Au matin du dixième jour, Morag émergeait des sous-bois, le versant de la montagne dans son dos. Au-delà s’étendait plus bas une campagne rase, pareille à une mer d’herbes pâles. L’étrange clarté tombant dans cette trouée éclipsait les contours de la vallée, si bien que sous la violence du jour, le lointain se perdait, dilué dans la tiédeur singulière du lieu.
La combe reposait au silence, déroulant un parterre de chiendent sur une très longue distance, ceinturée par des massifs brumeux. Aveuglée par ce nouveau soleil, Morag descendit la côte sous les hautes branches à la sève tremblante. Le lieu était hautement inhabituel. Lorsqu’on tendait l’oreille, le murmure de quelques voix paraissait frapper les troncs, porté par une brise soudaine. Le bois était désert, la plaine inhabitée, il flottait pourtant aux abords du val une atmosphère différente du climat qui avait dominé la forêt. La chaleur tombée de l’azur et le bourdonnement sourd, presque inaudible d’un chant lointain, rendaient les entours plus agréables, bien que mystérieux.
Au pied de la colline, une herbe souple tapissait la terre, pour parcourir l’étendue sans manquements, ni aucune nuance. C’était une chose inouïe ; pas plus que l’épais bouleau qui devait se dresser au loin, au centre du plateau, ses hautes feuilles persistant sur les branches bien que soit passé l’équinoxe d’automne.
Au pas nonchalant du poney, avançant le long du bassin rendu à la solitude, Morag s’était retrouvée face à ce tronc massif, atteignant probablement quelques 114 pieds de hauteur. Isolé au cœur du vaste champ, l’arbre clair se dressait pareil au mât d’un navire, surplombant une houle verdoyante, isolé dans une forêt de pins. À sa pointe, les nuages paraissaient changer de teinte, voilés d’un halo irisé qui disparaissait lorsqu’on y portait trop d’attention.
Il se trouvait à la racine un rocher blanchâtre. Il poignait dans la lande alors que Morag n’était pas même certaine de l’avoir remarqué au premier abord. Le long de la pierre, des entailles et des gravures laissaient deviner sous l’érosion les contours de créatures et de symboles du pays picte. Sur chaque face, des encoches plus profondes fendaient le jalon, épelant dans les chevrons de l’ogham quatre noms dont les cultes étaient pratiqués au-delà du Mur.
La fatigue de la Picte était grande, la lumière du val crue : l’enfant n’avait pas même aperçu de gravures sur le monolithe de grès au premier coup d’œil. Par-dessus le garrot du poney, elle détailla le relief granuleux sans y deviner plus que des entailles communes et les noms des divinités du nord.
Au seuil du royaume des mille tombes, foulant la mer d’ivraie là où se dressait une barrière invisible, Morag demeura un temps immobile. On aurait pu la croire endormie, ses paupières tombant sur ses pommettes, son menton affaissé. Livré à lui-même, Iarann se repaissait d’une nourriture délicate près de la pierre. Toutefois, Morag ne s’était pas assoupie. Dans son silence, elle mûrissait les circonstances, persuadée d’être à un lieu marquant la fin de la voie qui n’existait pas. Elle se remémora la rengaine de la veille. « Nul ne rejoint la Horde sans salut à Ceux Qui Voient. » Toute à cette réflexion, palpant les incisions dans sa chair, faisant refluer du sang dans les plaies séchées de la veille, elle laissa couler son humeur sur le rocher.
À la lisière blanche, délimitée par l’arbre et la roche pâles, il lui fallait honorer les seigneurs de Cairn.
« Salut, fils de l’Ailleurs, Pourfend-Gel, fils de Briseur-d’Échines, fils d’Ouvre-Gorge, fille d’Écorche-Jarrets, fille de Fléau-d’Aigles, fils de Vois-Sans-Œil ! »
Le sort fut levé et le seuil ouvert. Là, le pauvre Iarann avait paru bondir sans avoir bougé et Morag fut jetée à bas, vidant sa selle sous la force de la poussée, pour vomir au sol dans la terre, là où s’était dressée la pierre de passage.
