La vieille pendule suspendue dans ma chambre indiquait qu’il était aux alentours de trois heures après minuit lorsque j’émergeai de ce rêve. Je ne pu par la suite me rendormir que lorsque la lumière de l’aube commençait à s’infiltrer par les ouvertures de mes volets. Les quelques heures séparant ces deux évènements ne furent qu’une suite de minutes de trouble elles même composées d’une chaîne de douloureuses secondes. Secondes durant des minutes, minutes durant des heures.
Monsieur Sommeil ne daignant se présenter à moi que quelques instants seulement avant l’heure prévue de mon levé, ce dernier n’eut qu’à peine le temps de me débarrasser, et encore pas totalement, de l’empreinte que ce tumulte nocturne avait laissé en ma personne. C’est alors, l’esprit apaisé mais le corps démuni d’énergie, que je posai le pied hors de ma couche lorsque l’horloge se mit à sonner l’heure que redoutent tous les travailleurs en ce monde : celle qui annonce le début d’une journée bien pleine d’efforts et de sacrifices sur l’autel du travail, et bien évidemment, bien vide de tout signe d’une gratitude quelconque de la part des « grands hommes » de ce pays, envers la bonne populace travailleuse.
Comme dit plus haut, c’est donc empreint d’une certaine quiétude (calme après la tempête) que je m’affairai à mes préparatifs matinaux, en effet, je ne songeais pas le moins du monde aux évènements de cette nuit. C’est plus tard, sur le chemin du travail, que je suivais d’une démarche lasse il faut l’admettre, que je fus attaqué. Oui, c’est ça, attaqué par la vue d’un binôme d’oiseaux tous deux perchés sur la bordure d’une fenêtre, et qui, de leurs yeux noirs et dénués d’émotions, semblaient juger de tout ce qui touchait à ma personne. De ma tenue à mes cheveux, critiquant mes yeux et mes pauvres oreilles, sans omettre évidemment ma démarche, qui je le voyais ne leur plaisait guère, rien ne m’était épargné par ces bêtes ailées. En plus d’avoir à supporter les regards critiques de nos deux amis si haut perchés par rapport à moi, ces deux là avaient par leur simple présence ravivé en moi le souvenir (que j’avais si agréablement enfoui) de mon aventure de la nuit dernière. Vous pourrez ainsi, si vous le voulez bien, m’excuser la mauvaise disposition dans laquelle je me trouvais lorsque j’atteignis finalement mon lieu de travail ; vous seriez alors dans ce cas bien plus compréhensifs que mon patron d’alors qui lui, ne m’a en rien pardonné cette situation.
Une fois cette fameuse migration quotidienne achevée et ma destination atteinte, c’est empli de toute la gaité que m’a toujours inspiré cet endroit que je délaissai ma personnalité aux vestiaires, pour mieux m’agglomérer à la masse impersonnelle que constitue la force laborieuse de notre société. N’ayant aucune tâche impérieuse à laquelle m’adonner à l’instant et encore moins d’imprévus de prévus, j’aimerais si mon audience me le permet, vous conter ici sans trop de descriptions inutiles, la journée de labeur qui suivit cette rencontre aviaire racontée plus haut. Par la même occasion, il vous sera aisé de comprendre en quoi consistaient presque absolument toutes mes journées de travail, car celles-ci se ressemblant toutes, il me suffit d’en décrire une seule pour résumer toutes les autres.
Ainsi, après avoir revêtu ma combinaison amorphe et rejoint mes autres camardes que l’on pourrait dépeindre tout à fait correctement en usant du même qualificatif, je prends place en face de mon établit de travail ; celui-là même dont je côtoie si souvent l’anatomie que je pourrais, et ce malgré ma piètre disposition au dessin, esquisser à main levée sans en négliger aucun détail. À partir de là, les heures se succèdent, je suis toujours lasse mais néanmoins, la masse de choses à faire me tient l’esprit occupé, ce qui est parfois bénéfique. La pause de midi arrive. Je mange de bon appétit car j’ai grand faim bien que la nourriture elle-même ne soit ni bonne ni mauvaise, elle est nourrissante, et c’est déjà bien. Les mauvaises pensées ressurgissent. Elles cachent à mon regard la vue d’un avenir meilleur, d’une quelconque perspective lumineuse. Je suis dans un trou, je regarde en l’air, aucune lumière à la surface ; une main se pose sur mon épaule et m’indique la fin de la pause. Je retourne mériter mon maigre salaire, au moins, cela occupera mes pensées jusqu’à la fin de la journée et je ne chercherai plus la lumière pendant ce temps, et c’est déjà bien. À la même heure chaque jour, c’est au tour de la sonnette d’accomplir elle aussi sa fonction quotidienne. Faisant frénétiquement s’entrechoquer les deux parties métalliques qui composent son corps, elle produit un son qui en d’autres circonstances serait fort désagréable mais qui, au vu de ce qu’elle annonce, paraît à mes oreilles (et sûrement aussi à celles de mes collègues) comme aussi douce que pourrait l’être le chant d’un ange. Obéissant sur l’instant à l’ordre de cette plaisante mélodie, je délaisse absolument tout ce que je fais, me précipite aux vestiaires pour revêtir ma personnalité, et me glisse dehors en prenant bien garde à ne pas croiser quiconque pourrait me demander (avec insistance) de rester un peu plus, auquel cas j’aurais grand mal à refuser bien évidemment. Ainsi, mesdames et messieurs, faites donc connaissance avec la journée absolument sans intérêt (autre que de financer ma survie) de votre serviteur ! J’ai eu le (dé)plaisir de la rencontrer quotidiennement, cette vilaine. Mais vous la connaissiez déjà n’est-il pas ? Bien sûr que vous la connaissiez. Tout le monde la connait, cette journée qui revient chaque jour et pour nous tous. Son costume change, mais c’est bien elle ! Enfin passons.
