La tête sculptée dans la pierre de graz, reconnaissable à sa couleur ocre et très dure, d’une hauteur de quatre mètres pour une largeur de deux mètres, me fixe. Le cartel indique que dans les grands yeux creux étaient jadis incrustées deux pierres vertes semi-précieuses, des thys. Elle a été découverte ainsi, sans thys, par les archéologues. Les pierres ont certainement été pillées, ajoute le cartel.
Je suis émue, destabilisée par cette pièce imposante, et m’imagine l’époque où cette tête et sa jumelle flanquaient l’entrée du sanctuaire religieux de la cité d’Âmahl, l’ancienne capitale de l'antique Royaume de Faror – qui avait occupé il y a environ trois mille ans l’ouest de l’actuelle République des Qors, mon cher et tendre pays. Les habitants qui, venant se recueillir dans le sanctuaire, passaient devant, devaient avoir ressenti la même chose que moi. Intimidation, admiration.
Me détournant du regard vide de la statue, je me glisse aux côtés de ma grand-mère, penchée sur une stèle exposée à plat dans une vitrine. On y distingue des caractères étranges gravées dans le graz. Ma grand-mère a été professeure d’histoire antique dans une grande université des Qors ; c’est elle qui m’a donné le goût pour les choses anciennes. Et c’est cette sorte de passion qui nous rapproche encore aujourd’hui – même si elle n'est pas ma grand-mère biologique – et qui me distingue, à ses yeux, de ma fratrie et de mes nombreux cousins. Tous trop «populaires», dit-elle, «trop peu intéressés par la vie et l’Humain». Elle ne comprend pas pourquoi les enfants de mon grand-père, à savoir ma mère et ses deux frères – qu’il a eus avec une autre femme que je n’ai pas connue – n’ont pas insisté auprès de leurs enfants pour leur inculquer un peu de culture. Je crois qu’elle ne connaît pas la réalité de nos vies, elle qui a grandi et vécu dans l’aisance.
Elle me jette un regard et me désigne du menton une statue d’une femme nue, dont les bras sont levés en signe de vénération d’une divinité. J’acquiesce et nous nous approchons de l’œuvre. Je regarde autour de nous, cherchant mon grand-père. Moins passionné par ces objets d’art, il est en avance sur nous de quelques sculptures. J’esquisse un sourire et me concentre sur le cartel explicatif de la «Femme en supplication devant Matla, déesse de la pluie et des vents». Nous commentons la posture de la statue, l'émotion dans les yeux délicatement sculptés, ainsi que le choix de la position des pieds, en grandes érudites que nous sommes... Je crois qu'à rester penchées devant le cartel, commentant avec cet air savant l'objet, nous pourrions en faire rire plus d'un.
Quand nous sortons du musée, érigé au milieu du parc de Lakma, au centre de la capitale de la République des Qors, je suis éblouie par le soleil. Ma grand-mère sort aussitôt son ombrelle et mon grand-père sa casquette de golfeur. Ils me proposent d’aller nous asseoir pour prendre une boisson fraîche au petit café attenant au musée.
Nous prenons place sous un parasol et je commande un sirop de caraz, ce fruit vert au goût acide que j’adore tant. Papy demande un verre de vin d’ohr et ma grand-mère une bière fraîche. Nous trinquons à nos retrouvailles. Mes grands-parents reviennent tout juste d’Ylert, un pays assez loin à l'Ouest, où ils ont passé cinq années idylliques jusqu’à la chute du régime plus ou moins dictatorial mis en place depuis cinquante ans des suites de la révolution contre le colonisateur, la République des Qors. De fait, le dictateur avait renoué, quelques années après sa prise de pouvoir, avec l'ancienne nation coloniale permettant à de nombreux Qorsiens de venir s'installer à Ylert. La nouvelle révolution survenue il y a quelques mois a désormais mis un terme à ces prolongations de la colonisation et le peuple ylertien, réparti en de nombreuses ethnies, a créé de lui-même un nouveau système un peu inspiré des régimes parlementaires que nous connaissons ici, dans l'Est du continent.
Forcés de rentrer chez eux, mes grands-parents ont acheté une villa dans le sud de la capitale qorsienne. Ils ne sont pas à plaindre et, passé le choc du changement de plan de retraite pensé et réfléchi depuis des années, ils sont heureux, le paraissent du moins. Comme j’ai toujours été très remontée contre le régime qui a plus ou moins été mis là par nos politiques d’antan après le retrait du pouvoir colonial, je ne leur ai jamais rendu visite, et les ai donc très peu vus ces cinq dernières années.