L’herbe verte avait disparu ; sous ses doigts, un terreau spongieux… Le paysage s’était dilué et la lumière avait faibli. Secouée par les quintes d’une toux violente, l’enfant suffoqua jusqu’à ce que l’air lui revienne. Après quoi, les alentours se firent plus nets, le voile devant ses yeux s’estompa. Son embarras mourut dans des sueurs et à genoux, elle commença à contempler la scène qui s’offrait à ses yeux exorbités.
La Mer des Cairns devait s’étendre au-delà de la piste, sur une portée aussi longue que sept-cents pas romains[1]. Des milliers de sépultures alignées sous de longs cairns dolméniques couvraient la distance jusqu’aux confins de la plaine. Depuis un porche de dolmens, cette étendue était traversée d’innombrables sillons, les cairns brisant la terre comme une houle menaçante.
Il régnait sur le vaste champ un climat obscur, où le soleil du val ne perçait plus. Entre les deux piliers marquant le rivage de la Mer, un homme veillait sans un mouvement. Il était coiffé d’une cale de tresses, cette crête durcie par un enduit pâle. Les côtés de son crâne étaient dénudés, mais couverts d’une croûte azurée, comme son visage. Ses paupières étaient dissimulées sous une poudre de charbon, laissant au-dessous de son front comme deux orbites vides lorsqu’il gardait ses yeux clos. Il était enveloppé de fourrures, si bien que son corps entier ne semblait avoir de forme propre. Il parut s’exprimer sans paroles et se présenta à Morag sous le titre de Rune-d’Os, fils de Briseur-d’Échines, gardant le Domaine des Tombes.
Rune-d’Os était un Vois-Sans-Œil. Placé à la porte du domaine principal, son aspect comme ses pratiques occultes laissaient à penser qu’il était avec Pourfend-Gel, une figure de pouvoir. Clairvoyant dont l’apparence dramatique n’inspirait que l’effroi, il gênait le passage sur le sentier menant au cœur du royaume. Les divinations de certains oracles procédaient du sang seul, en raison de quoi elles avaient cette singularité de voir autant dans l’avenir que dans le passé. Le pouvoir de Rune-d’Os était de cette nature.
Le shaman n’ignorait ni le nom, ni la lignée du faux Uoret, le chemin et l’accès ayant été payés de la souche des Caleds sur les sorts de traversée qu’il avait maintenus en ces âges. Il avait donc lui-même libéré la voie, le sang de Klett ayant été pour Morag son sauf-conduit.
Cette dernière désarma son flanc et déposa son arme, la poignée tournée vers Rune-d’Os. Sans ouvrir ses paupières, le Vois-Sans-Œil dévisageait le vide derrière le mur noir scellant ses yeux. Il mit un temps à se mouvoir et parler de nouveau, sans bouger les lèvres. Le fils de la Horde, un des nombreux rejetons de Briseur-d’Échines, présidait à la traversée pour son frère, le pouvoir des Vois-Sans-Œil transpirant de sa silhouette fantastique. Il finit cependant par se détourner des dolmens et parla une seconde fois dans un accent étrange, montrant qu’il s’exprimait dans une langue qui n’était pas la sienne.
« Puissent les dieux récompenser vos folles attentes.
Les Puissants ne sont jamais sourds aux douleurs.
La voie s’ouvre à vous en paiement de vos pleurs.
Passez ! Passez, oracles d’une bataille sanglante !
Frères du val, vous hésiterez ce soir entre vieillesse et mort triomphante.
Puis le poli terni de vos fers brûlera de nouveau sur les hampes neuves.
