Les falaises de Klett[1] contraient le vent du nord. En contrefort des plaines, elles surmontaient la houle et le détroit les séparant des îles, glissant ensuite vers l’intérieur des terres en un tapis d’ivraie asséchée. Les embruns remontaient le long des parois, projetés par le courant des mers glacées au-delà des murs de lave en une brume hostile. La côte tombait en à-pic sur des lieues, plongeant vers les eaux dans un fracas incessant, là où la mer avalait les roches, bouillonnant dans les orages. La terre descendait ensuite en un versant inculte depuis les promontoires. Elle s’étendait en un vaste adret de lande baignée par le crachin, pour s’étirer et creuser le basalte donnant naissance au Val des Tempêtes.
Battu par le froid, ceint d’un côté par la mer, le val gisait comme une île au cœur des steppes, abritant dans un large champ les sépultures de la Horde des Tempêtes. Là, les herbes se faisaient plus drues le long des tertres, comme aux pieds de remparts de pierre s’élevant en amont pour rejoindre le vide et surplomber l’à-pic.
Au-delà des murailles, là où les enceintes mourraient pour béer sur l’horizon, un haut broch surplombait les hauteurs, sa silhouette surveillant le lointain. Il apparaissait pareil à une tour de guet allongée, colonne délimitant le seuil d’un territoire déjà conquis. Les larges pierres de ses doubles murs, imbriquées en aiguille contre les vents, demeuraient scellées à la garde du littoral, polies par les déluges, brisant la ligne de côte par leurs contours tragiques.
Plus au sud en contrebas, plusieurs murailles se succédaient jusqu’à une profonde escarpe entourant la place forte. Des pâlis de bois venaient renforcer les défenses concentriques ; une large herse de chêne calédonien, tiré des bois méridionaux, fermait l’accès de l’enceinte. Ainsi se dressait Dùn Stoirm, le Fort Tempête, bastion de la Horde gardant la côte, rassemblant entre ses habitations souterraines, ses fortins de pierre, sa forge ou ses écuries, une tribu issue de l’hiver.
Iain fils de Baine[2] était seigneur de la Horde. Il contrôlait la lande jusqu’aux abords du port de Laimhrig[3] , plus à l’ouest. Toute la rive lui appartenait, à l’extrême nord de la province de Cait[4] , la plus septentrionale des sept provinces du territoire picte. Son visage était marqué des signes du nord. Sur ses pommettes pâles courait une ligne azurée estampillée de chevrons, énonçant son titre dans un alphabet oublié. « Maître du Littoral au Levant. » Tel était le nom qu’on lui donnait et par lequel il était connu dans toutes les autres tribus du nord de la province. Il commandait à la Horde, n’avait point d’épouse mais beaucoup de guerriers à sa suite. Il était connu pour être d’une grande endurance dans les batailles. Il pratiquait la chasse au rapace et à l’arc, maniait l’épée et la lance, et son cheval qu’on appelait Faucon aux Sabots, traversait les gouffres et les rivières d’un bond. Aussi, Iain était-il réputé et n’avait jamais fait face à aucune défaite. Pourtant, au matin de ce premier jour, il se trouvait un genou à terre, au creux du Val, devant la tombe de sa mère, Baine fille d’Enid[5]. Il se tenait sous le ciel, veillé par Geilt de Losarch, le shaman du village, qui gardait son flanc, perdu en prières et en murmures.
« Mère, je viens à vous égaré comme la biche blessée que l’on saigne.
Triste jour où l’on peut voir nos morts privés de leurs tertres…
Tombés sous la charge, les voici à présent bannis de ces terres,
Humiliés et terrassés sans adieux dans les outrages de ce règne.
Fébrile comme une amante, la Mort s’est depuis entichée de nous.
Elle nous a poignardés comme une femme trompée et jalouse,
Ces hommes de la mer, tels des bagues à sa phalange d’épouse,
Jaillissant comme des démons, des peaux de bêtes à leurs cous[6].
Au son du cor et sous leur pas de marche s’est abîmée la plaine !
Les nues se sont couvertes sur les cimes où le faucon désespère.
Les grands cerfs ont fui à grands bonds à la rumeur de ce revers.
Les Norrois ont submergé notre fief et terrassé les maqq Baine !
Contre eux, les sagaies, les lames et l’espoir ne servent de rien.
