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L’océan verdoyant qui s’étalait sous ses yeux ne manquait jamais d’apaiser ses tourments, pensa-t-elle à mesure qu’elle évoluait entre les troncs centenaires.

C’était définitivement le lieu où elle se sentait le plus en confiance, comme invulnérable.

Cette montagne était son royaume, son écrin de liberté après une vie de servitude.

Elle poursuivit sa route, passant agilement entre les branches basses, saluant d’un sourire les écureuils qui sortaient de leur refuge et couvant des yeux les oiseaux qui quittaient leur nid, leur souhaitant intérieurement une bonne chasse.

Elle sortit enfin du cœur de la forêt et se rapprocha du torrent, plongeant avec délice son visage dedans, la fraîcheur vivifiante de l’onde la faisant trembler de vie.

Après s’être suffisamment désaltérée, elle s’assit sur la berge rocailleuse pour laisser les rayons du soleil réchauffer son corps, profitant de la sérénité du lieu pour laisser son esprit vagabonder.

A bien y réfléchir, sa vie était devenue tellement plus simple depuis qu’elle s’était installée ici. Elle n’avait pas à se soucier d’avoir de quoi manger ou boire, la nature étant généreuse envers ceux qui savaient la respecter. Elle en avait toujours été convaincue, mais le vivre au quotidien donnait un tout autre impact à cette évidence.

Elle n’avait de comptes à rendre à personne, et surtout plus personne n’attendait rien d’elle, définitivement libérée du regard des autres.

La solitude lui allait mieux que les nids de vipères, se dit-elle en soupirant.

Et pourtant… Avec le temps, elle s’était rendue compte qu’elle n’avait même plus de colère ni de rancœur envers ceux qui lui avait fait du tort et l’avait menée à s’installer loin de tout ce qu’elle avait connu. Il lui avait fallu du temps pour se détacher de son ancien monde, pour effacer de son cœur les cicatrices béantes laissées par la trahison et de la violence, et enfin pardonner le manque de compassion des dieux et des hommes.

L’humanité, c’est ici qu’elle l’avait trouvé, au milieu de la végétation qui abritait une myriade d’espèces qui cohabitaient selon un équilibre où chaque vie avait sa place et était respectée.

Pas de place pour l’ego, pour l’avarice ou l’orgueil, l’harmonie par dessus de tout, même dans la mort.

Un bruissement sur la rive opposée la tira de ses réflexions, alors qu’un groupe de silhouettes élancées approchaient d’un des plus vieux chênes de la forêt, aux racines bien ancrées dans la berge. Leurs voix cristallines susurraient une mélodie alors qu’elles se rassemblaient autour du tronc, leurs bras graciles effectuant de lentes arabesques au-dessus de leurs têtes. Leurs longs cheveux étaient ornés de couronnes de feuilles et retombaient avec grâce sur leur poitrine nue, le reste de leur corps enveloppé dans un fin tissu immaculé qui captaient la lumière du soleil.

Ses yeux fauves se retrouvèrent embarqués dans le rituel des dryades, célébrant la longévité et la vigueur de l’arbre probablement millénaire, captivée par la douceur de leur danse et la solennité de leur chant. Un moment hors du temps comme elle en vivait tous les jours, gâché par le frémissement d’alerte qui emplissait la forêt.

Les dryades disparurent à nouveau dans la profondeur verdoyante, leurs couronnes tombées à terre dans la précipitation seules témoins de la magie qui venait de s’évaporer.

Elle se releva à son tour, fermant les yeux et laissant son instinct prendre contrôle de son corps.

Au nord.

A un kilomètre environ.

Elle se mit en route sans attendre, usant la dense végétation et évitant soigneusement les clairières pour rester cachée, les sens en alerte. Une odeur depuis longtemps oubliée lui monta aux narines : des humains. Du feu. Une battue ?

Elle redirigea ses pas vers la source de cette mauvaise nouvelle pendant quelques minutes avant de s’arrêter net : cachée derrière un arbre, elle pencha sa tête juste assez pour percevoir les intrus qui commençaient à s’installer dans la clairière la plus proche autour du feu qu’ils venaient juste d’allumer. Un groupe de quatre jeunes hommes, à en juger par leur stature, équipés d’arc et de lances : ils semblaient bien frêles tout en dégageant une aura d’absolue confiance. Elle soupira intérieurement et leva les yeux au ciel de consternation: le besoin de faire ses preuves menait à faire bien des erreurs...

Elle commença à échafauder un plan pour les faire fuir, estimant au mieux leurs forces et calculant la route qu’elle emprunterait pour les faire fuir, quand un craquement résonna derrière elle.