Sur le chemin du retour, je ne pouvais m’empêcher de sentir quelque malaise se tortiller en moi. J’avais en vérité une certaine appréhension à l’idée de retrouver sur la route menant à mon nid, ce couple d’oiseau malveillant qui avait la matinée même jeté un jugement d’un poids comparable à une enclume sur mes pauvres épaules. Je fus débarrassé de ce vers tortillant en moi lorsque, passant par la rue autrefois hantée par ces deux êtres, je constatai qu’ils n’y étaient pas. Leur perchoir se trouvais désormais bien abandonné et aucune trace de passage de ces derniers n’était visible.
Ainsi soulagé du poids de cette possible rencontre et de plus, assez galvanisé du fait de me trouver en fin de semaine et par conséquent à la veille de ma période de repos, c’est donc accompagné d’une certaine bonne humeur et marchant avec celle-ci du pas d’un homme (momentanément) satisfait de son sort, que je me dirigeais chez moi. Enfin arrivé au bas de mon immeuble, j’entrepris de gravir deux par deux les marches des escaliers menant à mon appartement. En les grimpant, je me trouvai à penser qu’à force d’emprunter ces derniers, je du au cours de ma vie, avoir escaladé des hauteurs immenses. Je pensai alors, qu’au lieu de gaspiller mon énergie à monter inlassablement ces escaliers pour en fin de compte n’atteindre aucun sommet, il aurait mieux fallu diriger mes efforts vers l’ascension de quelques mythique montagne. Là, mes efforts auraient un sens ! Cette divagation de mon esprit eu pour malheureux résultat de s’emparer de ma joie passagère et de la jeter du haut d’un précipice ; ainsi plus je montais, plus mon moral quant à lui, chutait. Mais je m’écarte.
Ne me trouvant plus qu’à une cordée de la fin de mon ascension, et m’efforçant de continuer à respirer par le nez malgré le clair manque d’apport d’air dans mes poumons dû à cet effort physique inhabituel (tout cela pour ne pas déranger mes voisins qui pourraient entendre et être troublés par ma bruyante respiration buccale) ; je perçu soudainement dans mes narines surmenées, l’odeur que je connaissais et aurais pu reconnaître avec aisance même au milieu d’un marché aux épices. Cette odeur se trouvait être celle de la lavande, fleur agréable au regard de part sa couleur et sa simplicité et qui, selon moi, dégage le parfum le plus enivrant qui soit. Aujourd’hui encore, bien que ne se présentant à moi que très rarement en ce lieu malsain (pourquoi viendrait-elle), je l’humecte et m’en imprègne le nez dès lors que cette visiteuse m’honore de ses brefs et incongrus passages. Peut-être est-ce mon imaginaire trompeur qui me la représente me rendant visite ? Quelle différence après tout, qu’elle soit réelle ou non ? Aucune, vous en conviendrez. Mais redirigeons-nous, si vous le voulez bien, vers cet escalier où nous avions laissé seul ce grimpeur essoufflé.
Remontant donc jusqu’à la provenance de cette douceur olfactive, je fus enjoué en constatant qu’elle émanait de la source fraîche et revigorante que constituait la personne de mon amie. Elle se trouvait là patientant devant ma porte, apprêtée de son allure royale, assise sur le vieux banc (de pauvre facture) installé sur le palier, et posant un regard si intéressé sur une mèche de ses cheveux qu’elle tenait entre ses doigts, qu’il me semblait qu’il devait s’y passer un spectacle captivant seulement visible par elle.
- « Cherchez vous quelqu’un, madame ? » Lui dis-je comiquement afin de manifester ma discrète présence et par la même occasion, de lancer la conversation.
- « Ma foi oui, connaitriez vous le jeune homme qui demeure ici, cher monsieur ? » Me répondit elle sur le même mode, feignant de se trouver face à un parfait étranger (nous aimions jouer ce genre de scénette).