Papy en tout cas est heureux, réellement. Les Qors lui ont manqué, pendant leur séjour à Ylert, c'est évident et pas seulement parce qu’il y a ses deux fils et sa fille : il est aussi très attaché à son pays, sa terre, sa culture. C'est ma grand-mère qui a insisté pour acheter la maison qu’ils ont louée pendant des années au consul des Qors à Ylert pour y passer les vacances. La mère de mamie était d’origine ylertienne, de l’ethnie Fa – l'une des plus représentées –, mariée plus ou moins de force – on ne sait pas trop – à un Qorsien. Mamie y est donc née, mais lorsque la guerre de décolonisation a éclaté, toute la petite famille est partie pour les Qors, et elle n’a jamais pu retourner vivre «chez elle», comme elle disait, avant qu’ils n’achètent cette maison. Je la sens aujourd'hui déçue, mais j’ose croire qu’elle se réjouit malgré tout pour le peuple qui a chassé l’oligarchie au pouvoir, et reprend lentement le contrôle sur son pays. Elle suit en tout cas tout cela avec attention, écoute les débats dans la toute jeune Grande Assemblée des Ethnies et me tient au courant en m’envoyant des petits messages.
Après avoir quitté mes grands-parents au parking où ils ont laissé leur voiture, je déambule dans les rues du quartier où je vis depuis six ans déjà. Aux murs sont collées à la sauvage les affiches pour les élections générales qui ont lieu dans quelques mois. Des têtes que je connais depuis des années me sourient, les bras croisés, le poing levé, l’air bonhomme et agréable, proche du «peuple», déterminés, conquérants. Certains sont accompagnés de personnalités intellectuelles, pour mieux se faire vendre. Les discours écrits en lettres grasses et en capitales, assenant leur engagement pour la République, les valeurs, le bien-être des citoyens. Tous les mêmes. Quelques-uns retiennent mon attention, malgré tout.
Mon téléphone sonne. C’est Sonia, l’une de mes bonnes amies. Elle veut savoir si je viens à la fête organisée par son fiancé. Elle compte sur ma présence, car il n’y aura presque aucun de ses amis. Je n’ai guère envie d’y aller, si ce n'est pour la voir, mais je sais qu’elle compte sur moi. J’accepte en tentant de prendre un ton enjoué.
J’arrive en bas de mon immeuble. Un grand bâtiment gris d’une dizaine de mètres sans grand intérêt, sans balcon, parsemé de petites fenêtres illuminées en ce début de soirée. Je n’ai que des publicités dans ma boîte aux lettres, malgré l’énorme sticker «Stop pub» que j’ai collé dessus. Je soupire et mets tout à la poubelle. Mon appartement, 34 mètres carrés, deux pièces, se trouve à l’avant-dernier étage. J’ai ainsi une vue imprenable sur l’immense baie vitrée de l’immeuble d’en face – et donc une place de choix pour suivre la vie de cette famille très nombreuse. Nous sommes face à face ; eux m’observent à travers leur véranda à double vitrage, et moi depuis la petite fenêtre carrée de ma cuisine. C’est une bien étrange sensation. Je suppose que je suis un peu jalouse, mais je sais, en même temps, qu’ils croulent sous les dettes. Je n’ai qu’un petit crédit pour ma voiture, et bien que je sois souvent à découvert, ce n'est jamais de quelques qâr, rien d’inquiétant. Mais peut-être profitent-ils plus de la vie, qui sait ?
Tout en me préparant un petit pot-au-feu aux légumes, j’écoute les informations. Quelques discours de campagne de deux candidats, une explosion dans une ville d’un pays lointain, de l'autre côté de l'océan, le début d’un grand procès dans notre République pour des attentats ayant eu lieu trois ans auparavant, une nouvelle inondation en Sartik, l'un des pays frontaliers des Qors, et dans le sud de la République, et, enfin, le petit reportage présentant la «bonne info environnementale» du jour pour finir le journal sur une note un peu plus positive.
Une table ronde de politique suit les infos. J’hésite à écouter. J’aime la politique, mais de loin. Ecouter les débats me frustre, tout en me donnant envie de m’impliquer plus. Mais je n’en ai pas vraiment le courage. En écoutant les noms, je coupe la radio et ouvre mon ordinateur pour lancer une série.