Nos défenses et nos forces ont été fracturées, mises en pièces !
Le sang des braves en a ridé les fonds jusqu’aux portes d’Hadès,
Vers les abysses sépulcraux des limbes où reposent les anciens.
Du grenat palpitant de nos chairs se sont empourprés les flots.
Les montagnes et les dômes du ciel se sont ébranlés avec force.
Le soleil en a blêmi et le chêne constant en a perdu son écorce,
Entendant si fort tinter le fracas des épées et du fer sur nos os.
Ainsi, sur un bûcher boréal s’est essoufflée notre ardeur de Pictes.
Nous plions sous le joug de la honte pesant tel le monde sur Atlas.
Je faillis à mon nom, traître au rang auquel je n’ai su rendre grâce,
Fils criminel qui de votre esprit mérite aujourd’hui la vindicte.
Pour le malheur qui nous foudroie si vertement,
M’en battre ici les côtes du poing serait inutile.
Entendez ma voix, vous qui trônez dans le vide
Où les hâves spectres ont oublié les vivants.
Accueillez vos frères dans vos longs bras obscurs,
Pardonnez-moi l’offense de les avoir condamnés,
Ceignez mon front par votre souffle insalubre,
De la palme du courage et de la sédition dévoyée. »
Son arme lui faisait face. Il avait plongé dans le sol de tourbe une lame large surmontée d’un pommeau incurvé, sur lequel ses deux mains reposaient. Un de ses bras était nu ; son épaule presque découverte. De son poignet, une superposition de symboles remontait le long de sa peau vers son aisselle, pour disparaître sous une tunique à pans cousus, mais à la manche déchirée. Semblables à un vélin ténu, appliquées à sa chair comme un linceul, des images couraient là, mêlées aux ombres de ses veines. Elles s’étendaient comme un second vêtement, dont la fibre niellait son corps de fines gravures bleues, parfois de couleurs plus vives. Il portait avec lui tout un bestiaire fantastique, d’oiseaux étranges tapis dans des plantes grimpantes, de griffons dévorant leurs proies, de dauphins effrayants chevauchés par des poissons… Loin sous le maillage de ses laines fines, des hommes à têtes de chiens combattaient les saints de l’empire du Christ, chassant à cheval ou à pied les guerriers venus des terres extérieures. Le sang de ces hommes peignait à l’aube sa peau, jusqu’à son visage, où des éclats de terre ou d’entrailles lui donnaient l’allure d’un scélérat. Son vêtement souillé était ceinturé à la taille par un pantalon à la coupe étroite. En dehors de ces maigres attributs, Iain maqq Baine allait libre, sans armure, sans aucun casque, les cheveux libres, encroûtés au matin par la crasse du combat.
Le front baissé, il était en recueillement lorsqu’un de ses hommes le trouva. Ou devrait-on dire un de ses frères d’armes.
Keir ne portait sur son visage aucun des traits du nord. Sa mise n’était point picte, ses traits n’étaient pas peints et il avait un accent différent dans son parler. Il avait pourtant combattu avant l’aube parmi les hommes bleus. Mais à l’aurore, la victoire lui avait échappé, comme à tous ; le fort était perdu, échu aux Norrois passés par les Arcaibh[7], qui sous couvert de la nuit, avaient lancé un raid sur la côte. Les pertes pour Iain avaient été conséquentes, en quelques heures de combat. La soudaineté de l’attaque, comme le nombre d’assaillants, avaient rendu les Pictes impuissants à la riposte. Face à un échec aussi soudain, Iain cherchait la résolution pour bouter sans faillir l’ennemi de son fief.
Keir avait passé une porte souterraine rattachant un des greniers aux abords du village. Il avait relié la trouée au val courbé dans les bruyères. Au matin naissant, la lumière, étouffée par les nuages et les embruns de la nuit recouvrait les terres d’un halo plombé. Les taillis apparaissaient décolorés sous les nuées grises ; la terre mimait les flots pâles au-delà des hauteurs. Défilant le long d’un paysage délavé, avalé par le brouillard matinal, il avait rejoint Iain depuis les remparts sans être vu.
