Des vautours.
Voilà ce qu'ils étaient tous. Une bande de charognards soi-disant émérites, accompagnés pour certains par des poules de luxe qui se cachaient dans la troupe venue en masse. Ils n'étaient que des rapaces venus se repaître du spectacle qui leur était offert en ce jour funeste. Celui qui faisait d'elle une orpheline. Celui de l'enterrement de son grand-père.
En seize ans, elle n'en avait vu aucun plus de deux fois. A vrai dire, elle mentait peut-être. Après tout, chaque être humain était atteint d'amnésie infantile : en moyenne, on ne se souvenait pas ou très peu de sa vie avant ses trois ans. Alors, il se pouvait qu'elle se trompe. Mais elle était certaine de n'en avoir croisé aucun dans les treize années précédentes. Chez elle, du moins.
Bien sûr, elle les connaissait tous, elle les apercevait tous les jours pour certains. Ucantres était une petite ville. Une petite ville aussi exclusive que Gstaad, une espèce de Beverly Hills français, coupé de tout, où les plus riches pouvaient rester entre eux. A son plus grand regret, elle en faisait partie. L'argent ne fait pas le bonheur, dit-on. Mais il y contribue. En ce qui la concernait, l'argent ne lui avait jamais rien apporté de bon mais il avait effectivement « contribué » à son éducation. Elle n'avait connu que son grand-père et c'était lui qui lui avait tout appris. Il avait été tour à tour son père, sa mère, son professeur, un châtieur hors pair quand il s'agissait de la punir et surtout un sécheur de larmes et fournisseur de câlins comme on n’en faisait plus. Ses parents et sa grand-mère avaient précédé l'homme qui l'avait élevée. Ils étaient décédés en même temps, victimes d'un accident de voiture et ce, le jour de ses deux ans…
Si Popi avait représenté beaucoup de choses pour elle, pour les autres, il restait l'une des personnalités les plus respectés d'Ucantres. Tout le monde le connaissait et quand il l'emmenait profiter du marché couvert, il pouvait discuter une bonne vingtaine de minutes à chaque étal. Il était aimé du commun des mortels, de ceux qui vivaient normalement et sans le poids des conventions sociales. Les mêmes qui patientaient à présent au fin fond de l'église et qui partageaient réellement le chagrin de la jeune fille.
Pour les autres, les notables qui trouvaient de bon aloi de se presser aux premiers rangs du lieu de foi – alors qu’ils ne croyaient qu'à l'argent et à ce que cela pourrait leur apporter – le fait d'être vus ou ne serait-ce qu'aperçus en train de présenter des respects, même factices, était une aubaine. Il aurait été impensable de ne pas s’y montrer. Il aurait été impensable que ces charognards ne s’y montrent pas alors qu’on enterrait le descendant de l’une des sept familles fondatrices de la ville. Les vieilles fortunes qui vivaient dans leur « paradis » tenaient à leurs petites habitudes. Ainsi ne manquaient-elles jamais le banquet offert à l’enterrement de l’un de ses plus honorables habitants. Autant figurativement que littéralement. Il aurait été si facile, une fois de plus, de les imaginer en oiseaux de proie. Survolant leur gibier et attendant de trouver le bon moment pour frapper.
Et elle ne serait certainement pas leur victime. Non merci !
Tout ce qu'elle avait à faire était de tenir durant l'oraison, de retenir le rictus moqueur qui ferait certainement son apparition en écoutant leurs éloges artificiels et frelatés. Et surtout, il fallait qu'elle retienne les larmes qui menaçaient de couler dès qu'elle posait le regard sur le cercueil blanc laqué où reposait son grand-père. Elle avait deux armes pour réussir sa mission : ses cheveux et son Ipod. Les lunettes étaient malheureusement proscrites car les rapaces susmentionnés auraient pris cela pour une faiblesse. Mais il lui restait tout de même sa frange qui masquerait sa tristesse et ses longs cheveux qui leurs cacheraient ses écouteurs. La musique serait son arme, elle qui avait toujours fait partie de sa vie d'aussi loin qu'elle s'en souvienne.
Popi en était féru. D'une symphonie à un bon vieux rock, des notes lancinantes d'une cithare à celles plus mélancoliques d'un blues. Elle avait tout écouté avec lui et le contenu de son lecteur MP3 reflétait le même amour de la musique que son grand-père lui avait transmis.