Près du vide des falaises, vous édifierez des tertres loin de vos veuves,
Votre sang extorqué à la chair, bien que vos cœurs y consentent. »
L’écho sépulcral sorti de la gorge du veilleur médusa la jeune femme, pétrifiée dans l’ombre du haut monument de pierre. Sous la vigilance du mage, retombé soudainement dans une immobilité menaçante, Morag remonta en selle avec peine, talonnant Iarann afin de fuir la présence du shaman sans prunelles.
Rune-d’Os la regarda passer sans que le blanc de ses yeux ait croisé une fois son regard. Sa présence pesa longuement dans le dos de la Picte, alors qu’elle l’avait quitté pour raser interminablement le val.
La fille de Baine franchit seule la Mer des Cairns, longeant le cours infini de sépultures, glissant le long d’une côte sans écueil ni onde. Il n’y avait là plus aucun pin ni bouleau, nulle herbe, simplement une étendue de pierres glacées. Sur une très longue distance, il en fut ainsi. L’aspect uniforme de la plaine devait faire perdre la notion du temps et de l’éloignement des porches. Parfois, Morag brisait la marche. Un écho empoisonnait son esprit, retentissant contre ses tempes. La rumeur était si soutenue qu’elle en purgeait son sens commun. De violents vertiges lui faisaient cracher sa bile, ses sens lui faisant défaut, poignardés par le bruit silencieux de la plaine. Car il flottait dans le climat de la Mer des Cairns un chant ininterrompu, aussi faible que le souffle de l’air mais dont le murmure martelait la pierre, la terre et les os des vivants. C’étaient les Voix des Morts montées de l’Ailleurs, et elles ne se taisaient point, car il n’y avait ni jour, ni nuit, ni temps au-delà des limites du Monde.
Une seconde série de colonnes devait fermer le champ très à l’est du point d’arrivée. Passé les bras de granite, le chant paraissait étouffé par une enceinte invisible, passé un large cromlech de pierres levées. Un murmure demeurait cependant entre l’éther et la glèbe, audible au-delà des maenhir. Derrière s’ouvrait le domaine principal de la Horde, sous des cieux et des terres inconnus.
Pourfend-Gel était informé de cette incursion. Il ne s’étonna point que Morag ne fût pas accompagnée quand on l’introduisit devant son siège. Il s’enquit faussement du Picte de Dùn Obar dans une formule de politesse détachée, dans le même accent forcé que celui avec lequel s’était exprimé Rune-d’Os. La femme fut prise à défaut, autant que saisie par l’apparence de la créature.
Elle dévisagea le maître des lieux, et Pourfend-Gel lui retourna son regard. Parce qu’il était né dans l’Autre-Monde où le soleil ne se levait jamais, le seigneur de Cairn avait le teint sombre, non point hâlé mais étrangement sibyllin. Sa peau était barrée de marques rares, sa face entièrement rayée des signes de l’ogham qui ne formaient aucun mot lisible pour la sœur d’Iain. Morag supposa que certains tatouages devaient le désigner comme « Sixième maître des Cairns, fils de l’Ailleurs né au Couchant ». Les yeux du Vois-Sans-Œil rappelaient des fioles de verre, de la clarté d’une rivière, au point de paraître dépourvus d’iris, les pupilles nageant dans une lymphe de cristal.
Pourfend-Gel était une créature distante, dont les traits lisses et mats le préservaient de toute expression. Il parlait peu mais était prompt au jugement, rejetant la surface des choses. Il brisait les dehors comme la crue submerge les digues des ports.
Dans un soupir, il s’était réadossé à son trône de pierre. À l’évidence, il avait percé à jour l’imposture. Il salua le faux Uoret par son vrai rang, et objecta dans son discours à des paroles qui n’avaient pas été prononcées.
« De quelle triste charge m’investis-tu, femme de Klett ?
Ta vie et ton hymen ne sont pas des termes de l’accord.
Quel bienfait tirerais-je avec lui d’un brutal désaccord
Lors qu’Iain n’a jamais consenti à si folle requête ?
J'ai déjà été assuré d'un écot bien suffisant.
