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tome 1, Chapitre 8 « Neuvième jour » tome 1, Chapitre 8

Au terme du neuvième jour, Morag avait franchi le Bouclier du Nord et percé les hauts bois s’étendant après les massifs vers le sud. À la lisière des monts du Bouclier où se mourrait la plaine avalée par les hauteurs, le domaine forestier descendait vers le midi, habillé de hauts pins. De larges collines ondulaient à l’extrémité de la lande, portant les forêts occultes avant de laisser la place à des éminences rocheuses, les montagnes écrasant les vastes buttes, faisant oublier la quiétude du val.

Là, la terre paraissait neuve, humide sous les ponts de fougères bâtis aux pieds des arbres dont les troncs étaient si rapprochés que les distances étaient occultées par un mur d’écorce. Les feuillages des sommets formaient une canopée entremêlée d’où ne parvenait qu’une faible lumière. Le vent et le jour mourraient au-delà des frondaisons, et la fraicheur des sous-bois rappelait les embruns des falaises ; aussi fallait-il marcher davantage vers les frontières pour que la forêt s’éclaircisse.

Il n’y avait là aucun sentier et nul repère n’indiquait de voie. Le sud pouvait être confondu avec toute autre direction et les futaies couvraient une vaste étendue avant que la végétation ne change et que l’humidité ne s’évapore.

Aux heures tardives, une brume glacée s’attardait entre le sol et les buissons, le brouillard dissipant toute chaleur, si bien qu’il était imprudent de passer la nuit sous le couvert de la montagne. Ajoutées à la rudesse du climat, les vapeurs tombant sur ces pentes étaient la cause de quelques enchantements et peu de gens empruntaient ce passage. La croyance était que les gens de Cairn demeuraient en aval du Bouclier, dans la plus ancienne forêt de pins entre les provinces de Fidach et Cé. Ils protégeaient les voies d’envoûtements, leur magie les tenant cachés aux yeux extérieurs. Des rôdeurs qui passaient par mégarde, leurs pas se perdaient sans qu’ils ne rencontrassent jamais personne. Car nul n’entrait en ces terres sous peine de longue errance en guise de punition. Les arbres ou les pierres le guidaient sans qu’il ne s’en aperçoive, modifiant les chemins existants.

À la nuit tombée, ces vapeurs pesaient le poids d’un roc, lorsqu’appuyé sur un lit de bruyère ou un tronc, le voyageur prenait du repos. Elles figeaient le sang et le souffle, laissant la chair immobile et l’esprit suspendu à un corps muet. La forêt engloutissait toute vigueur, jusqu’au sommeil et à la voix des passeurs. Il n’y avait sur ses pistes aucune vie, aucun son, elle était pareil à un géant silencieux.

Ces hauts bois impénétrables étaient redoutés des Pictes, si bien qu’aucun n’en passait le seuil sans danger immédiat. Il était malavisé de parcourir les sous-bois du Bouclier, d’autant qu’on les prétendait être le séjour d’autres présences. On savait les sylves parcourues de nombreux kelpies. Ils étaient les montures des mages de Cairn, chevaux monstrueux, prenant parfois d’autres formes, attirant les marcheurs pour les noyer dans les flots des étangs et des cours d’eau.

Drest avait enjoint Morag de le rejoindre à la bordure et de l’y attendre. La sœur d’Iain maqq Bain avait cependant passé outre la commande, pour s’introduire dans le domaine secondaire de la Horde. Elle avait enjambé la Lysse, lisière où quelques arbres épineux s’attardaient au voisinage des massifs.

Or, franchir l’orée des côteaux sans y avoir été enjoint pouvait revenir à s’aliéner le droit de passage et se perdre dans les sylves. L’enfant avait pourtant abandonné la lande pour se confronter à la magie déployée après la frontière. Cependant, Morag n’était pas une imbécile. Elle connaissait les vers répandus dans les sept provinces, chantant le moyen de pénétrer le royaume caché.

« Les Mille Pierres sont Mille et Une,

Comme les arbres sont innombrables,

Mille après quatre sous les runes

Au seuil où les morts sont inviolables.

Avant les mille rocs, la mer d’ivraie.

Nul ne rejoint la Horde de l’Ailleurs

Sans salut au seuil blanc de son secret,

À Ceux qui Voient et en sont les veilleurs.

Au-delà sont les corps dans le silence de leur repos.

Pour entrer, pliez-vous à la garde et aux usages,

Le val clos au sang impie aux veines de leurs parages.

Nommez vos dieux et de vos armes faites le dépôt. »

De tous les usages de Calédonie, l’Entaille était le plus courant. Le sang et le fer étaient les dépens les plus sacrés, il était certain que la Horde devait imposer un tel tribut pour fouler ses terres.

