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tome 1, Chapitre 5 « Quatrième jour » tome 1, Chapitre 5

Avant la première heure, des lames larges aux pommeaux décorés, inspirées des spatha romaines, furent introduites sous les enceintes de Dùn Stoirm. Elles étaient cependant de taille inférieure, à bouts ronds, davantage façonnées pour les coups tranchants que les estocs. Le fer en était abîmé par les saisons, oxydé ou bien émoussé mais suffisamment solide pour juguler quelques têtes normandes.

Quatre Pictes, dont Ru maqq Daire, rencontrèrent le fils de Baine et son compagnon dans les fondations du hameau. À cette heure, les hommes de Klett s’étaient attendus à ne trouver aucune résistance. Les cercles de garde n’avaient montré aucune activité. Les feux de quarts étaient presque consumés ; la forteresse entière était au silence. Mais lorsqu’ils émergèrent du grenier où aboutissait la longue galerie, au moment de se disperser sur la place, ils n’étaient plus seuls. Près de la grande tour, les Normands étaient rassemblés et le combat prit fin très rapidement. Sans effet de surprise, les Pictes étaient découverts et leurs vieilles épées ne leur servirent presque de rien. Malgré l’intensité de la mêlée, dans l’effort désespéré d’abattre le plus grand nombre, les hommes de Cait furent pris de court, fauchés par un ennemi efficace et une poussée brutale, les coups tombant sans qu’ils puissent se retirer.

Lorsqu’ils furent mis à genoux une nouvelle fois, Keir vit s’avancer vers eux deux bêtes de haute toise. Il les crut envoyées pour les égorger tous. Les loups n’en firent rien et se contentèrent d’attendre leur maître, qui vint après eux. Et leur maître était Illugi, dont le mot en norrois désigne celui qui possède une mauvaise nature et qui est malfaisant. Il se tint près d’eux, caressant le poil de ses créatures, satisfait de sa ruse, qui bien que fortuite, avait été ô combien providentielle. Car voici la raison pour laquelle le plan d’Iain échoua.

Keir se rappelait avoir vu passer des ombres dans la plaine, ce même soir pendant qu’Iain et Geilt forçaient la terre, et dans la noirceur de leurs formes, il avait vu trembler des flammes, pareilles à des lanternes vacillantes. Six prunelles clignotantes avaient croisé son regard, puis s’étaient éteintes, disparues dans la monstrueuse obscurité du val. Ce qu’il avait vu n’était rien d’autre qu’Illugi sous l’apparence de son animal totem, car tel était son incroyable pouvoir. Parti en maraude avec ses deux cerbères, le Norrois avait croisé leur route en revenant de sa battue nocturne et devait avoir alerté Ylgar, gagnant doublement la haine des Pictes.

Keir, qui n’avait jamais cru à l’invraisemblable capacité attribuée au berserkr, regretta de ne pas avoir été plus prompt à démasquer cette diablerie, les loups étant rarement vus si près de la côte dans le nord du pays. Illugi s’avança et déclara :

« Silence ! Silence, afin que l’on récite l’épilogue de cette triste épopée !

Voici que meurt dans la honte la lutte de quelques ennemis rescapés.

Au feu, inconséquents désirs de gloire, terrassés par la foudre du ciel !

Vois Thor comme la force de ton marteau nous a fait enlever ce duel !

Odin, gloire à ton fils qui écrase les ennemis d’Asgard sous l’enclume !

Puisse la vermine être renvoyée aux racines d’Yggdrasil dans la brume[1] !

Jusqu’à ce jour heureux, que l’hydromel ne manque jamais au combat !

Plus l’adversaire sera difficile à tuer, plus grand notre triomphe ici-bas !

Oui, l’homme bleu des falaises est tenace et ne saurait mourir aisément.

Il nous a doublement offert la gloire et nos places dans le haut firmament.

L’impiété ne saurait subsister en ce monde et Jörmungandr[2] doit périr.

Ô piteux extérieurs dont la seule condition est maintenant de mourir !

N’êtes-vous point frappés d’impuissance, exsangues de tout avantage ?

Les deux joues dans la fange, vous voilà soumis aux Loups sans barrage. »

Sur quoi il rudoya l’étranger qu’il avait aperçu plus tôt dans la plaine, frappant Keir sans grande retenue, le jetant au sol, lui maintenant le visage de son genou tout en le fixant de ses pupilles dorées. Écrasé sous la lourde rotule, sa colère contre l’ennemi égalant sa fureur envers lui-même, Keir lui promit de lui faire pisser le sang du nez jusqu’au nombril. Tout à sa surprise, Illugi sembla s’amuser de la réponse, assurant si bien sa prise que le guerrier étouffa sous le poids de la saisie.