Je ne listerai pas un nom de plus au cens de nos terres
Sans quoi je serais des maqq Baine pour trop longtemps tributaire,
Pour le vol de leurs sœurs, à payer un impôt écrasant.
Quel plaisir pourrait-on retirer d’une couche trop froide ?
Que me chaut le sein vert d'une épouse vouée à la mort ?
Nos oracles en seraient trop affaiblis par cet apport.
Je ne saurais donc agréer à une telle ambassade. »
Pourfend-Gel devait se taire plusieurs minutes. Il s’avérait que le maître de la Horde avait été en rapport avec le fils de Baine. Morag s’en trouva confondue. Les mots lui manquèrent sur l’instant, bien que sa pensée fermentât quelques réflexions.
La Picte avait transgressé l’exigence de Drest, croyant pouvoir négocier avec les gens de Calgacus pour gagner une journée dans leur temps imparti. Or, Pourfend-Gel avait déjà parlementé avec les Pictes, au point qu’une charge lui avait été promise. Morag devait découvrir de quelle levée il était bénéficiaire.
Si la Horde était légendaire, la réalité voulait que la mort puisse enlever au jour les hommes de ses rangs. Bien que d’ascendance fabuleuse, malgré la puissance de leur art, les gens de Cairn pouvaient laisser leurs vies dans l’arène des batailles. Il était courant que pour tout appui, en échange des pertes, un nombre de vies soit accordé à la lignée cachée. Ainsi étaient les choses. Toute invocation de la Horde était soumise à cette contrainte, ainsi qu’à une seconde. Chaque âme parvenant aux Mille Tertres résignait son allégeance à un clan extérieur. En tant que maître du nord, Iain maqq Baine reconnaissait cette loi. Il n’était pas un seigneur des sept provinces qui ne sut pas invoquer les légions du val, ou qui ignora les conséquences d’une telle alliance.
Versé dans la divination, Geilt avait présagé à la présence de Keir de funestes événements. Avant la chute de Dùn Stoirm, le fils de Baine avait approché Pourfend-Gel par l’entremise de son sorcier. Ce projet avait été hâté par de terribles révélations de la part de Keir avant l’arrivée des Scaldingi.
En dette, Keir avait très tôt confié sa parenté au seigneur des Pictes. Il l’avait mis en garde contre le front de l’ouest. Le fils d’Iryal savait son frère versé dans les excès, bien qu’il eût longtemps tu sa défiance envers Aodhán. Cependant, lorsque Geilt et Iain avaient retiré de sa chair le carreau de l’arme d’Enda, Uaine n’avait trouvé nul pardon à accorder.
Si Aodhán était à la tête de l’armée de Glenarm, Keir possédait des alliés dans les rangs du Dál Riata ; il n’accordait pour autant pas de crédit à tous et dut s’en remettre à peu. Ses hommes de confiance étaient Drest de Dùn Obar et Faolan de Cymru, Keir se trouvant coalisé à des lignées étrangères à ses terres.
Parce qu’il lui répugnait de verser son propre sang, il avait étouffé de lourds soupçons toutes ces années. Mais la félonie étalée au grand jour prouvait que le sang n’était rien pour son frère. Si longtemps Uaine avait-il fermé les yeux que ces largesses avaient causé grand tort. Quelques fussent les crimes de son cadet, ils étaient les siens. Aussi, Keir s’était-il reposé sur des esprits pour qui le pouvoir n’était pas un idéal. Uaine jugeait les ennemis du Dál Riata plus sincères que ses propres conseillers. Il estimait que les Pictes et les Cymri ne rompraient point les accords passés avec les Scots, au risque de mésalliances. Uaine en vie, ses partisans dans le nord favoriseraient son parti dans le seul but de bouter les conscrits d’Ulster, détachés sous l’ordre d’Aodhán seul.
Après les confessions de Keir, le fils de Baine avait enjoint Pourfend-Gel de prendre position. Ce dernier s’était d’abord opposé à s’allier à un serviteur de Rome.