A cet instant il n’y avait que les Magnificent Seventh's Brass Band qui lui permettraient de vivre ou plutôt survivre à cette épreuve qu'elle aurait voulu passer seule. Il n'y avait que le jazz funeral qui lui permette de traverser la cérémonie, bien que les musiciens préfèrent parler de « funérailles avec musique ». S'ils avaient été ailleurs qu’en France, elle aurait certainement fait venir un groupe pour l'accompagner et laisser leur musique l'apaiser. En plus d'agacer les hypocrites qui l'entouraient. Dommage…
Alors que Just a closer walk with Thee laissait entendre ses notes finales, elle se retrouva devant le mausolée qui allait abriter la dépouille du seul membre de sa famille dont elle se souvienne. Elle ne savait pas comment elle était passée de l'église au cimetière, mais peu lui importait. Elle détestait les deux endroits avec passion et y était plus mal à l'aise qu'autre chose.
Elle respectait ceux qui croyaient en un dieu unique ou dans de multiples divinités mais elle n'en faisait pas partie. Elle était comme Saint Thomas et son « Je ne crois que ce que je vois ». Elle croirait en Dieu, Allah, Bouddha, Yahvé ou n'importe quelle autre divinité que lorsqu'elle aurait la preuve de leur existence. Il en allait de même avec les notions de Paradis, Enfer et autre Purgatoire ; quand bien même ces mots étaient si bien ancrés dans les mœurs qu'elle les utilisait autant que n'importe quel croyant… Ce qu'elle écoutait reflétait l'amour de Dieu que les musiciens éprouvaient et l'espoir d'un monde meilleur pour le disparu qu'ils honoraient. Et c'était exactement ce dont elle avait besoin au moment présent.
Elle regarda de nouveau la dernière demeure de son grand-père et prit le temps de l'admirer. Même s'il s'agissait d'un tombeau, elle contemplait une œuvre architecturale, car se tenait devant elle la réplique du Mausolée du Prince Impérial, celui de Rueil-Malmaison. Huit colonnes de marbre rose portaient en partie la large coupole surmontant l'édifice, l'autre part étant maintenue par un épais mur concave où reposaient les cercueils de ses ancêtres. Si l’on pouvait admirer une statue représentant un enfant et son chien au mausolée original, ici, c’était un lion et un corbeau – l’emblème de la famille – que l’on pouvait voir. Le superbe et hautain félin se tenait droit et montait la garde devant les dépouilles des Ravenwood, l’auguste oiseau posé sur son royal crâne. Le corvidé était aussi fier que le fauve qu'il accompagnait et alors que le prêtre lisait des passages de la Bible devant l'emplacement réservé à son grand-père, elle se recueillit à sa façon : en continuant d'écouter sa musique et en se remémorant les souvenirs de l'homme qui l'avait élevée.
Popi avait été un pédagogue dur et intransigeant et lui avait enseigné tout ce qu'une jeune fille de sa condition se devait de connaître et bien plus encore. Des leçons de maintien à celles de savoir-vivre, en passant par la maîtrise de l'anglais et l’initiation aux langues mortes comme le latin ou le grec ancien – langues qu’elle n’avait jamais pu comprendre même en y mettant du sien. Ce n’était pas de sa faute si elle préférait les mythes et légendes aux déclinaisons. En même temps, lesdits mythes étaient l’équivalent des Soap Operas d’aujourd’hui… Malgré les heures passées à tenter de comprendre le pourquoi et l’intérêt de savoir par cœur que le génitif de Rosa était rosam – ou était-ce rosae ? – avec un Popi qui grommelait dans sa moustache, elle avait aimé partager avec son grand-père l'immense bibliothèque du manoir. Cette pièce était son havre de paix ; aucune technologie ne venait parasiter la tranquillité du lieu.
Là, elle pouvait se plonger sans vergogne dans les mondes créés par ses auteurs favoris, qu'ils appartiennent à une réalité tombée en désuétude ou à des univers totalement fantasmagoriques. Elle n'était pas de celles qui se pâmaient pour les écrits romantiques comme ceux des sœurs Brontë mais comme il fallait toujours une exception à une règle, elle avouait aimer particulièrement Orgueils et Préjugés – le divin fessier de Colin Firth, dans une des adaptations de la BBC, l'ayant aidé à passer outre son envie de mettre des claques au personnage qu'il incarnait : M. Darcy. Son cœur battait plutôt pour le fantastique, pour l'indéniable génie de Tolkien, l'humour et les parodies de Terry Pratchett, les thèmes sombres et réalistes de George R.R Martin et bien sûr l'univers si magique de Rowling. Cela ne l'empêchait pas d'adorer Chuck Palaniuk, Bret Easton Ellis ou Jonathan Coe, de se régaler du style mordant de Beigbeder et de la dextérité de Werber pour mêler tant de genres dans ses écrits. Ou bien de se perdre dans les aventures de Poirot, Holmes ou encore Arsène Lupin…
Elle partageait d'ailleurs avec ce dernier la maîtrise de la savate, que Popi lui avait enseignée dès son plus jeune âge.