Résistant à ce joug, Keir lutta contre l’évanouissement et lorsqu’Illugi se pencha trop près pour briser sa résistance, l’étranger saisit violemment l’anneau de métal que le Normand portait à son cou, comme un homme se noyant se saisirait de tout appui. Keir tira sur l’épais cercle d’argent, devinant la portée de son geste quand bien même l’air lui manquait. Et il parvint à se libérer, faisant chanceler le Dane. Il se releva.

À cet instant, Ǫrn[3], maître en fauconnerie possédant un équipage de buses et d’éperviers, s’interposa entre l’étranger et son compagnon qui s’apprêtait à rendre le camouflet.

« Tout doux, Illugi. Prends garde aux manières de ce gibier de potence.

Je l’ai vu contrer et il a la main lourde, tu devrais prendre tes distances.

Il y a dans son œil un attrait assuré qui rend ses passes fort audacieuses.

Voilà un gaillard au cœur hardi tout en finesse et en feintes ingénieuses.

Il n’est point Picte. Méfie-toi de sa race au sang vif et à l’esprit si retors.

Je n’aime pas la portée de son bras, ni ses discours subtils ni ses dehors.

Recule si tu ne veux pas te faire arracher le nez d’un vilain coup de dents.

Pour sûr, cet étranger t’écorcherait du front à la gorge par son mordant.

D’où viens-tu pour ne pas avoir la tête peinte et le front fardé de traits ?

Ton accent m’échappe et je ne saurais remettre le vernis de ton portrait. »

Keir répondit à Ǫrn d’une voix déformée, l’air manquant encore à sa poitrine.

« Peu importe où ma mère enfanta. Fais prestement taire ton pitre grossier.

S’il ne ferme pas vite sa bouche, sa langue fourchue va lui flétrir les lèvres.

Il crachera toutes ses dents s’il n’arrive point à sceller son goulot jacassier.

Qu’il apprenne mieux les caresses et qu’il étouffe un peu plus cette fièvre.

Fais-lui retenir ses injures ou sans faux-serment, il réapprendra les manières.

Les mains liées ne m’empêchent pas de me relever pour lui crever les yeux.

Tiens plus en laisse ce pitoyable roquet et garrotte-le d’une large muselière.

Il use ma patience à aboyer sous le ciel quand sous la terre il serait mieux. »

Ǫrn partit d’un rire, car il admettait que l’étranger devisait fort bien, s’ajoutant à son habileté au corps-à-corps. Il était intrigué par les extérieurs de ce combattant qu’il ne comptait pas parmi les membres de la tribu. Il avait un drôle d’accent, quelque chose des terres de l’ouest. Sa peau était claire, mais ses cheveux comme sa barbe étaient noirs et s’il portait des atours pictes, il n’était assurément pas de souche calédonienne. Il le soupçonna d’être de lignée scots, et donc consacré dans des eaux baptistes car les gens d’Ulster étaient connus pour s’être convertis à la foi du Christ, alors que les Pictes refusaient toujours de s’y soumettre. En cela, les Norrois estimaient davantage les Calédoniens que les hommes d’Ulster. Cependant il ne niait pas la valeur de cet adversaire.

Quant aux Pictes, ils étaient difficiles à abattre, mais l’échec leur agréait étrangement, tant ils mettaient de l’acharnement à plier le genou. Ils étaient pleins de bravade, moquant un ennemi qu’ils semblaient pourtant incapables de soumettre. À ce titre, il les railla bien volontiers, se demandant quelle opiniâtreté morbide les poussait à œuvrer à leur propre déposition. La moquerie encoléra Ru maqq Daire. Les terres raflées et les filles souillées de Calédonie valaient bien quelques vaines offensives.

Ce à quoi le Guerrier aux Rapaces fut pris de court, car il ne comprit pas l’allusion au viol d’Eithne ; Illugi ne sembla pas plus affecté, mais l’impatience rendait les Normands querelleurs. Keir perdait lui-même tout sang-froid et l’affaire tournait mal à nouveau, où l’on voyait les Pictes cracher sur les Ases, les Danes les rosser un peu plus pour cet outrage et Illugi empoigner le fils de Daire qui le traitait de porcher.

« Porcher ? Quelle épithète téméraire s’échappe de ta cervelle inconséquente.

A-t-on déjà ouïe une huître baver de telles perles nacrées de folie si éloquente ?

Je crois bien que ces Pictes sont plus remplis de sottise que la bêtise elle-même.

Les doigts m’en démangent de les soulager de pareilles tares pour ce blasphème.

