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Le doux roulis du train commence à l’ensuquer lentement, le calme relatif du wagon et l’accumulation de courtes nuits de sommeil durant la semaine accompagnant sa descente dans un doux engourdissement.

Il faut dire qu’il y a plus réjouissant à faire que de prendre le premier train de la journée en partance pour l’autre bout du pays : huit heures à rester assis, avec un changement express à faire à Paris, sautant de métro en métro en priant pour ne pas rater la correspondance.

Les voyages forment la jeunesse, mais il en était à un stade où ils déforment plus les valises et les lombaires.

Il se redresse lentement, cale son dos de manière plus confortable contre le dossier de son siège et renfonce plus fermement ses écouteurs dans ses oreilles, les mélodies familières agissant vite comme une berceuse.

Sa conscience oscille, paupières closes mais frémissantes sous les lueurs du soleil levant, sa tête dodelinant au rythme du train et de ses rencontres avec la fraîcheur de la vitre.

Il se sent ici et ailleurs, la sensation étrange d’être en mouvement sans bouger à la fois déstabilisante et familière, comme si il flottait en dehors de l’espace et du temps.

Comme une pause dans cette vie toujours en accéléré.

Il oublie trop souvent le confort qu'apporte le fait d'être spectateur, d'observer le temps couler en restant sur la rive de la vie. Il a beau prendre chaque année la résolution de lever le pied, il faut toujours un moment comme celui-ci pour lui rappeler à quel point c'est quelque chose dont il a besoin.

Ce trajet lui apparaît comme une aubaine maintenant, son esprit libre et surtout léger.

Les à-coups du wagon le tire de son voyage intérieur, un grognement de mécontentement lui échappe des lèvres. Groggy, il ouvre les yeux et passe machinalement une main dans ses cheveux fraîchement coupés de la veille : ce qu'il ne fallait pas faire pour assurer la paix sociale... et éviter une énième remarque de sa mère. La chaleur de ses longues mèches brunes manquent déjà à son cou exposé au vent froid.

Son humeur s'assombrit davantage lorsqu'il comprend la raison de son éveil.

Le train vient de s'arrêter. Dans une gare.

CETTE gare.

Celle où systématiquement survient le phénomène bien connu du raz-de-marée humain, avec son lot de bousculades, de cris et de grognements, de prises de têtes pour un numéro de place mal lu ou la présence d'un animal.

Il claque la langue d'agacement, et monte le volume de deux crans : hors de question qu'il se laisse embarquer dans cette folie, encore moins maintenant qu'il a goûté au plaisir de se sentir loin de ce chahut perpétuel qu'est la vie.

C'était sous-estimer les forces du chaos qui possédaient les gens lors des fêtes de fin d'année...

Même avec le volume monté à fond, il entend clairement les invectives des parents hurlant à leurs enfants tour à tour d'arrêter de courir dans l'allée ou de se presser pour éviter de créer un bouchon, ou encore les éternels « Oui oui, je suis bien monté dans le train.... Voiture 7, j'arrive à 9h30 gare de Lyon.... » se voulant discrètement confiés au téléphone, sûrement, mais qui finissent criés au milieu de la cohue.

Un sac atterrit soudain sur le siège vide à côté de lui, son état de tension tel qu'il en sursaute malgré le faible impact.

Ses yeux se lèvent immédiatement vers le coupable de cette intrusion.

Derrière son masque d'indifférence se cache une panique instantanée. Tout sauf ça...

Il hoche la tête d'une manière se voulant polie, et s'attarde le moins possible sur le visage relativement jeune, en partie caché par la capuche d'un sweat-shirt noir.

Une capuche... Belle idée pour compenser la perte de sa crinière !

La vague de panique recule peu à peu : il a clairement affaire à un adolescent dans sa phase gothique, et le pourcentage de chance pour que le reste du voyage se passe en silence vient de faire un bond miraculeux...

Avec un sourire gêné, son nouveau compagnon de route se glisse sur le siège tout en restant debout, les fesses effleurant à peine son sac, sûrement pour laisser passer le flot de voyageurs.