Il avait couvert plus tôt l’échappée de son compagnon, avec l’aide du mage de Losarch. Lorsqu’il avait vu les hommes du nord rassembler les femmes de la Horde au centre du hameau, il lui avait fallu tirer son ami de ses prières. Il vint se présenter à lui le front barré par l’inquiétude, sa voix tombant à l’oreille du chef Picte dans un chuchotement.
Iain se détourna vers le fort. Il ne pouvait se méprendre à l’annonce faite par son compagnon. Les pupilles de ses yeux s’agrandirent sous le coup de sang qui lui fouetta les veines. Il lui fallut rassembler ses esprits pour calmer son élan. Faisant face aux terres encore libres au-delà de la plaine, jetant un regard vers les tertres du val, il tourna le dos aux champs désertés pour regagner les murailles.
Cependant, Geilt de Losarch arrêta son mouvement, lui murmurant à l’oreille qu’il n’y avait aucune prudence à ce qu’ils investissent le fort ensemble. Il invita le maître de Klett à le retrouver dans les massifs, et on le vit s’éloigner vers l’ouest, avalé par les brumes mourantes, prenant le chemin des bois où il résidait.
Le Picte céda le pas au guerrier silencieux franchissant ses terres. La silhouette du guerrier en ses devants était la retenue à son empressement. Keir n’était pas enclin à l’incontinence verbale, pas plus qu’aux actes précipités. Parler lui était un effort, mais lorsqu’il s’exprimait, ses paroles étaient habiles. Sa tournure était un remède à la violence de ces jours, car il dormait en cet étranger une fermeté qui confinait à la froideur. Une bonne entente issue de la fatalité avait lié les deux hommes, une étrange ligue que certains Pictes désapprouvaient, se défiant de l’étranger malgré la confiance accordée par leur chef. Iain le laissa aller, lui faisant précéder sa marche sans crainte ni vexation.
Ils longèrent en silence un long tunnel, dont l’entrée passait pour un large terrier, voire quelque saillie d’un effondrement, la bouche du boyau coiffée de pierres plates enchâssées dans la brande. La structure datait de plusieurs décennies, soutenue par une maçonnerie sommaire. Les Pictes avaient consolidé de nombreuses portions à la tourbe, le boyau étroit maintenu par des voûtes basses talochées à l’argile. La galerie suivait l’inclinaison de la colline, courant le long du val sous un tapis de bruyère. La passe rejoignait le palier le plus intérieur du hameau, après la quatrième muraille. Iain et Keir se trouvèrent donc près du broch, la tour principale, lorsqu’ils atteignirent le grenier.
Là, le silence les accueillit. Infiltrés dans leur propre forteresse, ils patientèrent parmi les salaisons dans la pénombre. Des voix leur parvenaient de l’extérieur, mais la réserve même semblait sans surveillance.
Ils étaient en retrait, proche du haut fortin. De nombreuses huttes rondes de pierre descendaient vers l’aval ; toutes avaient leurs entrées tournées vers le sud, si bien qu’il n’était pas possible d’y pénétrer sans en faire le tour à découvert. Les toits de chaume tombaient bas, de très rares fenêtres entamant les cloisons de pierre sèche. Il n’était déjà plus possible de rejoindre les bâtiments en contrebas, là où des mouvements de foule agitaient les abords des rotondes. Ils ne pouvaient qu’entendre et voir indistinctement ce qu’il advenait des prisonniers.
Un important cortège picte était contenu par des hommes armés, habillés de cottes de mailles légères, de tuniques et de longues culottes de laine, et dont les épaules étaient parfois couvertes d’étranges peaux hirsutes. Iain avait confronté ces hommes dans la mêlée ; ces pelisses étaient des peaux de moutons, le plus souvent des fourrures d’ulfr, des loups scandinaves dont la tribu avait pris le nom.
Un Norrois s’était avancé. Il portait un plastron en lamelles de cuir bouilli et à son ceinturon pendait une courte hache. Des marques couvraient son visage, si bien que de loin, on aurait pu les confondre avec des symboles calédoniens. Lorsqu’il parla, son accent montrait qu’il venait des terres de l’est, vraisemblablement des marches des rois Dan[8].
« Baissez tous le front, immondes bâtards !
Tremblez, désespérez, voici venir Ylgar !
Lui, serviteur d’Yggr[9] et Maître des Navires,
Fils de Gunhild et du grand loup Fenrir[10].
Écoutez, vous qui faillîtes tantôt au combat.