Ma grand-mère m’a proposé de l’accompagner au mariage de la petite nièce d’une amie. C’est jour de repos, j’imagine que cela m’aidera à me changer un peu les idées. Je choisis une robe rouge sombre à volant se terminant au-dessus des genoux, et j’essaie tant bien que mal d’arranger ma longue chevelure noire toute lisse. Enfilant des bottines noires, je sors avec l’impression que c’est moi qui me marie. Cela fait bien longtemps que je ne me suis pas aussi bien habillée. J’ai pris mon appareil, déformation pro, je suppose, et monte dans le bus qui me conduira au bar où ma grand-mère m’attend.
Elle est très bien habillée, évidemment. Elle en impose et je m’arrête un instant pour l’admirer de loin. Elle a vieilli, bien sûr, et parfois, ce constat me plonge dans une profonde nostalgie. Elle est pourtant très belle, avec ses cheveux argentés retenus en un chignon compliqué, et son corps tout en courbes. Nous montons dans la voiturette électrique qu’elle a réservée pour nous rendre sur le lieu de l’événement. Mamie essaie de me faire retenir les noms et les qualités de chacun des quelque deux cents invités. Clairement, je n’y parviendrai pas, même avec ma très bonne mémoire.
Après une bonne demi-heure de trajet, nous entrons dans le grand quartier résidentiel de la capitale. Passant dans une avenue bordée de grands peupliers noirs, nous apercevons quelques villas derrière des grilles et des murs de pierre. Personne sur le trottoir, aucun magasin, la vie semble ne pas faire partie de cet espace si propre, trop parfait. J’imagine les histoires de famille, d’héritage et de réputation qui doivent faire trembler ces murs... Mais il doit forcément y avoir la famille où tout se passe bien, où les cinq enfants ont tous réussi. Qu’aurais-je été si j’étais née dans une famille de ce quartier? C’est un monde qui m’était totalement inconnu avant que papy n’épouse celle qui était devenue ma grand-mère. J’entraperçois la vie qu’on peut mener, l’insouciance, le fait de ne pas avoir à faire de choix. Non pas que je sois à la rue, mais clairement, je compte mes sous à la fin de chaque mois. Comme tellement de gens. Certains «riches» en profitent pour se donner bonne conscience en embrassant une cause qui leur paraît juste. Ceux qui se sentent coupables s’engagent à fond. Et ceux qui s'en fichent culpabilisent ceux qui soi-disant profiteraient du système d'aides pour vivre sans le moindre effort.
Ma grand-mère gare la voiturette dans un petit parking juste devant de grandes grilles noires fermant une enceinte en pierres rouges. Une allée de sable blanc, une grande façade d’une maison des années 2140, avec ses grandes fenêtres rondes, et un toit en pagode. Des arbres à la coupe très soignée longent l’allée. Mamie jette un œil à sa montre; nous sommes un peu en retard. Je m’excuse.
Le ciel s’est couvert, et au-dessus de la maison flotte un nuage noir menaçant. L’air sent la pluie. Nous nous dépêchons d’entrer et de parcourir l’allée jusqu’à la porte. Au fur et à mesure que nous avançons, je commence à entendre les rumeurs de la fête. Ma grand-mère ouvre les portes d’un geste dramatique et aussitôt, une femme âgée nous accueille. Elle serre mamie dans ses bras, qui s’excuse d’être en retard. Oh non, vous êtes juste à l’heure, le futur époux vient à peine d’arriver! Alors, c’est toi, la petite-fille chérie de Sanya? Comme tu es jolie!
Je me retrouve bientôt immergée dans une marée de longs cheveux blondis et bouclés, parfumés d’une odeur agréable de fleurs. Herrila Gran, se présente-t-elle. Elle bouscule la foule en nous attirant dans son sillage, jusqu’à une jeune femme en robe rouge, coiffée d’une fausse plume extravagante. Ses gants noirs et son rouge à lèvre jais détonnent. La mariée. Enfin, future mariée. Elona Gran. Elle sourit timidement lorsque sa grand-mère nous présente. Ses yeux brillent, et elle n’a pas l’air de tenir bien en place. Je jette un œil à la table à laquelle elle est adossée: quatre flûtes de champagne vides. Le mariage doit bien la stresser.