« Je ne me fierai pas à lui, qui prend pour dieu un despote !
Tu m’en demandes beaucoup, fils prosélyte des impies !
Quel est ce terrible crime que tu voudrais que j’expie,
Pour me livrer aux pharisiens de la ligue zélote ? »
Le seigneur des Tempêtes devait pourtant convaincre la Horde.
« Aodhán menace nos frères en ayant trahi son prochain.
Le ciel lui-même le tient pour un ennemi de sa foi.
Les animaux n’obéissent pas toujours aux mêmes lois.
Aussi je vous prie : ne confondez pas les loups et les chiens. »
Quelques temps, il déplut au fils de Briseur-d’Échines de venir en aide à un serpent baptisé, quoiqu’il ait pu voir dans ses oracles. Iain devait s’opposer à ce refus dans des pourparlers précipités par l’urgence, pensant une seconde attaque de l’Ulster imminente.
« Aodhán se croit seigneur des ports mais reste sans couronne.
Ne rien faire, c’est le laisser s’emparer bientôt de Klett.
Vous aurez rendu à ce jour notre faillite complète,
Alors que son frère le précède toujours sur le trône.
Les gens d’Ulster nous rendront Laimhrig contre la vie d’Uaine.
Il nous faut agir sans report ni plus d’hésitation.
Qui pourrait présumer d’une telle association ?
Bouter les Scots n'est possible que si les Scots nous soutiennent. »
Dans son indécision, le fils de Calgacus ne pouvait ignorer l’appel tombé de Dùn Stoirm. Laimhrig dépendait de la Nation des Caleds. Alors que Pourfend-Gel ne s’était toujours pas prononcé, le raid nordien avait précipité les événements. Pour parer à la menace du double front et prédisposer Pourfend-Gel, Iain avait promis des vies en rançon – dont la sienne. Il avait abdiqué sa position, le pouvoir devant échoir à sa sœur…
Il avait ensuite envoyé précipitamment des oiseaux tempêtes au port de Laimhrig, à la demande pressée d’Uaine qui avait mûri un plan en toute hâte durant les nuits passées à Losarch, précédant l’assaut manqué de Dùn Stoirm.
Uaine savait que son frère n’enverrait aucun secours aux falaises. Il escomptait un faux pas de la part d’Aodhán face au spectre de son retour. Si l’armée apprenait que l’aîné d’Iryal était en vie, la mainmise du cadet en serait affaiblie. L’implication de Morag n’était donc pas sans arrière-pensées. La fuite d’Uoret devait pousser le Scots à la faute et l’isoler du soutien que représentait Enda. Le complot devait trouver un aboutissement, d’autant que la Lame des Complaintes avait conduit Pourfend-Gel à s’engager.
L’enfant prenait conscience de son impair au pied du trône. Il semblait évident que jamais Pourfend-Gel n’aurait jamais consenti à lier son sang à une lignée de mortels par une union nuptiale. Le pari de la Picte s’avérait inutile ; mais point inconséquent. Passer la frontière était revenu à s’aliéner la maîtrise de Dùn Stoirm. Cela ne pouvait être. Pour autant, Morag ne désirait pas la maîtrise du Fort. Son manque de jugement pouvait sur l’heure ruiner les efforts de tous. Devant le siège de pierre, elle interpella le Vois-Sans-Œil afin qu’il délie Iain de son serment.
« Le seigneur du val ne possède déjà-t-il pas le pouvoir ?
Nos deux vies par notre même sang ne pourraient-elles se valoir ? »
Rejetant toute hésitation, sans attendre la réponse du maître du val, Morag paya en nature le serment repris au Maître du Littoral. Pourfend-Gel jugea cela de mauvais augure. Iain pouvait être courroucé par cet échange non consenti ; c’est pourtant la colère des esprits que Pourfend-Gel redouta sous le ciel de Cairn. Un même sang pouvait racheter une promesse ; cependant, les dieux pris à témoins sur le premier vœu en étaient reniés. Le Vois-sans-Œil ne sut dire à cet instant qui du seigneur de Dùn Stoirm, Morag nic Baine ou lui-même supporterait l’affront. Ses yeux de cristal surent néanmoins déceler une seconde motivation dans la hâte de l’enfant.
