Alice, dans un coin de la grotte, regardait sa mère parler activement avec son professeur de sciences, Tristan. Au départ, elle l'appelait M. Grisse, comme tous ses élèves, mais après les mois passés dans la même maison, elle avait fini par le tutoyer et l'appeler par son prénom. Sa mère, Hélène, était une chercheuse renommée en archéologie et en histoire. Cela faisait longtemps qu'elle cherchait une autre forme de vie, apparue des millénaires avant les premiers hommes sous leur forme la plus primaire. Elle avait trouvé, il y avait quelques années, des indices indiquant qu'il y avait des traces de cette espèce disparue dans certains pays équatoriaux. Elle avait donc monté une expédition, constitué une équipe de spécialistes et emmené sa fille avec elle. Dans cette équipe figurait Tristan, qui était professeur à l'université. Alice, âgée seulement de dix-sept ans mais précoce et surdouée, suivait ses cours, passionnée par la science autant que sa mère par l'histoire. Si Tristan avait été choisi par Hélène, c'était bien grâce à Alice. Celle-ci admirait le professeur, également connu pour ses projets scientifiques déclarés comme « fous et futuristes », mais qu'elle pensait ingénieux et nécessaires à la compréhension de l'espèce humaine. La jeune fille avait donc parlé de cet homme à sa mère, qui l'avait engagé, impressionnée elle aussi par ses travaux hors du commun. M. Glisse, du haut de ses trente-cinq ans, n'avait rien de l'homme viril qui sauve le monde dans les films. Il n'avait rien non plus du savant-fou aux cheveux blancs. Il donnait plutôt l'impression d'être un rat de bibliothèque, la tête dans la lune, avec sa cravate toujours de travers, son pantalon à pinces toujours un peu froissé et ses cheveux bruns toujours en bataille. Non, Tristan n'avait rien d'exceptionnel et n'avait de volonté que pour ses recherches. Il n'imposait jamais ses choix, préférant suivre le mouvement, la majorité. Il n'était pas contraignant mais plutôt conciliant avec tout le monde. Il fuyait la discorde comme la peste. Beaucoup le traitaient de faible, mais c'était ce qui plaisait à Alice. Il ne se donnait pas de grands airs, ne se la jouait pas beau gosse sexy. Cet aspect vulnérable, ce caractère effacé attendrissaient la jeune fille.
Alice, donc, regardait sa mère expliquer son point de vue à Tristan. Elle était assise dans un recoin de la grotte qu'ils avaient découvert peu de temps auparavant. Elle pouvait entendre ce qu'ils se disaient, mais pour une fois, n'écoutait pas. L'esprit ailleurs, elle laissait son regard dériver mais il revenait toujours à un même endroit, sans qu'elle ne le veuille vraiment. Oh, oui, elle aimait le contempler. Pour autant, elle préférait s'en abstenir, sachant très bien qu'il n'y avait pas d'issue. Le cœur a ses raisons que la raison ignore. La jeune fille n'avait jamais aussi bien compris ce proverbe qu'à ce moment-là. Si elle avait écouté sa raison, elle serait partie. Elle serait retournée en France, loin de tout ça, loin de lui. Elle se serait éloignée, tant parce que la loi l'exigeait que pour ne pas souffrir davantage. Pourquoi était-ce à elle de se montrer raisonnable ? Pourquoi ne pouvait-il pas, lui, partir et la laisser ici, où elle pourrait l'oublier en paix ? Parce qu'il y avait le projet. Le projet qui compliquait tout, qui compliquait sa vie. Alice avait tant de fois tourné le problème dans sa tête sans jamais y trouver de solution qu'elle préféra penser à autre chose.
La grotte était spacieuse en un endroit mais étroite là où se tenait Alice. La partie la plus large formait un cercle légèrement éclairé par les petits trous dans la roche, au plafond, provoqués par des éboulements. Hélène avait daté cette grotte à plusieurs millénaires avant l'ère humaine. Cependant, on savait que l'espèce qu'ils cherchaient avait cohabité avec les hommes et la mère d'Alice espérait en trouver des spécimens. La partie circulaire était présumée contenir des restes de l'espèce en son sol. Hélène et Tristan débattaient donc du fait de creuser ou non et de la profondeur à atteindre. Hélène expliquait que le sol était dur malgré l'humidité et Tristan que, bien que fossilisés, les dépouilles risquaient d'être fragiles. La mère appela sa fille et lui demanda ce qu'elle en pensait. Le professeur esquissa un sourire à peine visible lorsqu'elle arriva à eux.