Elle se retourna vivement pour se trouver face à face avec le cinquième de la bande, arc au clair et tremblant comme une feuille. Elle s’apprêta à charger, toute griffe dehors, quand quelque chose dans le regard du jeune homme l’arrêta net.

Il avait ses yeux, les mêmes prunelles fauves pleine de détermination et de dévotion.

- Arc…

La flèche siffla en fendant l’espace qui les séparait, pour se loger dans son poitrail.

Quelle ironie, vraiment.

De retrouver le seul fragment de son passé dont elle ne pouvait pas se séparer totalement.

La chair de sa chair, un littéral bout d’elle-même.

Que pouvait bien faire cet ours juché sur le tronc, à observer leur camp ?

Cela ne pouvait dans tous les cas rien n’apporter de bon, se dit-il en encochant une flèche, bien décidé à défendre ses compagnons. Ils n’avaient tous qu’un but : accomplir leur rite de passage à l’âge adulte en revenant entier de leur séjour dans la montagne de l’Ourse, dont personne ne s’était approchée depuis près de quinze ans.

Il s’approcha à pas de loup, calmant ses tremblements et sa respiration. Il devait au moins réussir à l’effrayer, au moins ça. Il grimaça en entendant le bruit sinistre de la branche sur laquelle il venait de marcher, comme un écho de la cloche ornant la barque de Charon. C’en était fini de lui, pensa-t-il en voyant inévitablement l’ours se retourner, l’air menaçant et prêt à bondir. Une infime hésitation dans le regard qui paraissait si humain de la bête, un grognement comme un appel, et son doigt relâcha sa prise sur la corde de son arc, tout son être priant la déesse chasseresse pour qu’elle atteigne son but.

Leurs regards se croisèrent l’espace d’un instant, et le jeune homme fut frappé par la mélancolie qu’il y perçut, un fugace sentiment de familiarité le traversant avant que l’adrénaline ne reprenne le dessus, faisant bouger ses jambes à toute vitesse en direction du campement pour alerter ses camarades.

La beauté de ses yeux, la puissance de ce regard le hanterait à jamais, il en était convaincu…

Elle chancela, la sensation étrangère du métal dans sa chair n’arrivant pas à s’installer complètement dans son esprit, la douleur arrivant au ralenti au fur et à mesure que son sang collait sa fourrure.

Hagarde, elle parcouru à nouveau la toison verte de la forêt, maculant les buissons et troncs d’arbres de gouttelettes rouges.

Les dieux ne lui auront rien épargné…

Violer sa dignité, piétiner sa dévotion et sa loyauté, la déchoir de son humanité et la reléguer aux confins de sa patrie…

Et quand elle avait enfin trouvé la force de faire la paix avec leurs exactions, voilà que les Moires décidèrent de faire de son fils l’instrument de sa mort!

Elle déboula près du torrent et s’effondra au pied du chêne qui lui avait offert la dernière parcelle de beauté de son existence. Il ne manquerait plus qu’il intervienne!

- Callisto… Je vais...

Elle grogna d’exaspération. Qu’on la laisse en paix, à la fin!

Cette voix grave et grondante, elle ne s’en souvenait que trop bien, les flashs de son passé défilant dans son esprit engourdi par la perte de sang.

Zeus se trouvait près d’elle, adossé au chêne, le regard compatissant mais une grimace déformant ses nobles traits à la vue du sang et de l’agonie de l’ourse. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas réellement tiré un trait sur ce qu’il lui avait fait subir, alors que la colère gonflait son cœur et aggravait son hémorragie.

Elle fixa son regard ambré sur la divinité et y concentra tout le fiel qu’elle pouvait rassembler.

- Il aurait été bon de penser à cela avant de me souiller, ô roi des Dieux… Laissez-moi au moins mourir en paix et loin de vos lubies… Vous avez assez interféré avec mon existence.

Sa respiration se fit plus laborieuse à mesure que sa vue se troublait, mais elle perçut le voile d’indignation qui passa brièvement sur le visage et esquissa un sourire triomphant lorsqu’il se volatilisa en un éclair.

Ses membres s’engourdissaient, et elle jeta un dernier regard autour d’elle, alors que les dryades et les autres créatures de la forêt s’approchaient en silence, presque respectueusement.

Elle allait rejoindre le cycle de la forêt, rendre ce qui lui a été donné, faire enfin partie de quelque chose de son plein gré.

Elle redressa son regard vers le ciel qui s’assombrissait, ses yeux errant sur la voûte céleste où commençait à pointer les étoiles dans la nuit naissante.

Alors qu’elle rendait son dernier soupir, elle se demanda si une bonne âme serait assez compatissante pour la laisser surveiller sa montagne bien aimée de là-haut.


Texte publié par Mimisao, 28 octobre 2022 à 23h09
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