Par tous les Ases du ciel, cette bique puante pérore bien trop et sans raison.

Elle aurait besoin d’un violent coup de cisaille dans la toison ! »

Mais Ru hurlait toujours si fort que les deux chiens sauvages grognaient sourdement. Il criait dans la nuit que les fers ne servaient de rien contre lui, ni la menace de la mort. Il clamait que le Guerrier aux Loups avait violé sa fille, qu’Eithne en était morte de honte, et que ce fils de chienne le paierait de sa vie. Le fils de Daire attisait ainsi la nervosité du Normand. Le viol d’esclaves n’était pas un forfait sur les terres du Jylland, cependant Illugi semblait souffrir de l’humiliation vomie par le Picte qui l’insultait sans ménagement.

Keir vit le Dane entamer un geste. Il comprit ce qui était sur le point de se produire, ses yeux tombant naturellement sur le fer inerte. Illugi avait tendu la main vers son arme lâchée plus tôt, un long saex[4] dont il s’était équipé en hâte avant l’embuscade, son ceinturon mal ajusté sur sa culotte germanique sans poche, tandis qu’il allait torse nu. La lame entre les mains, dans ses pupilles cuivrées miroita son intention. Les deux loups s’avancèrent après lui. Puis il poignarda Ru maqq Daire sans hésiter, lui portant deux coups à l’abdomen, accompagné par le cri d’effroi des Caleds[5] . Le fils de Daire s’effondra aux pieds du Dane et les six hommes qui avaient investi la forteresse ne furent plus que cinq au décompte.

À cela, l’outrage était complet : après la fille, ils avaient tué le père.

***

La veille au crépuscule, Iain disait adieu à sa sœur. À la nuit tombée, Morag devait s’éclipser par le tunnel pour gagner la chênaie plus à l’ouest du fort. Au cœur du grands bois, Geilt l’avait attendue pour attendre ensemble dans le noir.

À l’instant où Ru maqq Daire fut poignardé, un événement remarquable se produisit. Il y eut au-delà du val, monté des plaines de Cait et venu du sud, un frémissement inouï de l’air, pareil au bruissement de quelques arbres renvoyé par la nuit. C’était un son étrange, qui frappait légèrement l’oreille, mais dont l’éclat grandissait pour évoquer l’appel d’un cor que des alliés invisibles auraient envoyé du fond de la nuit. C’est un chant qui perdura longtemps, dont l’hymne ébranla la côte, faisant taire toute autre musique, que ce fût celle de la mer ou des voix humaines qui s’en effrayaient.

Geilt se leva, les yeux tournés vers le dôme sombre de la nuit étendue au-dessus de la forêt. Les ramures des chênes tremblaient, les pierres entre les racines frémissaient, roulant par-dessus les mousses tandis que quelques animaux nocturnes couinèrent dans le chant qui recouvrit si brutalement la terre.

Sous les sphères, Morag entendit le sorcier prononcer plusieurs fois le même mot. « Iargain[6]» répéta Geilt de Losarch. « Iargain ».

C’était là un nom que beaucoup de Pictes connaissaient, remonté de temps plus anciens. Car Iargain était une épée légendaire, détenue sur un fief dont les frontières étaient inaccessibles, à la hanche d’un seigneur ombrageux. Cette Lame des Douleurs avait le pouvoir de prédire certains événements, annonçant ses prophéties par le chant de son fer magique.

Lorsque la complainte s’écoula du ciel, Geilt devina que la bataille de Klett venait d’être perdue. Malgré cette impression tragique, il trouva un réconfort dans le chœur d’Iargain, le destin justifiant soudain l’envoi de Morag vers l’ouest. Le shaman tenu au secret, se déchargea alors de son fardeau.

Il avait été dépositaire depuis plus d’une lune de possessions remises à sa garde par le chef Picte, ne révélant rien jusqu’à ce jour, n’ayant jamais trahi la confiance du maître de Klett.

Il remit à Morag en second dépôt ce qui ne lui appartenait pas. Tout d’abord, un anneau, portant un sceau où étaient gravées une croix et une main ouverte, très probablement la Main Rouge d’Ulster[7]. En second, une épée dont la lame était gravée d’une devise latine. Enfin, un poney robuste et tout à la fois agile, dont le harnachement montrait qu’il était paré pour la guerre. Tout à l’étonnement de la Picte, Geilt lui révéla le secret de Keir.

« Écoute-moi. Il y a au-delà des houles du détroit les clos du Pays Fertile.

À Gleann Arma naquit Uaine, d’engeance furieuse et nourri de sang celte.

En Albion il vint pour conquérir la côte et de sa main nous soumettre.