— Je ne vois pas où est le problème. Vous êtes tous les deux d'accord quant au fait qu'il faut faire attention en creusant, voilà tout.
Alice n'était pas du genre à palabrer pendant des heures. Elle savait ce qu'elle voulait et faisait ce qu'il fallait pour l'obtenir. Elle possédait un caractère fort et n'aimait pas avoir tort. Pourtant, elle savait reconnaître ses fautes quand elle en faisait et n'était pas dure avec les gens autours d'elle. Cependant, elle ne supportait pas que l'on mette des heures à faire quelque chose. Son intelligence et son efficacité la rendait précieuse pour son entourage qui la voyait digne successeur de sa mère. Mature, elle faisait souvent plus que son âge, avec ses cheveux bruns, coupés aux épaules, ses yeux tout aussi sombres et sa peau halée par le soleil de l'équateur. Elle était également athlétique car elle aimait beaucoup les sports comme la randonnée ou le VTT, des sports qu'elle pouvait pratiquer à volonté dans cet environnement où les expéditions ne se faisaient pas rares.
Connaissant son caractère, les deux adultes ne s'offusquèrent pas de la réplique presque colérique de la jeune fille. Ils la laissèrent partir quand elle franchit l'entrée de la grotte et si Tristan eut envie de la rejoindre, il n'en fit rien. Il avait d'autres préoccupations, et des apparences à maintenir.
Alice marchait au hasard, sur le plateau aride qui longeait la grotte. Il n'y avait pas le moindre souffle de vent et la chaleur se faisait torride. Le silence résonnait étrangement aux oreilles de la jeune fille. Elle se sentait un peu perdue. Elle savait ce qu'elle voulait, habituellement. Mais là, elle ne savait plus. Elle aimait Tristan. Oh oui, elle l'aimait, tellement. Pourtant, elle ne trouvait pas ça normal. Après tout, ça ne l'était pas, si ? Dans ce cas-là, qu'était considéré comme normal ? Un professeur et son élève... Pourquoi était-ce censé être anormal ? Pour la différence d'âge ? C'est vrai qu'elle était conséquente. Pourtant, ne lui avait-on pas toujours répété que rien ne comptait d'autre que l'amour dans un couple, dans la vie ? Plus Alice marchait, plus son esprit s'embrouillait. Non, ce n'était pas ce qui comptait le plus. On pouvait bien dire, si on ne gagnait pas sa vie, s'il n'y avait de respect, les sentiments ne suffisaient pas à porter une existence, encore moins deux. Il fallait prendre conscience de ses actes. Vivre l'instant présent sans s'occuper des conséquences pouvait être dangereux, très dangereux. Alice vivait mal la situation. Il fallait garder sa relation avec son professeur secrète. Il fallait se cacher, mentir, pour se retrouver dans un coin sombre, dans le dos de tout le monde. Il fallait jouer la comédie, sourire aux allusions dérangeantes. Alice était l'opposée de tout ça. Alice criait au monde ses convictions, ses motivations, ses envies. Alice ne se cachait pas. Alice s'assumait et était fière de ce qu'elle était. Mais elle devait protéger ce secret qu'elle avait consciemment concocté. Non, pas consciemment. Il lui était tombé dessus, comme ça, sans prévenir. Si elle avait pu... Aurait-elle fait à nouveau les mêmes choix ? Elle n'avait pas l'habitude de se poser ce genre de questions. Pour elle, les « j'aurais dû » ne servaient à rien. Après, tout, ce qui était fait était fait et rien n'y changerait.