Comme elle balbutie quelques mots, sa copine et future épouse prend le relais, précisant qu’elles sont toutes deux arrivées beaucoup trop tôt, par peur d’être en retard. Je ris nerveusement. Je ne suis pas très à l’aise parmi tous ces gens. La pluie s’est mise à tomber. Dommage, on était censés profiter d’un barbecue.
La cérémonie a lieu dans la grande salle d’apparat de la villa, tout en haut, sous la pagode de verre. Nous voyons les gouttes frapper les vitres, la musique parvenant à peine à couvrir le son. Je regarde le couple. Loika Alka est assortie à Elona: vêtue d'une salopette noire, d'un long châle pourpre sur les épaules et de gants rouges. Elles ont l’air heureux, malgré leur nervosité apparente, mais sans doute espèrent-elles que le calvaire cérémonieux s'arrête bientôt. Non, car il faut ouvrir la danse. Allons, c’est la tradition!
La pluie ne s’arrête pas. J’ai décidé de m’occuper en prenant des photos, ce qui ne plaît pas beaucoup au photographe pro engagé par la famille, mais tant pis. Je reste loin de lui, et me poste dans un petit coin d’où j’ai une vue imprenable sur toute l’assemblée. Ma grand-mère s’est assise dans un coin avec sa copine Herrila et elles discutent à bâtons rompus comme deux vieilles amies, alors que cela fait, quoi, deux mois qu’elles se connaissent?
La fête dure toute la nuit. Je me suis endormie, entre-temps, dans mon coin. En me réveillant, le lendemain, je suis fourbue, courbaturée de partout alors que je n’ai presque pas bougé. La salle des fêtes semblent avoir été assiégée. Quelques invités se sont endormis sur place, mais la plupart sont partis se chercher un endroit plus décent. Il pleut toujours.
Une fois que ma grand-mère est réveillée, nous ne traînons pas. Herrila et Elona nous remercient chaleureusement et je promets d’envoyer mes photos. En quittant le quartier, je me sens étrangement soulagée.
La pluie a causé des dégâts, c’est clair. L’eau ruisselle de partout, créant de véritables mares dans la ville. Nous commençons par être habitués et la voiturette a même un mode «pluie forte»: elle se surélève tandis que les roues se dotent d’une protection spéciale. Cela fait toujours rire ma grand-mère – un rire jaune, bien entendu. Elle a peur pour ses arbres fruitiers. J’allume la radio.
«De grosses coulées de boue causées par la pluie qui ne cesse de tomber depuis hier après-midi dans le nord de la République, ont fait de graves dégâts dans certaines communes. Le reportage de Kloé Sang.
«Une rivière marron descend des flancs de la colline qui surplombe le petit village de Traz. Ici, les inondations ne sont plus une nouveauté. Elles reviennent, au moins une fois tous les deux ans, avec plus ou moins de force. Cette année n’est pas particulièrement impressionnante, nous raconte Amaly, une boulangère de Traz: ‘‘Oh non c’est pas fort, franchement. Il y a trois ans, on a eu, non pas une rivière, mais un véritable fleuve qui a submergé une quinzaine de maisons, pourtant construites sur pilotis! Deux personnes âgées qui n’ont pas eu le temps d’évacuer sont mortes. C’est fatigant. Fatigant de devoir toujours reconstruire après. On nous dit: mais pourquoi vous restez là? Bah, j’ai nulle part où aller moi!’’»
J’éteins la radio.
Je soupire en regardant l’eau s’évacuer par les innombrables trous dans le trottoir et au milieu de la chaussée. Nous nous sommes adaptés. Mais à quel prix?
Ma grand-mère ne dit rien. Elle se concentre pour conduire. Je n’arrive pas à savoir ce qu’elle pense. Elle n’a jamais été très expansive sur l’écologie, l’inaction des générations précédentes, de sa génération. Que peut-elle dire? S’excuser d’avoir profité de la vie? Ils savaient déjà, à son époque, mais comment renoncer à ses privilèges? Peut-on vraiment blâmer ces générations de nous avoir sacrifiés? Qu’aurais-je fait, à sa place? Que fais-je, même aujourd’hui? Je reste dans mon coin, attendant que la pluie s’arrête.