Soumettez-vous ou consentez au trépas. »
Il maîtrisait la langue locale dans de terribles inflexions de voix. Il était étonnant qu’il en ait de tels rudiments, mais peut-être les Norrois avaient-ils déjà annexé les îles aux phoques[11] voisines et appris là le norne comme le picte… Après lui s’approcha un homme de plus haute stature. Ylgar, annoncé par son avant-coureur, était d’une semblance plus continentale que la plupart de ses hommes. Il affichait un regard sombre, des cheveux noirs. Beaucoup de ses semblables se révélaient d’un teint plus pâle et leurs barbes étaient claires. Cependant, leurs cheveux étaient d’une teinte différente des Pictes aux toisons fauves. Il y avait parmi eux beaucoup de guerriers aux cheveux si clairs qu’ils paraissaient parfois blancs sous la lumière du matin. Le chef norrois se produisit le crâne en partie tonsuré, ayant ôté plus tôt un casque rond assorti d’une pièce de métal lui cachant le haut du visage. Là où le cuir de sa peau était à nu, des marques apparaissaient dans une encre plus prononcée que les tatouages marbrant les traits des autres combattants. Il observa un long moment les captifs lui faisant face, semblant hésiter sur la façon de s’adresser à eux ; cependant, son discours montra qu’il ne les considérait pas tant comme des adversaires à la hauteur.
« Où sont les cris et les menaces qui faisaient trembler l’azur ?
Ainsi faut-il bien plus que de l’orgueil pour battre la mesure.
Réjouissez-vous tout en estimant la grâce qui vous est faites :
Survivre dans la honte plutôt que succomber dans la défaite.
Entendez : le tourment est l’unique cadeau qui vous sera donné !
La souffrance le seul bienfait mérité pour la pénitence d’être né
Admirez votre ruine et sachez votre sort au creux de mes paumes.
Ma volonté sera vôtre lorsque je vous ferai abdiquer ce royaume. »
Les Pictes, comprenant les paroles prononcées dans leur langue, s’agitèrent et Iain ne fut pas le dernier. Cependant, Ylgar allait encore prendre la parole, et sa seconde annonce devait embraser le sang des Hommes Peints qui lui tenaient tête en refusant d’être mis à genoux. À la mention du tribut que le peuple de Baine verserait au vainqueur, Keir devina que les gens de l’Albion ne se soumettraient pas. Quant au chef Picte, mieux valait-il le décourager de tout éclat de violence, le bras d’Iain sans aucun doute armé d’indignation. Saisissant son compagnon par l’épaule, l’étranger le retint fermement et parla dans un souffle où l’accent de ses origines le trahissait.
« S’aliéner ces hommes reviendrait à s’aliéner la toute-puissance du Ciel.
Vos frères ont des poignards sous la gorge et vous les menaceriez de votre fiel ? »
Mais en vérité, Iain n’avait pas dirigé sa colère contre les hommes du nord. Il cherchait désespérément du regard quelqu’un dans la foule.
« Arrives-tu à distinguer ma sœur dans la mêlée au loin ?
Je ne peux la laisser être prise de force vers une tombe libidineuse.
Vois la triste condition de ces femelles vénéneuses,
Dont les charmes ne les prédestineraient qu’à mourir en esclaves ou en putains ! »
Ainsi, les Norrois avaient imposé une levée annuelle d’argent en paiement de la rançon échue aux vaincus ; bien pire, se préparaient-ils à saisir les filles des Pictes comme esclaves. Tandis qu’Ylgar désignait déjà des femmes dans l’assemblée, certains Pictes s’interposèrent, les poings liés mais le feu au ventre. On en vit insulter les pirates et cracher à la face d’Ylgar sans même baisser les yeux. L’avant-coureur vint en frapper certains au visage. Rugissant, il avait même empoigné un des hommes, le jetant au sol d’un coup de pied dans le travers.
« Cloue tes paroles à ta langue séditieuse avant qu’il ne t’en coûte.