Quelqu'un avec un peu de bon sens, se dit-il en sentant les tressautements familiers indiquant que le train se remet en route, sentant la panique s'apaiser pour de bon, maintenant que le chaos se dissipe dans la voiture.

Il y a toujours l'habituel passager qui croit bon de partager sa conversation téléphonique ô combien passionnante avec tout le wagon, mais il a au moins du temps pour recharger ses batteries de patience avant la seconde épreuve, la traversée de Paris.

Son voisin est une voisine, remarque-t-il après quelques minutes alors qu'elle baisse sa capuche. Il ne l'a même pas senti s'installer ou mettre son sac à dos dans le porte-bagages au dessus de leurs têtes.

Elle murmure un « bonjour » auquel il répond tout aussi doucement après avoir enlevé un de ses écouteurs, une fois encore par pure politesse. Son esprit fait un bond dans le futur, étape obligée pour anticiper chaque action et réaction: les frôlements de vêtements lors du traditionnel farfouillage pour attraper le téléphone/le livre/une bouteille d'eau, le regard gêné lors du retour après un passage aux toilettes,... Il échappe au bazar de devoir la déranger pour sortir du train, Paris étant le terminus.

Il se sent bouillir sous l'effort : elle n'y est pour rien cette jeune fille, et elle ne se doute pas de la tempête qu'elle déclenche juste par sa présence sur ce fichu siège.

L’ensemble des réticences qu'il avait listé avant de prendre sa décision lui revient en pleine face, ses peurs primaires accompagnées d'un relent de frustration envers lui-même : bordel, pourquoi ne pouvait-il pas être comme tout le monde ?

La main toujours sur son écouteur, immobile alors que son âme s'effondre façon Jenga, il sent ses nerfs se tendre face à la prochaine étape : elle va visiblement dire quelque chose, mais quoi ? Lui demander l'heure ? Si elle peut téléphoner ? Ce qu'il fait dans ce train ?

Les réponses possibles défilent, des plus vagues aux plus sarcastiques, alors que tous ses efforts sont dirigés sur le fait de garder une expression neutre sans être impolie.

Allez, qu'elle balance son truc et qu'on en finisse !

Soudain, un ronflement gras retentit, provenant de deux sièges devant eux et rompant toute conversation. Le temps du wagon est suspendu à la prochaine vague du son nasal, qui ne tarde pas à résonner. Cela achève de faire dérailler le train de ses pensées, un éclat de rire remontant dangereusement au milieu du chaos de sa panique. Ses yeux se fixent sur le visage surpris de sa voisine, la bouche toujours ouverte pour dire quelque chose qui semblait oublié, le coin des lèvres recourbés en une espèce de rictus espiègle.

Elle semble tellement ridicule, figée en plein élan… Et il ne doit pas être mieux, avec son air constipé des jours de prises de tête.

Arf, la bulle de rire menace d’éclater…. Pas bon, pas bon…

La troisième salve lui fait pincer les lèvres : ça y est, il doit définitivement avoir l’air constipé…

Le silence qui règne dans la voiture est assourdissant, et il se surprend à préférer la cohue de toute à l’heure à cette angoisse du prochain ronflement.

« Maman, maman ! »

Il bénit intérieurement cette petite voix aiguë qui brise le sort étouffant jeté sur la voiture 7, chaque passager semblant reprendre son droit à la vie après la minute malaisante du jour.

«-Regarde, y’a un Ronflex sur la route, mais j’ai pas la Pokéflûte…. »

Un coup d’œil à la jeune fille, et un ricanement péniblement réprimé leur échappa simultanément, se transformant en un fou rire silencieux qu’alimentaient leurs regards presque complices et la voix de la petite fille qui se désespérait de trouver cette fichue flûte et s’émerveillait de ses dernières captures, au milieu des vrombissements conjoints du train et de leur Ronflex personnel.

Il se surprit à avoir hâte de voir ce que le voyage avait en stock pour la suite : cela faisait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi vivant.


Texte publié par Mimisao, 15 janvier 2023 à 21h38
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