Des noms d’Hibernia, Iweriu[8] ou Scotsia[9] on a très souvent appelé son île.

À l’ouest de Klett fut encerclé le havre de Laimhrig aiguayé par l’écume.

La mer y a vomi dans le golfe les navires ennemis aux bannières de Lugh[10] .

Les assauts et les cris sourds de leurs légions en ont ébranlé nos dunes.

Éclatées elles furent sous le choc, dit-on, comme le fer battu sur l’enclume.

Uaine fut grièvement blessé durant la charge et sa monture emballée.

Le chef conquérant fut donc emporté et projeté plus avant en nos rivières.

C’est là qu’Iain le découvrit à temps, le corps exsangue et l’âme en prière,

Attendant le trépas comme son sang de tout son corps s’écoulait. »

Il fut donc avéré que Keir était de lignée scots, vraisemblablement de sang noble puisque commandant à une armée venue du nord des terres d’Hibernie, et son nom gaël était Uaine.

Iain l’avait découvert sur les berges de la rivière Calderoln[11], où il avait chuté. Sa monture avait dû errer avant de s’y arrêter car Laimhrig était à une journée complète de chevauchée, et il était miraculeux que Keir n’ait pas succombé entre-temps. Une flèche avait percé son flanc droit sous les côtes. Aucun organe n’avait été atteint. C’était là un moindre mal, car il avait perdu quantité de sang et semblait presque trépassé lorsqu’Iain lui fit passer le bois de Losarch.

Si la médecine de Geilt était efficace, il avait fallu une semaine pour que le Scots reprenne conscience. Iain avait quant à lui deviné sa parenté comme son obédience, le sceau et l’empreinte en latin trahissant leur propriétaire. Cependant, le chef Picte avait décidé d’épargner la vie de l’étranger, dont la condition pathétique l’avait poussé à retenir sa lame. Il avait été bien inspiré, car en lui étant redevable, Keir lui avait porté secours. Afin de ne pas révéler son identité, ses possessions comme son vrai nom avaient toujours été dissimulés.

Ce soir-là, Morag héritait de tous ses biens. Elle fut hâtée par Geilt de Losarch, afin de rejoindre Laimhrig et rallier à leur cause les Pictes de l’ouest s’ils n’avaient pas été vaincus lors de la prise du golfe. Il était cependant plus probable que le port fut tombé aux mains des envahisseurs. Dans les souvenirs de Keir, la bataille était bien engagée avant qu’il ne soit blessé, et la domination scots certaine. Dans ce cas, son frère cadet devait avoir pris les clés des lieux et le commandement en l’absence de son aîné. C’est à lui que devait s’en remettre la jeune femme, les biens du chef militaire lui servant de passe-droit. Après avoir pris la route et mis une bonne distance entre ses arrières et le fort, Morag prit refuge dans la lande dans une trouée au sol, et n’en repartit qu’au lever du jour.

[1] Référence au royaume de Niflheim (ou Nibelheim, Nebelheim), monde des Nibelungen, terre de glace et de brume où résident ceux qui sont morts. Un des neuf royaumes supportés par l’arbre monde Yggdrasil, situé à la troisième racine.

[2] Serpent gigantesque, fils du dieu Loki, jeté par le dieu Odin dans la mer entourant Midgard, la Terre. Lors du Crépuscule des dieux (fin du monde), il doit être tué par le dieu Thor.

[3] En vieux norrois, ‘aigle’.

[4] Vieil anglais désignant certains coutelas pangermaniques dont les lames peuvent atteindre 50cm.

[5] Terme inventé, du brittonique caled, ‘dur’, que l’on retrouve dans le terme Calédone, habitant de la Calédonie (ou Calédonien).

[6] En gaélique écossais, ‘deuil/peine’.

[7] La toute première apparition de la Main Rouge dans une armoirie d’Irlande serait en réalité plus tardive, vers le XIVe siècle, sur le sceau d’Aodh Ramhar O Neill. Il s’agit d’un des symboles de l’Ulster, issu d’une légende selon laquelle deux chefs de clans, engagés dans un duel pour obtenir une terre, devaient en atteindre la rive par la nage. Pour ne pas perdre, un des deux se trancha la main et la jeta sur la berge pour prétendre être le premier à rejoindre le rivage.

[8] Irlandais primitif pour ‘Eire’.

[9] Désigne en fait le nord de l'Irlande.

[10] Principale divinité celte irlandaise.

[11] Calder, terme picte pour ‘eau vive/rapide’ ; oln est un emprunt au protoceltique olno-, pour ‘large’. Toponyme fictif.


Texte publié par GJBlake, 4 janvier 2023 à 14h56
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