Tu pourrais y perdre plus que ton humeur à maintenir la joute ! »
Cependant, son geste comme sa parole furent arrêtés par l’intervention du fils de Daire. On venait de rançonner sa fille, une enfant toujours vierge. Eithne nic Ru se détachait maintenant de l’attroupement des Pictes insurgés. Devant le ciel d’albâtre, elle était telle une statue de marbre. Sa peau était pareille à la nacre des conques, plus laiteuse que les nuages surplombant en couronne ses cheveux. Ses yeux étaient gris, ses cheveux noirs, si sombres qu’ils cachaient des reflets bleutés semblables à des vagues dans l’océan en tempête. Lorsqu’il vit sa fille prise et sa beauté souillée sous les mains des guerriers étrangers, Ru se jeta en ses devants et frappa de sa propre tête celui qui l’emmenait. On l’entendit menacer Ylgar, et à cet instant, sa vie semblait perdue. Le Norrois vint l’empoigner par le cou, le faisant plier sous sa charge et le poids de l’étouffement.
« Penses-tu que je redoute les sommations au point de me soumettre ?
Pictes insolents, pensant me contraindre à m’incliner et me démettre.
Quel fol aveuglement, si plein de crânerie, montrez-vous lors tardivement.
Avec cette fougue vous auriez pu disloquer l’Enfer et tous ses lieutenants.
Quelle farce jouez-vous pour refuser l’honneur de mourir en pleine mêlée,
Me provoquant ensuite par tant d’injures en repentir d’une telle lâcheté ? »
Pourtant, Ylgar relâcha sa prise. Il parut à ce moment se dépouiller de son emportement et ne semblait plus enclin à la chicane. Blessé durant les combats, il paraissait las de toute altercation. Un de ses bras nus était largement entaillé. Il semblait claudiquer de la jambe gauche. Malgré sa contenance, la vigueur devait déserter ses membres. Ru était à ses pieds, rompu sous la violence du garrot. Ylgar avait soumis bon nombre de Pictes au matin et n’espérait rien moins que se retirer. Il donna quelques consignes à ses gens, dans sa propre langue, puis quitta l’assistance sans autre parole, rendant les Pictes au silence et à leur stupéfaction.
Keir le regarda s’éloigner ; Ylgar boitait en effet, mais le feu de son tempérament aurait tôt fait selon lui de cautériser les plaies qui l’avaient diminué. Il paraissait savoir ménager ses efforts pour commander au mieux.
Ru maqq Daire se lamentait donc là, sa chair pillée. On entendait dans la foule des mères gémir et maudire les pirates venus du nord. Alors que les guerriers les plus proches d’Ylgar s’éloignaient avec lui, quelques hommes relevèrent les prisonniers. Le sort des survivants paraissait incertain, pris entre la tombe et les fers. Toutes les armes pictes avaient été confisquées. Seuls Iain et Keir avaient conservé leurs lames, ayant réussi à escamoter leurs fers par quelques artifices, tout en s’éclipsant après la défaite. Désormais, les gens de Baine se trouvaient démunis, leurs mains vides de toutes défenses, soumis à la captivité.
Après que leurs camarades furent conscrits, Iain et Keir tentèrent de les rejoindre. Ce ne fut pas sans mal. Moins d’une heure s’était écoulée et les entours du broch ne s’étaient pas complètement vidés. Quelques sentinelles demeuraient, tournées tantôt vers la mer, tantôt vers la plaine. Ils ne pouvaient désormais compter que sur le couvert de la nuit pour traverser les écarts entre les maisons rondes.
C’est au soir, après avoir attendu une journée dans l’impuissance, qu’ils coururent courbés les mains au sol, jusqu’à rejoindre une large hutte, Keir désignant le lieu où il avait aperçu certains de leurs proches compagnons, le clan étant dispersé.
Iain et Keir apparurent dans ce logis, non armés, leurs lames déposées dans le tunnel souterrain. Il leur fallut s’introduire dans le gîte par une des lucarnes de pierre, contournant quelques guets. Ils furent accueillis dans un tumulte étouffé, car une dispute semblait avoir éclaté dans le logis où deux esclaves avaient été cantonnés sous les ordres d’un nouveau maître. Sur quoi Iain tenta de calmer cette petite compagnie, sans comprendre de quoi il en retournait.
Il fit face à un enfant prenant part à la violente querelle, dont le visage allongé en fer de lance, les cris, les traits et le regard lui semblèrent soudain familiers. Il s’étonna.
« Morag, est-ce vraiment toi ? Je te reconnais à peine.
Ta voix n’a point changé mais que dire de tout le reste ?