Ainsi nous continuions à entretenir ce petit jeu de rôle que j’avais initié, elle incarnant le personnage de la dame égarée, et moi endossant la peau du garde de ces lieux ; innocente pièce que nous poursuivîmes, tout en se dirigeant vers ma porte d’entrée, comme suit :
- « Plusieurs jeunes hommes ont élu domicile ici madame, pourriez vous, si madame le permet, me décrire le « young gentleman » en question ? » Continuais-je d’un ton servile tout en lui indiquant la porte que je venais d’ouvrir sur elle.
- « Tout d’abord, il s’agit là simplement d’un « man » et non d’un « gentleman », ainsi monsieur, ayez l’obligeance de vous débarrasser de cet inutile préfix s’il vous plaît ! » Le caractère hautain dont avait été paré cette dernière réplique, était si prononcé, que cette dernière semblait avoir originellement appartenu à l’impératrice de Chine en personne dans son palais, et non à mon amie qui venait de finir son entrée dans mon humble appartement.
- « Veuillez excuser ma tragique erreur madame…mais tout de même, et si vous le voulez toujours, pourriez vous me dépeindre ce mystérieux et très recherché individu ? Cela aiderait grandement dans nos investigations. » Ce faisant, tout en improvisant ma dernière intervention, j’entrai à mon tour à sa suite et fermai la porte derrière moi. Elle projeta à cet instant son regard dans le plus profond de mes yeux, et posant délicatement son manteau sur une chaise comme pour mieux appuyer sa réponse, elle reprit :
- « Cette jeune personne, pour ce qui concerne son physique, est assez reconnaissable. Bien que je ne puisse trouver de termes assez fidèles pour la description sa morphologie, il n’est de toute manière ni grand, ni petit, ni gros, ni maigre. Il est en somme banal sur cet aspect. Son regard, lui au contraire, est tout à fait unique. Il semble être en perpétuelle recherche de je ne sais quoi lorsqu’il le pose sur ses alentours. Quant à sa démarche, elle constitue elle aussi une sorte de signature. Pour faire simple, elle est toujours pressée. Il paraît être à l’affut de quelque chose, et lorsque cette chose se montrera, il ne voudra pas la laisser lui échapper. » Jamais je n’avais songé à me décrire de la sorte ; mon amie portait réellement un œil particulier sur moi…je suis convaincu que cette jeune femme voyait le monde comme personne d’autre n’en était capable, et surtout pas moi.
- Ma curiosité ainsi piquée par cette description poétique offerte par ma compagne de scène, je m’empressai de lui rétorquer : « Et pour ce qui est de sa personnalité ? Celle-ci plaît elle à madame ? Comment me la dessineriez vous ? » Je dois l’avoué, j’avais le narcissique espoir d’entendre, en formulant cette interrogation, une réponse élogieuse de sa part.
- Elle s’était installée sur mon fauteuil, de la même manière qu’elle le faisait en toute circonstance, c’est-à-dire en tailleur. Ainsi positionnée, elle prenait des allures plus infantiles et c’est en la contemplant dans cet état que je réalisais qu’il s’agissait toujours là de la petite fille que j’avais rencontré étant moi-même petit garçon, tant d’années auparavant. Trônant sur sa royale assise, elle poursuivit : « Afin de vous dresser un croquis fidèle de la façon d’être de ce « young man », j’aimerais vous proposer une métaphore. Cela vous convient il monsieur ? »
Je ne répondis pas, envouté par son sens de la mise en scène et par ailleurs maintenu muet par l’empressement d’enfin connaître la nature sa réponse. Aussi, tout en me plaçant nonchalamment derrière elle et m’accoudant sur le dossier de son fauteuil, je lui adressai en guise de consentement à sa proposition, une sorte de son étouffé provenant de ma gorge que l’on pourrait retranscrire sous forme écrite par « hum hum ».
- « Comme la lune dans un ciel nuageux, son éclat est parfois dissimulé par un brouillard épais ; mais cela n’est pas si grave car, une fois cette ombre passée, sa lumière n’en devient que plus vivante, et il en baigne tout son entourage. »
Je restai là, derrière elle, sans dire mot. Contemplant sa jolie nuque si fine, je promenai mon regard sur son cou si gracieux, le fis remonter jusqu’à ces oreilles si délicates et, encore bercé par l’écho enivrant de sa voix et des incantations qu’elle achevait juste de prononcer, je me laissai aller à une irrésistible torpeur. Je m’aperçus, en cet parenthèse magique, que mes sentiments envers elle, avaient changé de couleurs et de motifs, je n'avais que simplement mis un certain temps pour le comprendre ; le serpent avait mué ! Poursuivant mes contemplations, dans un état de quasi hypnose, une pensée malvenue vint se glisser dans mon esprit comme une poussière vient se placer dans l’œil : elle n’avait pas quitté son rôle une seule seconde pendant les quelques minutes qu’avait duré cet échange ; moi si. Elle me surclassait en tant qu’actrice, et inconsciemment, cela piquait à mon si fragile orgueil.
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