La jeune femme s’était acquittée de cette dette en poussant Iarann des talons, au passage de la Lysse. Son sang bleu s’était mis à suinter sur le sol humide depuis le seuil, pareil à un filet de cire transpirant sur la poussière d’une voie inexistante. Tout en incisant sa chair, elle avait invoqué les dieux du nord.

« Aërt[1], Mön[2], Fior et Kuil[3]! Puissent les dieux du nord satisfaire notre pourvoi.

Maîtres des Œuvres, endurcissez nos cœurs et montrez-nous la voie ! »

La Picte talonnait depuis le poney pour que leur marche ne s’interrompe qu’à l’aube, cherchant à traverser les brumes de la nuit sans halte. La sombre calotte reposant sur les faîtes des arbres, le silence régnant sous les feuillées, le froid durcissant les articulations… Morag avait désespéré de trouver le chemin durant les heures de ténèbres. La brûlure dans son membre, le long de la pulpe suant sur son avant-bras, la rappelait à la réalité lorsque la somnolence engourdissait son corps. Dans ces instants de veille, le sein glacé par la terreur de l’errance, elle s’en remettait aux esprits du nord, cherchant leur protection dans son demi-sommeil.

On disait des hommes de Cairn qu’ils étaient les enfants d’esprits de l’Ailleurs. La lignée de Cairn remontait jusqu’aux temps romains, aussi loin que la bataille de Graupius où de nombreux Calédoniens avaient perdu la vie.

Un de leurs chefs, Calgacus, y avait été abattu et son clan décimé par les auxiliaires du gouverneur Agricola, notamment la Legio IX Hispana.

Calgacus avait eu à son service une messagère de l’Autre Monde pouvant parfois prédire la mort du commun. Quelques temps avant la bataille, Aife avait ainsi annoncé la chute de la tribu, et présagé de terribles pertes pour l’ensemble des troupes pictes. Cependant, il est raconté que Calgacus prit Aife avant la bataille et que lors qu’il fut trépassé, elle portait déjà son enfant dans son ventre car elle lui avait promis de préserver sa lignée et d’armer les Caleds contre l’invasion de Rome.

Elle enfanta dans l’Autre Monde un fils, Vois-Sans-Œil, dont les oracles perçaient loin. La magie de ce dernier déjoua longtemps les armées de Rome, et auprès de lui se rangèrent des shamans de nombreuses tribus contre les puissances des Césars.

Ces sorciers enfantèrent de la même façon des fils et des filles jusqu’à la sixième génération, cachée dans le pays picte. Là elle demeurait, sous le commandement d’un seul, n’obéissant à aucune loi des Hommes. On l’appelait la Horde Cachée, la Horde de Cairn ou de Calgacus, ou parfois ironiquement, Legio I Picta.

Le chef de la Legio Prima Picta en cet âge était Pourfend-Gel, fils de Briseur d’Échines, du sang de Vois-Sans-Œil.

Tous les ans, à la période sombre, après l’été, Pourfend-Gel versait son sang sur les nombreuses pierres de la Mer des Cairns et rappelait à lui ceux qui avaient péri au combat. Des collines montaient les spectres de ces guerriers abattus, et auprès d’eux des esprits surnaturels venus pour commémorer la nouvelle année et parfois engendrer avec les gens de Cairn de nouveaux enfants.

Drest devait obtenir audience auprès de Pourfend-Gel ; cependant, ce dernier n’était pas réputé pour sa bonhommie, ne prenant d’ordre que de lui-même et des créatures de l’Au-Delà.

Pourfend-Gel n’était certes pas un homme de commun caractère, d’autant qu’il n’était pas Homme, ses veines pleines de la folie et de l’habileté d’un sang immortel. On disait de tous les Vois-Sans-Œil, oracles nés de la semence du premier chef, que leurs personnalités étaient entachées par la violence de leur art. Le seigneur de Cairn était pourtant tenu par un serment à la défense des territoires du nord, et tout seigneur de sang bleu avait le droit de l’invoquer.

Selon Drest, le pouvoir de Pourfend-Gel était trop important pour qu’il n’ait pas entrevu les événements de Klett et de Laimhrig. Avec l’aide du Ciel, la Legio Prima Picta était peut-être déjà mobilisée, si la Horde avait pris son parti au chant inattendu d’Iargain.

[1] En langue norne des îles Shetland, ‘terre’.

[2] En langue norne des îles Shetland, ‘lune’.

[3] En langue norne des îles Orcades, ‘vent’.


Texte publié par GJBlake, 10 janvier 2023 à 15h37
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