Tes cheveux seraient-ils donc tombés de toute ta teste,
Qu’ainsi si singulièrement tonsurée tu te promènes ? »
Et sa sœur, dont la chevelure n’était plus mais qui portait les cheveux presque ras, lui répondit :
« Je suis tout à fait moi mais sous un mâle vernis craquelé d’ire.
Car je souhaiterais faire taire quelques scandaleux échanges.
J’ai ouïe quelques paroles peu scrupuleuses loin de louanges,
Envers qui mériterait tous les égards mais qu’on préfère haïr. »
Il advint que Ru maqq Daire, mis ici en présence par le destin, avait été informé à la fin du jour de la façon dont Morag s’était dérobée au sort funeste décrit plus tôt, imposé à certaines femmes de la tribu. En vérité, elle ne s’y était pas soustraite d’elle-même ; la clairvoyance de Keir avait fait son œuvre et c’est son jugement qui avait conjuré la rançon à laquelle elle aurait pu être destinée. Pendant qu’Iain était à ses dévotions, il avait été témoin des agissements des Norrois et entrevu le but de leur façon. Il avait conduit prestement la jeune femme en retrait avant de faire réinvestir le fort au chef Picte. Lorsque Morag avait fait état de cet acte, elle avait attisé la colère du père d’Eithne. Au moment où Iain et Keir se glissaient dans la maison de pierre, Ru et Morag se querellaient et on entendit le fils de Daire pester haut et fort.
« Les gens de sa race pourraient voler nos vies et tu favorises sa défense ?
Serais-tu vraiment du sang de Baine en témoignant d’une telle offense ? »
Ce à quoi Morag avait répondu, au moment même où son frère était apparu :
« L’offense est dans votre calomnie, distillée dans le venin de la colère.
Vous insultez un hôte par vos reproches quand il faut lui régler salaire. »
Iain devait s’enquérir aussitôt des faits. La fureur de Ru maqq Daire lui faisait craindre d’attirer trop l’attention. La raison de cette colère lui tirait soucis. C’est donc sa sœur qui lui répondit, bondissant avant que Ru ne puisse rien objecter. Il apparut que Keir avait soustrait la fille de Baine à la vue de tous après la bataille, et dans la pénombre d’une loge de pierre, lui avait cisaillé les cheveux de sa propre lame. Il l’avait pourvue de nouveaux atours, maculé sa face de terre et de sang, si bien qu’au grand jour, elle était plus passée pour un jouvenceau qu’un tendron.
Il semblait donc qu’Iain était fort redevable à Keir pour avoir arraché sa sœur aux mains de leurs bourreaux. Cependant, Ru ne voyait pas la situation du même œil. Il n’aimait pas le nouveau compagnon d’Iain. Il était notoire que ce dernier n’était pas de sang bleu, puisque tel était le terme employé par les gens du pays pour désigner les fils de Calédonie. Ru le soupçonnait fortement d’être de souche baptisée et abhorrait tant la doctrine de Rome qu’il vouait à Keir une haine féroce. Il n’entendait pas être soumis à quelques croyances extérieures. Il exécrait les dogmes comme les ornements de la foi papiste, jusqu’au signe du saint supplice, et le nom du Christ ne devait point être prononcé en sa présence. Aussi se montrait-il d’une violence non mesurée envers les fidèles, apôtres ou prêcheurs convertis au crédo des Évangiles. Cette tare chez Keir se voyait augmentée par le fait qu’Eithne s’était vue kidnappée, tandis que Morag était sauve. Iain fut donc pris à parti. Keir décida à cet instant de s’interposer.
« Vous vous montrez bien injuste envers ceux qui avec vous ont guerroyé.
À l’heure du coq, vous ne considériez pas vos amis d’un œil si méprisant.
Tous ont amèrement versé sang et sueur avant que vous ne les rudoyiez
Par de vives paroles, sorties pleines de fiel de tous vos pores ruisselants.
Vous pleurez de vertes larmes qui vous corrompent par trop la bouche !
Votre esprit se voile, votre visage se pare des affreux traits de la colère.
Je ne vous parlerai pas de façon courtoise puisqu’il vous en coûte.
Écoutez qui s’adresse à vous sans retenue ni besoin de vous complaire.
Pensez-vous être l’unique proie du destin qui seule complairait au Deuil ?