Elle me dépose devant chez moi avec un sourire chaleureux. Je regarde la voiturette s’éloigner. Mon portable sonne. Un message de la part de mon amie Janne pour me proposer d’aller dîner dans une «cantine solidaire» pour discuter des événements et de la «marche à suivre». Quelle marche à suivre? Que veut-elle? Je suppose que c’est en rapport avec les inondations. Elle se mêle toujours de tout.
L’endroit est un ancien hangar aménagé en grand squat, où ont lieu toutes sortes d’événements collectifs. Il y a un bar, des toilettes sèches, une scène, un coin «tranquille», et une caisse commune. Classique. Je mets un billet de dix qâr dans la boîte et me prends une bière verte, amère, comme je les aime. Janne n’est pas encore arrivée, je m’asseois avec un gars que je connais vite fait.
Je suis flattée qu’il se souvienne de moi, mais comment s’appelle-t-il déjà? Ah, Nick! Nous discutons. Je parle de mon travail, il me parle de son activité de gravure sur écorce, ainsi que de ses petits boulots pour joindre les deux bouts. De son appartement au sommet d’un immeuble du centre de la ville.
Sa copine débarque. Une chorégraphe, me dit Nick. Any me demande si ça me tenterait de venir prendre des photos lors d’un de leurs spectacles. Puis Janne et son copain, Marlo, arrivent. Et tous se taisent. C’est incroyable comme ils captent l’attention. Le charisme qu’ils ont.
Je sirote ma bière en les écoutant, un peu mal à l’aise. Ils se sont rendus dans les banlieues pour aider les gens en difficulté à cause de la pluie. D’autres accueillent des «réfugiés climatiques». Ils sont pleins d’idées, d’entrain. Je ne dis rien, j’écoute. Soudain, Marlo en vient au fait: «Il faut agir, ou sinon, rien ne bougera.»
"Et comment?, dis-je soudainement." Ils me regardent. Je me sens rougir mais poursuis: "Que faire face à notre gouvernement? Nous ne sommes que des électeurs, qui mettons des noms au hasard dans une urne, espérant qu’ils ou elles – mais surtout ils – changeront notre vie. Et six ans plus tard, rebelote.
—Tu as raison, Lili, approuve Janne, l'air quelque peu étonné. Justement, nous souhaitons nous mobiliser. Manifester." Ils hochent la tête et débattent de la nature de cette mobilisation. Faut-il aller plus loin que les précédentes, au risque de se faire attaquer par la police? Voire, pire, par les milices qui pullulent depuis quelques temps?
Je n’ai pas d’idées. Je suis le flot, tentant de prendre au vol quelques courants, par-ci, par-là, me faisant objectrice de conscience. M'imaginant qu’avec ma pensée «nuancée», j’arrive à quelque chose. En fait, je n’arrive à rien. Je m’excuse auprès de Janne. Il faut que j’y aille, j’ai une grosse journée demain. Elle sourit et m’assure qu’elle me tiendra au courant de leurs décisions. Elle espère que je me joindrai à eux. C’est bête, le fait qu’elle veuille que je fasse partie du plan me réjouit plus que l’action elle-même.
Les élections générales approchent. Les têtes que je vois dans la rue m’irritent toujours un peu plus. Janne m’a dit qu’elle en arrache régulièrement avec ses amis pour coller les affiches prônant l’abstention qu’on a vues se multiplier ces derniers jours. Que se passerait-il si l’abstention dépassait les 70 pour cent? À chaque nouveau scrutin, on bat un record. La dernière fois, c’était monté à 65,5 pour cent. Le vote a été validé. Trop compliqué, et dangereux, d’en organiser un nouveau. Mais peut-on vraiment gouverner quand plus de la moitié de la population ne s’est pas prononcée? Moi-même, qui ai toujours été contre l’abstention ne sais plus vraiment quoi faire. Peut-être en est-on arrivé à une sorte de limite.
Le premier débat pour les élections générales a lieu ce soir. Avec quelques amis, nous avons décidé de nous réunir pour écouter les différents représentants des partis s’écharper. C’est presque devenu un rituel. Ce n’est pas à l’occasion de ce débat que je vais choisir pour qui voter. Je me demande si ce genre d’événements aident les indécis. J’ai plus tendance à croire que cela les rend encore plus indécis. Comment choisir parmi ces ego qui s’affrontent sans parler de politique, en promettant monts et merveilles mais sans jamais expliquer le chemin par lequel ils parviendront à mettre en œuvre ces promesses?
