et condamné. Et pourtant elle s’y refusait. Sans qu’elle en ait conscience, un attachement fort pour le jeune homme s’était développé en elle. Peut-être avait-il même été là quand elle avait rencontré l’adolescent de quinze ans, maigre et malade, qui la fixait de son regard défiant.
Au bout de quelques secondes, la plaie se ferma totalement. Un léger sourire étira les lèvres du jeune homme, mais il n’ouvrit pas les yeux. La couleur revenait peu à peu sur sa peau, ses cernes disparaissaient. Hector écarquilla les yeux, observant le processus avec fascination. Sa sœur en faisait de même, jusqu’à ce que son attention soit attirée sur les fruits posés dans une coupelle, non loin. Ils étaient en train de pourrir et de tomber en poussière. Puis le chanvre de ses liens obtint le même destin. Lorsqu’il ouvrit les yeux, totalement libéré, ses pupilles étaient d’un noir absolu et le regard qu’il posait sur Hector terrifiant.
— C’était ce que vous vouliez voir, mage ?
Celui-ci, stupéfait, fit un pas en arrière, alors que le Sigilite se levait lentement.
— Tu es… extraordinaire ! murmura-t-il.
Mallkynn observait Sirian avec attention. Comment son frère ne pouvait-il pas percevoir le danger ?
— Sirian ?
Celui-ci tourna la tête vers sa mentor.
— Haute Inquisitrice ?
— Est-ce que tout va bien ?
Un rire sans joie lui répondit.
— Honnêtement, je n’en sais rien. Je n’ai jamais fait ça.
Il se tourna complètement vers elle.
— Est-ce que vous allez m’arrêter ?
Et, dans cette seconde, elle retrouva le jeune homme qu’elle avait pris sous son aile, et avec lequel elle avait une relation trop complexe pour être résumée à un seul mot.
— Nous sommes là devant une situation extraordinaire qui entre dans la section 54-1 du code de déontologie du Sigile des Arcanes, je pense, continua-t-il.
Elle lâcha un petit rire. Soudain au-dessus d’eux, une lumière blafarde apparut par les interstices du toit en partie détruit. Hector leva le visage vers le haut et laissa les rayons le caresser.
— Je crois que nous venons d’entrer dans le 35e jour depuis mon jugement. Le délai d’instruction vient de se terminer, petite sœur.
Mallkynn croisa les bras et le fixa, furieuse.
— Tu ne vas pas t’en tirer comme ça.
— Tu ne peux rien faire, pas pour mes crimes antérieurs en tout cas. Je vais donc m’en aller et Sirian va venir avec moi.
Le regard de Sirian revint lentement se poser sur le visage de son tortionnaire.
— Pourquoi ferais-je cela ?
— Tu as besoin de moi pour comprendre ce que tu es. Le Sigile va t’enfermer et te soumettre à de nouvelles expériences. Moi, je peux t’aider.
— Vous vous êtes servi de moi et m’avez torturé. En quoi êtes-vous différent ?
— Ce sera différent cette fois. Avec moi tu atteindras des sommets de puissance. J’ai obtenu ce que je voulais ; je n’ai plus aucune raison de te faire du mal.
— D’ailleurs, je n’ai toujours pas compris ce que tu voulais en fait, interrompit Mallkynn.
— Te mettre dans une situation impossible. Et je pense que j’ai réussi.
— Article 54-1, Hector, reprit Mallkynn.
— Lorsqu’un agent du Sigile des Arcanes se trouve dans une situation où sa vie et sa santé mentale sont en danger, il a dans l’obligation morale de survivre, par tous les moyens nécessaires, récita Sirian, avec un léger sourire.
Le frère de l’inquisitrice fronça les sourcils et pâlit. Il recula d’un pas et observa tour à tour les deux Inquisiteurs. Comment son plan lui avait-il échappé à ce point ?
— Écoute, balbutia-t-il. Sirian est quelque chose de tout nouveau, incompréhensible et tellement puissant. Tu auras besoin de moi pour le comprendre, le contrôler.
Mallkynn s’avança et s’interposa entre son frère et son pupille.
— Tu as peut-être réussi à échapper à la juste peine qui t’était promise pour cette fois, mon frère, fit-elle d’une voix sourde et menaçante. Mais cela ne durera pas éternellement. Je te conseille de te trouver un trou où te cacher très loin du duché de La Rosace. Tu n’auras jamais Sirian. Et si tu essaies de t’en prendre à lui encore une fois, tu le paieras très cher. Ne surestime pas mon attachement à ma carrière. Est-ce que j’ai été assez claire ?
Hector hocha la tête, tremblant de rage et de peur. Quelque chose dans le regard et l’expression de Sirian le terrifiait. Il prit soudain conscience que, sans le vouloir, il avait peut-être éveillé une puissance dévastatrice.
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