Cependant, Alice ne pouvait s'empêcher de regretter. Bien sûr, elle ne pouvait pas revenir en arrière. Mais elle ne parvenait pas à simplement penser au moment présent, comme le lui disait Tristan. Pourquoi était-ce à elle d'être responsable ? N'aurait-ce pas dû être l'inverse ? Elle, insouciante et Tristan, inquiet des conséquences ? Alors pourquoi son esprit trop rationnel ne la laissait-il pas vivre l'instant ?
Puisque même le fait de se torturer les méninges ne semblait pas lui apporter réponses ou satisfaction, la jeune fille décida de laisser ses préoccupations dans le désert et de repartir vers la maison. La maison était une immense villa qu'Hélène avait louée lors de leur arrivée car elle considérait que payer l'hôtel pour toute l'équipe pendant plus d'un an serait moins rentable. La villa comportait un étage et une dizaine de chambres. Elle était également équipée de laboratoires ainsi que d'un remise dans le jardin servant de potager. Un potager cependant particulier car il ne faisait pas pousser des légumes mais des plantes à priori disparues depuis des siècles et que l'équipe de recherche avait découvert pendant leurs fouilles. En entrant dans la villa, Alice ne s'attarda pas longtemps sur la décoration. Les murs blancs n'étaient ni recouverts de tableaux ni de diplômes. Aucun pot de fleurs ne traînait sur les meubles. Aucune nappe ne décorait les tables. L'endroit semblait stérile, vide de vie. Comme si les habitants se tenaient prêts à partir d'un moment à l'autre. Alice n'y prêtait pas attention, ne s'en désolait pas. Elle n'était pas du genre à accumuler des souvenirs. Elle vivait chaque moment pour ce qu'il était mais ne cherchait pas à le faire perdurer dans des photos qu'elle jugeait inutiles.
Montant un escalier aussi blanc que les murs, la jeune fille se rendit compte à quel point elle ressemblait à sa mère. Peu de choses lui importaient plus que la connaissance. Le progrès. Comme sa mère, il n'était pas rare de la voir plongée dans un livre documentaire, dans une revue de sciences, ou absorbée par une émission sur les dernières découvertes technologiques. Le savoir était pour elle l'attrait le plus irrésistible de la vie. Elle se moquait bien des soirées en boîtes ou des montées de tapis rouges quand elle pouvait apprendre tant de merveilles sur le monde. De l'évolution de l'Homme à la manière dont il appréhendait la vie à chaque époque, tout la fascinait. Bien que les sciences naturelles fussent sa matière de prédilection, elle aimait aussi l'histoire, qu'elle associait aux plus importants changements du monde. Elle s'entraînait à différentes langues, comme l'anglais, qu'elle maîtrisait parfaitement, ou bien l'espagnol et le mandarin. La littérature ne la laissait pas indifférente, quand elle trouvait un livre si bien écrit qu'il devenait difficile d'en sortir. Dans une moindre mesure, elle s'intéressait également à la philosophie, même si elle trouvait la discipline trop abstraite pour son esprit cartésien. Enfin, par dessus tout, elle ne pouvait passer ses journées sans se dépenser physiquement. Le sport lui permettait de faire le vide, quand d'autres se réfugiaient dans la musique ou l'alcool. Lorsqu'elle sentait son corps se tendre sous l'effort, elle savourait cette douleur bienfaitrice. Puis son cerveau libérait l'endorphine, cette hormone du plaisir qui la détendait et l'endormait. Le lendemain, elle se sentait euphorique. C'était pour observer et comprendre tous ces phénomènes qu'Alice s'était tournée vers la science. Les réactions du corps humain recelaient de mystères qu'il lui fallait éclaircir. Alors elle lisait, cherchait, jusqu'à comprendre.
La chambre de la jeune fille était aussi blanche que le reste de la maison. Aussi peu décorée. Un lit, un bureau, une armoire et une bibliothèque. De quoi d'autre aurait-elle pu avoir besoin, de toute façon ? Le lit était défait, le drap mauve tombant à moitié sur le sol et des livres ouverts recouvraient le bureau. Des feuilles volantes, surlignées de rose ou de bleu, étaient glissées entre certaines pages.
