Il parcourut la pièce commune d’un pas lourd, le regard éreinté errant dans le vide.
Les restes des dernières soirées gisaient sur le sol, bouteilles d’alcool fort siphonnées jusqu’à la dernière goutte et leurs amies les seringues donatrices de quelques minutes d’euphorie éparpillées dans chaque recoin de la pièce.
Les lueurs artificielles bleutées et violacées des néons qui trônaient au plafond rendaient la scène encore plus glauque, jetant des reflets étranges sur les rares contenants de nourriture éventrés et donnant une illusion de pourriture ambiante.
Ces jeunes et leur besoin de s’évader…
Mais bon, pour une fois, il n’avait pas à composer avec d’autres fluides corporels douteux, ce qui le mit de relative bonne humeur.
Le sol métallique faisait résonner son pas las et traînant, alors que ses yeux se posèrent sur la baie vitrée. Il préférait de loin les couleurs de l’espace, la franchise de la froideur des blancs, la profondeur des nuances de noir, et la presque chaleur des rares touches de couleurs générées par le passage d’un corps céleste, fulgurances irisées de violet et de bleu vivifiants.
Rien que cette pensée lui fit sentir le poids de son âge… Il était décidément trop vieux pour ces conneries.
Il poursuivit son chemin, sa main plongeant dans la poche de sa blouse élimée et parsemée de tâches. Il se saisit de sa petite tablette qui s’y trouvait, ses yeux noirs se plissant et accentuant les poches qui s’étaient installées depuis si longtemps sous ses orbites alors qu’il parcourait le dossier de son nouveau patient.
Sa main gauche gratta sa joue râpeuse avec une air songeur, le métal des ses doigts rencontrant l’épaisseur de sa barbe qu’il avait négligé de raser depuis des semaines.
Encore un…
Il haussa les épaules alors que le scanner au-dessus de la porte vérifiait son identité avant de s’ouvrir en un chuintement pneumatique, et franchit le seuil en rangeant l’appareil électronique.
Le changement d’atmosphère ne lui fit même pas lever un sourcil: il était devenu insensible à la décrépitude des espaces de vies communes, qui n’était au final que le reflet de l’état de l’équipage. Sa main mécanique se saisit de la poignée automatique, et il laissa son corps s’habituer à la gravité allégée du long couloir qui le menait vers son laboratoire, appréciant l’absence d’effort pour se déplacer. D’autant que le blanc des murs était aveuglant sous la lumière des néons, et il regrettait presque les teintes plus douces de la pièce précédente, ses yeux privés de repos soudain surchargés de stimulations.
Deux minutes plus tard, ses pieds retrouvèrent le sol aseptisé du couloir, alors qu’un nouveau rayon scrutait son corps légèrement affaissé pour lui laisser à nouveau le passage.
La routine habituelle prit possession de son corps : la tablette sur le support pour mettre à jour les données et afficher les détails des opérations à venir, trois pochons de caféine concentrée, un bon nettoyage de son matériel, une pilule de compléments alimentaires et la classique injection de stimulant, et le voilà prêt à entamer sa journée en laissant pénétrer dans son antre le premier de la liste.
Un manutentionnaire spécialisé dans la conduite de gros engins de terraformation, dont les deux bras avaient été arrachés dans un accident sur la surface de la dernière planète qu’ils avaient craqué, il y a de ça des mois. Malgré ces efforts, la jonction entre le moignon et la prothèse restait fragile avec une nette tendance à s’infecter et engendrant des douleurs intenses que seules des doses astronomiques de morphine arrivaient à calmer.
Le patient avança sans un bruit vers la table d’opération et s’installa en silence, l’air hagard. Il avait clairement participé à aux réjouissances de la veille si il en croyait les relents de vodka qui émanaient de lui.
- Ablation ? Tu es sûr ?
- J’en peux plus doc… Tant qu’à rester sur ce rafiot de l’espace merdique, autant que ce soit plaisant…
Il hocha la tête d’un air entendu, et enfila un de ses gants stériles avec un soupir: blasé, certes, mais pro jusqu’au bout. Quoiqu’il advienne, il aura au moins sa conscience pour lui.
Il entra une commande sur la tablette, précisant le type d’opération. Une voix robotique lui demanda de confirmer son choix, ce qu’il fit d’une voix lasse.
-Ablation de l’hippocampe confirmée.
L’heure qui suivit fut la même que toutes celles qu’il avait vécu depuis un mois.
Anesthésie.
Trépanation.
Retrait de la zone concernée.
Fermeture de la boîte crânienne.
Salle de réveil.
- On prend les mêmes et on recommence, maugréa-t-il alors que le robot assistant terminait de recoudre le crâne. Il se saisit de l’organe qui avait le seul tort de ramener ces hommes et ces femmes à leurs erreurs, à leurs regrets, à leurs souvenirs pour le placer dans un énième bocal de formol.
Si on jour quelqu’un retrouvait ce vaisseau, on lui donnerait la réputation d’avoir été un charcuteur de cerveaux obsédé par les hippocampes, se dit-il avec un rire sans joie alors qu’il rangeait le bocal à côté de ces compagnons.
Il laissa son regard s’attarder sur l’alignement de ces formes si particulières, aux courbes douces.
247. C’est le nombre exact d’opérations de ce type qu’il avait mené, contraint et forcé au début, mais le temps passant, résigné à alléger les souffrances de ses compagnons d’infortune.
Après tout, que leur restait-il, à part s’abîmer dans les paradis artificiels en attendant que le temps passe jusqu’à ce que survienne leur inévitable fin?
Comment pouvait-il les blâmer, alors qu’une part de lui aimerait simplement faire comme eux, sombrer dans une douce amnésie pour ne plus se demander quel sens à sa vie, à la dérive dans l’espace?
Il veilla comme à l’accoutumée son dernier patient, lui donnant à son réveil l’essentiel à savoir: son nom et un plan où étaient marqués la salle commune et sa cabine.
Les autres se chargeraient de faire son éducation, pensa-t-il, alors que la voix robotique résonna pour annoncer son prochain rendez-vous.
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