Verser son sang par mécompte était une pratique dangereuse. Si Morag avait racheté le serment d’Iain, n’était-ce pas tout autant pour échapper au Scots qui l’avait trompée ? Le seigneur soupira, congédiant son invitée et faisant sonner le cor de campagne.
Le cœur de Morag s’était abîmé. Dans son sein si tôt flétri, des éclats de pierre incisèrent dans sa chair des sillons que ne comblèrent plus aucun réconfort. Ni la consolation d’avoir assumé son devoir, ni le soulagement de ne plus revoir Uaine de Glenarm n’apaisèrent son esprit. Elle demeurait sous le ciel de Cairn sans secours, plongée dans un embarras irrésolu. Dans sa poitrine se déversaient puis refluaient les larmes et la fureur. Derrière son front oscillait la raison, confondue par la tromperie du Scots, imposture à laquelle elle n’arrivait pas à se fier. Dans sa probité si brute, lissée par des années de pieuse idolâtrie, l’infidélité avait-elle lézardé les piliers qu’Uaine semblait avoir bâtis, au point que sa parole ne valût plus rien à l’heure de leur séparation ? Elle l’avait vu solder sa charge non pas en deniers ou en terres. Il avait engagé ses jours en paiement de son obligation, prix qui aurait pu attester de la droiture de sa morale jusqu’à hier. Comme éveillée sous un nouveau soleil, sous un jour où les anciens sentiers s’étaient dissipés, Morag ne pouvait se représenter le visage de Keir rempli des traits de la trahison. Alors même qu’elle tentait de faire apparaître devant ses yeux ce profil, où les rides de la fausseté venaient barrer la tête d’un homme dont les actes même condamnaient les artifices, elle ne croyait pas à ce geste la jetant aux feux d’Aodhán. Keir l’avait-il bercée de mensonges pour la gagner à son intention, avare de sentiments mais pénétré d’arrière-pensées ? Avait-il pu feindre un penchant, et si bien le forger qu’Iain lui-même s’était laissé abusé ? Mais son frère l’aurait-elle envoyée au-devant d’un péril sans assurance ? Elle croyait en la loyauté de Drest mais le dévouement de cet homme était une faible garantie de réussite ; il n’y avait bien que l’appui de la Horde Cachée qui avait pu persuader le seigneur de Klett d’impliquer sa sœur pour confondre Aodhán.
Aussi, les pensées d’Uaine lui restèrent-elle obscures, bien que ce fut depuis toujours ainsi, et Morag se perdit en lamentations, croyant avoir été dupée, sans en avoir la certitude.
Elle demeura isolée de la Horde de longues heures, sans verser de larmes. Pourfend-Gel l’observait parfois, ou tournait ses pensées vers elle, et percevait cette grâce fanée transpirant de son être silencieux. L’ardeur de sa colère ou de sa tristesse ne semblait point farder son front, alors que sous ce masque demeurait une image d’enfant. Car c’était ainsi que la nature l’avait pourvue, sans formes et ténue, mince comme un roseau, mue dans une conduite leste. Elle portait sur ses épaules étroites un visage révélant les caractères de la jeunesse ; le lustre de ses traits n’était fissuré par aucun pleur. Si son cœur s’était brisé, il ne déversait aucun cri. Mais il était pareil à un éclat de métal chauffé dans une coque de verre réduite. Pourfend-Gel prêtait l’oreille aux battements contenus de ce sein délaissé. La tristesse qu’il devinait sous la façade juvénile lui inspira quelque attendrissement. Car Morag désespérait de revoir Uaine, se croyant désormais captive du val et des innombrables tombes dressées entre le littoral et ses pas. C’était là une déchirure dans sa chair de femme, sourde trouée qu’aucun pleur ne pouvait combler. Elle avait ceinturé ce deuil et demeurait sans larmes.