La jeune fille défit ses chaussures de randonnée et retira son jean. Elle enfila un t-shirt trop grand qui lui servait de robe pour traîner à la maison. Hélène et Tristan ne rentreraient pas avant un moment et les chercheurs étaient occupés dans les laboratoires. Carmen, qui était un peu la bonne maman du groupe, était partie faire des courses pour préparer le repas du soir. Donc, Alice avait la maison pour elle et n'avait pas besoin de s'occuper des apparences. Après avoir envoyé un mail à sa meilleure amie restée en France, elle prit des plans, les notes de sa mère et de son professeur, ainsi que les siennes et se rendit dans la salle de recherche. C'était en fait un grand bureau qui contenait une immense table ovale autour de laquelle étaient posées des chaises. Tous les murs étaient recouverts de tableaux blancs, dont certains débordaient de feutre effaçable. Posant son chargement sur la table, Alice se mit à relire les notes, à faire des liens avec les plans, à barrer les lieux déjà explorés et les hypothèses déjà réfutées. Méthodiquement, elle remplit un tableau avec des colonnes, des données, pour arriver à constituer un plan précis. Il s'agissait de remonter à l'origine de l'espèce ancienne et des circonstances de sa disparition, ainsi que de trouver les endroits potentiels où on pourrait dénicher des fossiles. Mais avec les indices dont regorgeaient les documents, Alice commençait à mettre au jour une nouvelle théorie. Si l'on prenait en compte les nombreux témoignages parlant de fantômes, d'esprits, etc... on pouvait effleurer la possibilité que cette espèce ne soit ni fossilisée, ni disparue. Si elle était seulement cachée et que certains phénomènes la faisaient sortir de son trou, cela révolutionnerait le monde scientifique.
Lorsque, plus tard, sa mère et Tristan rentrèrent, elle leur fit part de ses théories. Ils l'écoutèrent jusqu'au bout, mais Alice voyait qu'ils ne partageaient pas son enthousiasme. Cependant, elle ne les laisserait pas la démotiver.
— Écoute Alice, ce serait merveilleux si ça pouvait être vrai, commença Hélène, mais toutes nos études démontrent que l'espèce est disparue depuis des millions d'années.
— Pourtant, si tu regardes mes notes, tu verras que mon hypothèse est tout à fait réaliste, plaida la jeune fille.
— Ta mère a raison, intervint Tristan, ce n'est pas possible qu'ils aient pu survivre après tant d'années et tant de changements. La planète et la biosphère n'est plus la même. Tout comme les dinosaures se sont éteints suite à l'ère glaciaire, tout comme de nombreuses espèces n'ont pas su s'adapter aux changements climatiques, cette espèce n'a pas pu survivre.
— L'homme a bien survécu à plusieurs périodes glacières, continua Alice. Il n'y a pas de raison que ça ne soit pas le cas de cette espèce. Et puis on ne pourrait pas la nommer ? Ça faciliterait les choses.
— Mais l'homme est toujours sur Terre. Il y a des périodes glacières environ tout les 10 000 ans. Nous parlons d'une espèce de plusieurs millions d'années, comment veux-tu qu'elle se soit adaptée à tant de changements ?
— Ce n'est pas parce qu'on ne les voit pas qu'ils ne sont pas là ! Et bon sang, trouvons-leur un nom !
— On ne peut pas les nommer avant de les avoir découvert. On ne sait même pas à quoi ils ressemblent, la contredit sa mère.
— Alors si on ne les trouve jamais, ils n'auront jamais de nom ? C'est idiot.
Alice décida de couper cours à la conversation et quitta la pièce, laissant ses notes sur place. Tout ce travail jeté aux ordures. Ils la traitaient comme si elle était une petite fille rêveuse. Personne n'avait plus les pieds sur terre qu'elle. Ce comportement la mettait hors d'elle. Après tout, sa théorie s'appuyait sur des faits, des recherches, des expériences. Elle ne la sortait pas de son imagination. Mais que pouvait-elle bien faire, maintenant qu'ils ne voulaient pas la croire ? Abandonner son hypothèse ? Ou bien poursuivre ses recherches jusqu'à prouver la véracité de ses dires ? Dans ce cas-là, la meilleure chose à faire était de trouver une bonne fois pour toute cette espèce. Mais avant ça, elle devait leur trouver un nom.
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