Je fredonne en terminant de m'appliquer le fard à paupières sombre. Il fallait que je fasse un sérieux effort, aujourd'hui. Un rouge à lèvres presque noir fera l'affaire. Je contemple mon reflet dans le miroir, et affiche un sourire satisfait. La petite robe noire à décolleté carré, des mitaines de la même couleur, un pantalon serré en cuir. Plus qu'à tresser mes longues nattes rousses, mettre mes boucles d'oreilles faites de vitrail, mon collier en bois, ma ceinture à la boucle en métal.

Je suis vraiment irrésistible, ce soir. Je fais un clin d’œil à mon reflet, qui doit être en pâmoison devant moi. Un peu de parfum de rose au creux de mon cou et sur mes poignets. L'excitation me gagne déjà. Un mois qu'on ne s'est pas vues. Une éternité.

Je me dépêche de sortir de la salle de bains pour attraper mes chaussures à semelles compensées, histoire de tricher pour quelques centimètres. Pour parer aux premiers frimas de l'automne, je prends une écharpe, un chapeau et un manteau en laine, tous noirs. Je ne laisserai rien au hasard.

La sorcière de la Nouvelle-Orléans est de sortie !

Nous avons rendez-vous dans un bar organique des beaux quartiers de la ville. Je n'y suis pas tout à fait à mon aise, mais peu importe. Je ferai ce qu'il faut pour qu'on puisse passer du temps ensemble.

Je suis arrivée une heure en avance, comme d'habitude. Je commande un thé gris précieux, que je laisse infuser longtemps. Et mon esprit se perd en pensant à la personne que j'attends. Quelle sera sa tenue ? Son parfum ? Ses premiers mots ? Je me rappelle toutes nos rencontres précédentes, avec nostalgie et tendresse.

Le temps n'a plus de prise sur moi. Je suis comme une gamine qui vient à son premier rendez-vous. Un peu stressée, mais impatiente. Un simple coup de vent, et je pourrais m'envoler tellement je me sens légère. Je triture ma bague en l'attendant. De la rhodonite, évidemment. Je dois mettre toutes les chances de mon côté.

-Salut Amelia, pardon, je suis à la bourre... !

Je sursaute, et me tourne vers cette voix familière avec un sourire tendre.

-T'en fais pas, je viens juste d'arriver, lui dis-je en mentant.

Je me lève, et elle me prend dans ses bras. Je fonds littéralement et ferme les yeux pour profiter de cette étreinte. Elle porte de l'ylang-ylang, comme toujours. Ce parfum ravive de nombreux souvenirs en moi, et je profite de quelques secondes pour m'en enivrer.

Finalement, je la laisse se détacher de moi, et elle s'assied en face. Elle est merveilleuse. Ses longs cheveux bruns et lisses encadrent un visage doux à la teinte claire. Un sourire amical qui ferait tomber n'importe qui amoureux, et ces yeux. Par Hécate, ces yeux ! Si noirs et profonds. De vrais trous noirs dans lesquels j'ai le plaisir de me laisser aspirer. J'ai l'impression de pouvoir y trouver la réponse à toutes mes questions. Elle porte une veste à la mode, comme beaucoup de clientes ici.

Althéa commande un thé vert japonais, et reporte son attention sur moi.

-Comment ça marche, la boutique ?

-Tout doucement. Je commence à me faire une clientèle. J'ai commencé à vendre des bougies parfumées, la semaine dernière.

-Tant mieux. Moi, j'arrête pas au boulot. Je devrais avoir une augmentation d'ici deux mois. Tu savais que...

Elle se met à parler d'elle, et de sa vie. Je bois ses paroles. J'apprends les dernières nouvelles sur son travail, ses habitudes sportives, ses plantes vertes. Je retrouve ma place dans sa vie. Pendant trente minutes, je l'écoute religieusement.

Quand elle termine de me parler d'elle, je décide de tenter ma chance.

-Tu sais... C'est bientôt Samhain. J'ai construit un autel, dans la forêt, pas loin de la ville. Tu... viendrais le célébrer avec moi ?

Althéa me regarde dans les yeux, posant son menton dans sa main. Elle semble peser le pour et le contre.

-T'es toujours à fond là-dedans ?

La question qui fâche. J'acquiesce.

-J'ai trouvé la paix dans la religion. Ça me fait du bien. Je me reconnecte à la nature. J'écoute ma facette féminine.

-Tu as trouvé d'autres gens pour faire ça avec toi ?

-Pas encore.

De la pitié dans son regard. Je lui fais de la peine.

-Je prendrai une journée.

Mon cœur loupe un battement. J’attrape sa main entre les miennes.

-Tu verras, ce sera grandiose ! Je préparerais des bougies, des herbes, des pierres, de l'encens. Tout ce qu'il faut. On sera prêtes pour la partie sombre de l'année.

Elle acquiesce légèrement, avec un petit sourire. Je la sens plus distante.

-Super.

Althéa regarde son téléphone, pianote de ses ongles peints en pourpre.

-Je vais devoir y aller. J'ai ma séance de yoga dans vingt minutes.

Elle termine son thé en vitesse, pose quelques dollars sur la table, et se relève.

-Fais attention à toi. Tu me tiens au courant.

Un dernier sourire, et elle part en coup de vent.

Je commande une autre thé, un noir aux écorces d'orange. Pendant qu'il infuse, je contemple sur mon smartphone les photos que nous avons prises toutes les deux. Ces sorties que nous avons faites ensemble. Les grandes occasions. J'aime vraiment sa robe de soirée rouge, elle est si élégante.

Puis cette photo prise sur l'oreiller, après une tendre étreinte, où nous sommes démaquillées et décoiffées. Mais souriantes et heureuses. Je la regarde longtemps.

Elle m'a larguée il y a six mois, mais elle peut encore changer d'avis.