La fille de Baine n’était en vrai pas un enfant, glissée dans des apparences adolescentes. Elle était d’une constance enracinée. Elle n’était pas une fleur ayant germé sur la terre des Cairns. En elle mugissait le ferment de Klett, l’écume saisissante des mers et la violence des hivers, murés dans le silence comme l’était sa douleur. Le Vois-Sans-Œil ne pensait pas pouvoir la tenir éloignée de la côte, racine arrachée à son terreau. Quand bien même se lierait-elle à quelque maître de Cairn, la Picte n’accepterait nulle bride autre que celle la liant au mystérieux Scots. Les élans de son cœur ne pourraient être contenus toute une vie d’homme pour la destiner à une vie de désespoir.
Comme la nuit fut longue… Il y eut un banquet, car il ne pourrait y en avoir durant les soirs à venir où les heures tardives seraient régulées par des tours de garde et des longues veilles silencieuses.
Peu de lunes séparaient cette réunion de l’arrivée au Val des Tempêtes. Pourfend-Gel aurait tenté sa chance négligemment s’il avait laissé l’armée festoyer en campagne, au risque d’être tous découverts. Aussi avait-il convoqué la Horde au crépuscule, avant que ne débute la Marche. La Horde faite de ses milliers d’âmes, semi-hommes levés des tertres et des bas-fonds, venus des sous-sols ténébreux, engendrés dans la puissance des enchantements.
La Horde était pareille aux semences de la terre, innombrable et vigoureuse, semblable aux feuilles et aux glands foisonnant autour d’un tronc de chêne, un tronc fait d’une écorce sans failles.
Ils étaient tous réunis au cœur du fief en une marée sombre sous les sphères éteintes. Leurs voix se mêlaient aux murmures des morts dans un grondement, et les esprits de la terre veillaient auprès d’eux, rappelant les vapeurs de quelques feux invisibles.
La nuit avancée avait rassemblé tout le royaume. Les gens de Calgacus faisaient enfler une rumeur, celle des pieds en armes et des épées cliquetant contre les fourreaux de bois. Ils mangeaient et conversaient, mais leurs paroles se perdaient dans un océan de tumulte, jusqu’aux confins, là où s’arrêtaient les frontières, pour porter aux contrées des vivants la menace de leur venue.
Durant ces frairies, Pourfend-Gel avait siégé sur son trône de pierre, entouré de runes, d’acier et des frères de son sang. Ils étaient sept à partager son ascendance, mais aucun autre ne pourrait régner car aucun ne partageait son pouvoir.
Il était le troisième fils de Briseur-d’Échines. S’il n’était pas l’aîné, lui seul était venu au monde auréolé de cette valeur qui faisait les rois de Cairn. Les choses étaient ainsi qu’il était d’entre les huit l’unique favorisé par les dieux pour être placé à la tête de sa maison. Sa charge lui venait du premier fils d’Aife, qui avait possédé une arme légendaire sur laquelle il existe des chants incomplets.
« Fils d’outre-tombe né sur la dépouille de son père,
Rejeton de la Fosse contre les Pilleurs du Monde,
Oracle sans pupilles à qui les Caleds répondent,
Sang bleu sous le Glen aux monts de granite sans tourbières,
Portrait des blanches Pleureuses des défunts aux pieds nus,
Venu de la Grande Plaine au domaine des vivants,
Fléau des empereurs, à leur gouverneur survivant,
Crachant sur les temples de quelques Aigles parvenus,
Il est le maître des pierres, fidèle à la Main Rousse.
Dans son sein, le don de la Plaine et de ses messagères,
Au lait brûlant les gorges de ces hordes étrangères,
Issu d'un art qu'aucune de leurs armées ne repousse.