Des parents furent jadis enlevés aux fils et amis lors qui se lamentent.
Le Néant ne distingue point les âmes quand il en recouvre de son linceul
Le visage sépulcral des corps tombés, rivaux, frères ou femmes aimantes. »
Mais le fils de Daire était d’une méchante humeur, né le sang chaud au vêlage, festonné d’audace et d’impudeur, la fureur bardant tous ses actes. Agrippé par le col de sa tunique de laine, Keir se défit de l’étreinte menaçante du païen. Ru lui tenait tête, soumis à un nouvel accès de colère auquel il fallait mettre fin. Le tumulte régnait dans le logis. Sous la toiture de chaume et de gazon, Iain redouta l’intrusion des Danari. Il n’eut d’autres choix que de museler l’impétuosité du Picte avec sévérité. Repoussant Ru maqq Daire contre un des murs de pierre, il l’accula fermement en l’intimant de se taire. Plaidant pour ses proches, il étreignit le Picte trop enhardi. Keir n’avait-il pas fait couler le sang du nord, combattant aux côtés des Calédoniens ? Mais puisqu’Iain semblait tenir pour frère l’étranger, la voix de la raison disparut chez Ru maqq Daire.
« Frère ? Cet étranger ? Ne parle-t-il pas lui aussi d’un son différent ?
Il fait montre d’un beau parlé pour nous endormir de son accent.
Ah, comme il y va d’un pédant verbiage pour me bercer l’oreille !
Et vous, qui l’écoutez au point d’en répéter les doctes évangiles !
Pantins écervelés par les coups de haches et une onde de babils.
Il vous fait agir selon son envie en vous noyant dans le sommeil ! »
Iain devait s’emporter à son tour, conscient de l’insolence de ces propos envers sa décision de se fier à son hôte. Cependant, Keir balaya le camouflet en défendant sa cause, étouffant par une ruade toute réponse de Ru maqq Daire, comme la colère d’Iain, ce dernier semblant perdre en contenance.
« Tu te montres le bras vaillant à la tâche, mu sans chaînes ni collier,
Mais dans une âme nourrie de folle hardiesse, par trop huilée de méfiance.
À te garder des mauvais tours, tu en viens à confondre les rivaux et les alliés.
Cela t’épargne bien des jougs et tromperies, mais te farcit de malveillance.
Je ne suis point né esclave que tu cherches à me soumettre à quelque volonté.
Du temps, je n’en ai pas eu assez pour sauver toutes les dames en péril de ce village.
Pourrais-je encore y faire quelque chose que ton enfant aurait pour sûr le crâne rasé.
Je ne défends point vos frères dans la mêlée pour condamner vos filles à l’esclavage. »
Le fils de Daire se tint coi, les phalanges de ses doigts blanchies par ses poings serrés. Pris comme un lièvre au collet, il ravala à contre-cœur tout son fiel. Esseulé dans cet échange, il lui fallut enterrer tout son orgueil. Avare en pitié dans ses propos, il n’eut pas d’autre choix que de se soumettre. Repoussant Iain, toisant l’étranger, il lui cracha au visage avant de se retirer dans la maison ronde fermée, réprimant en son sein les foudres du ciel.
[1] En langue norne (des îles Shetland et Orcades), ‘rocher/falaise’. Toponyme fictif.
[2] Prénom d’origine gaélique, se prononçant ‘bawnyeh’. On retiendra dans le récit la prononciation française.
[3] Emprunt au gaélique d’Écosse, ‘port’. Toponyme fictif.
[4] Forme protoceltique de ‘chat’. La province de Cait est donc la province/terre du chat, peut-être le lynx européen, descendant du tigre à dent de sabre.
[5] Chez les Pictes, on pense que le pouvoir pouvait être transmis par la mère.
[6] Certains guerriers scandinaves appelés Úlfheðnar étaient réputés se couvrir de peaux de loups.
[7] En gaélique d’Écosse, ‘Orcades’.
[8] D’où le nom ‘Danemark’, marche des Danes, peuple des rois Dan.
[9] Autre nom d’Odin.
[10] Loup géant, fils du dieu Loki.
[11] En picte, le préfixe orc- signifierait ‘cochon’. En vieux norrois, orkn- signifie ‘phoque’, ce qui est plus acceptable ici car les Orcades sont un archipel subarctique.
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