Il pleut. Encore. J’entre dans l’immeuble de mon amie Sofia, qui organise la soirée «Débat» dans son petit appartement sous les combles, tout en haut d’un immense style années 2000, avec ses pierres grises et ses grandes fenêtres de forme ovale, en verre irisé d’un seul tenant. Je range mon parapluie en pestant contre ce temps et je saute dans l’ascenceur. Dernier étage. J’entends les rumeurs des discussions venant de la porte en bois au bout du couloir. On m’accueille avec chaleur, Sofia me sert un verre de Brandy – elle sait que j’en raffole, mon côté vieillot je suppose – et je m’asseois sur l’un des coussins posés par terre. Une autre copine, Sahan, s’installe à côté et me demande comment je vais. Le travail? Prenant, fatiguant, mais passionnant. La vie amoureuse? Néant. Elle sourit, disant que je suis difficile et exigeante, mais que cela arrivera à point nommé. Je hausse les épaules. J’avoue que je ne m’en soucie pas vraiment. Je suppose qu’effectivement, un jour, j’aurais envie. Mais je n’aime pas trop dépendre de quelqu’un, et surtout pas d’un homme.
Elle me parle de ses propres soucis au boulot, un collègue qui la drague ouvertement alors qu’il sait qu’elle a quelqu’un, une collègue qui a démissionné suite à une altercation avec le patron, et la quantité de commandes qu’elle a reçues après la publication de la petit bande dessinée qu’elle a illustrée.
Fière et simple. J’apprécie beaucoup Sahan. Avec elle, la vie paraît facile, tranquille. Elle a un côté nonchalant, pourtant je sais qu’elle est très engagée dans l’aide aux personnes sans domicile. Elle participe à de nombreuses maraudes, prépare quantité de nourriture pour aller les distribuer aux sans-abris du quartier, et enregistre régulièrement de la musique avec un groupe local pour la diffuser dans un parc où se retrouvent beaucoup de ses «protégés». Elle fait cela, sans rien attendre, sans faire trop de bruit. Les journalistes ne parviennent pas à l’interviewer, elle préfère rester discrète. Je ne comprends pas vraiment pourquoi.
Le débat commence. Présentation des candidats. Deux femmes, dix hommes, on est dans la moyenne. Douze partis, quatre à «droite», six à «gauche», deux au «centre». Je les connais tous, ils étaient déjà là la dernière fois, il y a de cela six ans. Certains sont au pouvoir, dans l’Alliance, d’autres dans l’Opposition, d’autres ne sont même pas représentés à l’Assemblée générale.
L’immigration, l’écologie, la pauvreté, les inégalités. Pendant quatre heures, les journalistes ne parlent que de cela, revenant sur des événements ayant eu lieu récemment. Comme l’arrestation et le renvoi de deux cents migrants dans un village de l'ouest de la république, ou les inondations, évidemment. Sujet brûlant. Ce qu’ils en ont dit? Que c’est catastrophique, évidemment et que cela démontre l’inaction des gouvernements précédents pour éviter ce genre d’événéments, chacun se renvoyant la balle.
Certes l’adaptation est une chose, mais il faut prendre désormais de réelles mesures, assène-t-on. Il faut à tout prix capter du carbone, il y a de bonnes pistes technologiques pour cela, il faut transformer l’agriculture, notre alimentation, moins dépendre de la terre, et développer de la nourriture chimique... ils n'ont que des solutions techniques à la bouche.Même pour les partis les plus extrêmes, qui ne sont d'ailleurs plus si extrêmes que cela, l'anti-conformisme ayant fait son temps. Aucun discours ne remet en question la façon dont la société est organisée. Il y a eu des partisans d'une révolution, et leur irrévérence a plu, mais aujourd'hui, c'est le règne du fatalisme.
Je me demande de plus en plus pour qui je vais voter. Vais-je seulement voter? Beaucoup autour de moi se posent la question. Ne faudrait-il pas faire une sorte d’action grandeur nature d’abstention pour faire prendre conscience de l’absurdité des discours politiques? Mais je crois que nous avons peur. Que se passerait-il? Le vote serait-il annulé? Ou y aurait-il malgré tout quelqu'un d'élu, même par une très faible minorité, au risque que cette personne agisse comme si elle était légitime et ne fasse pas grand-chose?
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