Héraut[2] des fins de règnes et des chutes des puissants,
Contre la foi aliénée au cilice chrétien,
Judas rebelle au baiser puant des Corinthiens,
Purgeant fiefs de leurs Bêtes, Serpents et Loups maudissant.
Au sein de sa mère, tirant les secrets de son art,
Cortège des feux et des crimes à la cour des siècles,
Devin de sa ruine, sous la charge des évêques,
Refusant à leur Christ toute la splendeur de Sa gloire,
Artisan pliant dans le fer la fureur de ses charmes,
Tailleur d'un fléau plus cuisant que le glaive et la croix,
Martelant aux fourneaux sous les façades de l'Endroit,
Tournant dans les flambée occultes de l'Envers son arme. »
On disait de Vois-Sans-Œil qu’il avait entrevu sa propre mort, par le sang de sa mère. Pour se prémunir des conséquences de cet oracle, il serait descendu dans les sous-sols de l’Ailleurs, afin de tourner dans les feux de l’Autre-Monde une lame tirée d’un minerai créé avec l’aide du forgeron des contrées souterraines. Il aurait plongé ce fer dans les eaux entourant le Pays Éternel[3] , car le feu du métal frappé ne pouvait plus être éteint. Le chant des eaux sacrées se trouva emprisonné dans le grain de l’acier ; par cette magie, on disait de cette arme qu’elle avait le don de parler, murmurant comme un ressac lointain, crépitant dans des flammes invisibles, grondant à la façon d’une armée en marche… À la chute de Vois-Sans-Œil, lorsque l’âme du premier fils de Calgacus pénétra le monde d’en-dessous, l’épée résonna d’un chant qui porta plus loin que tous les cors des barbares ou des clochers de Rome. Le cri du fer résonna si haut et longtemps que les ennemis ayant abattu le seigneur de la Horde furent pris de terreur, reculèrent et ne revinrent pas avant plusieurs jours.
On donna à cette arme les noms d’Eislean[4], Orlann[5] ou Iargain, mais elle est aussi connue dans les sept provinces sous le titre de Lame des Complaintes, car elle pleura longuement la mort de son maître, oracle des changements, des catastrophes et du chagrin.
On sait que la Lame des Complaintes chanta en cette année du comput picte. Pourfend-Gel pouvait prophétiser sans elle, mais lorsque résonnait la voix des Tréfonds au-travers de l’acier centenaire, il voyait au-delà de ses propres limites. Dans cette musique étaient dissimulées quelques vérités et seuls les Éveillés, ces enfants de l’Ailleurs qui ne trouvaient le sommeil qu’au chant de l’épée, voyaient dans cet hymne des choses qui sont en ce monde et au-delà.
Pourfend-Gel était compté parmi les Éveillés ; il vivait des heures sans torpeur, seul à contempler le monde endormi dans des nuits silencieuses. Quand les toutes dernières lumières des cités des hommes s’éteignaient, lorsque les veilleurs les plus tardifs trouvaient le repos, quand les animaux nocturnes mettaient fin à leur chasse, il trouvait dans ces vêprées sombres un semblant de repos mêlé à la crainte des jours à venir. Il demeurait sous le poids de la nuit, l’esprit chargé de quelques vérités funestes. C’était là un fardeau qui lui pesait comme le poids d’une montagne. Il taisait cette douleur, de la même façon qu’il avait vue Morag déguiser son chagrin loin des festivités. Mais Rune-d’Os et ses frères le soulageait de cette peine, veillant parfois avec lui dans les longues ténèbres du monde.
[1] Un pas romain vaut environ 1.5 mètre.
[2] Dans l’Antiquité, officier chargé de faire des publications solennelles.
[3] Tír na nÓg, Terre de l’Éternelle Jeunesse, un des noms de l’Autre-Monde dans la mythologie celtique.
[4] En gaélique écossais, ‘deuil/peine’.
[5] Du gaélique écossais orán, ‘chanson’, et lann, ‘lame/épée’.
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