Son grand-père avait fait d'elle la jeune fille qu'elle était et ne l'avait pas reniée car elle préférait passer plus de temps à écouter de la musique et lire – qu'il s'agisse de romans ou de mangas – plutôt que de faire semblant d'apprécier ceux avec qui elle partageait ses classes. Elle sourit en repensant à sa réaction quand elle était revenue avec les cheveux teints en rose quelques mois plus tôt, avant qu'il ne tombe subitement malade et ne succombe tout aussi rapidement… Il avait simplement haussé un sourcil et s'était contenté de lui demander si elle avait passé un agréable moment chez le coiffeur.
Elle avait de nouveau teint ses cheveux à la mort de Popi. Ils étaient à présent noirs, aussi noirs que le reste de ses vêtements.
Elle se concentra une fois de plus sur le prêtre aux cheveux blanc qui lui parlait, bien qu'elle n'ait pas entendu un mot de ce qu'il avait bien pu lui raconter. Réalisant que cela serait du plus mauvais effet si quelqu’un s’apercevait qu’elle avait plus ou moins – bon, carrément – ignoré l’homme d’église, elle baissa le volume de sa musique en se retenant de soupirer et le remercia de la qualité de son service avant de se tourner vers une autre figure qui l'accompagnait.
Léonard de Rimmon.
Monsieur Rimmon était l'équivalent d'un miroir sans tain, il donnait l'image que les autres attendaient de lui mais jamais refléter la sienne. Celle-ci restait cachée dans ce que l'on pourrait considérer comme la pièce non éclairée, celle qui permettait d'observer sans être vu. Le simple fait que les expressions de l'homme n'arrivent jamais à ses yeux la mettait mal à l'aise, comme l’air qu’il arborait devant tous en ce moment-même. Pour ceux qui l’auraient regardé, il feignait de partager la peine ambiante mais ses yeux trahissaient la satisfaction qu'il ressentait suite au décès de Pollux Ravenwood. La jeune fille était certaine qu'il danserait sur la tombe de Popi s'il le pouvait.
— Ma chère enfant, je suis profondément peiné par la disparition de ce cher Pollux, dit-il en lui prenant une main.
Elle aurait presque pu le croire si ses iris ne reflétaient pas le plaisir manifeste qu’il éprouvait à l’instant même.
— Je vous remercie M. Rimmon.
Elle lutta contre l'envie d'arracher ses doigts de la poigne de fer qui les enserrait. Le contact glacial de l'homme lui donna la nausée. Comment pouvait-on avoir les mains aussi froides ? Si ses yeux reflétaient ses desseins cachés, dans le cas présent ses serres – oui, l’homme en était affublé en ce qui concernait Nell – jouaient la même fonction. Elles étaient aussi froides que l'homme qui lui faisait face. Intérieurement, du moins.
— Appelez-moi Léonard, ma chère. Permettez que je vous appelle par votre prénom ? Nell, continua-t-il sans lui laisser de le temps de répondre, sachez que notre demeure vous sera toujours ouverte. Je suis certain que mon épouse fera tout ce qu'elle peut pour vous aider à traverser cette épreuve, tout comme mes enfants…
Proserpine de Rimmon faisait partie de ces femmes s’accordant merveilleusement bien avec leur époux. Aussi fausse que Léonard, pensa Nell. Bien sûr qu'elle se ferait une joie de l'aider, cette femme ne vivait que du malheur des autres, elle se repaissait des rumeurs circulant en ville et plus encore si l'une des personnes visées était malheureuse et vulnérable. Elle pouvait faire ou anéantir une réputation, en véritable reine de la ruche qu'elle gouvernait. Comme si Nell allait laisser cette horrible bonne femme mettre ses pattes sur sa personne !
Quant à ses enfants…
Bien que jumeaux, Luc et Lily étaient pourtant aussi éloignés que le soleil pouvait l'être de la lune pour ce qui concernait leurs personnalités. Lily était la digne fille de ses parents. Elle ressemblait à s’y méprendre à une Barbie version adolescente avec ses grands yeux verts, son teint de pêche et ses longs cheveux blonds. Quant à son caractère, Nell la comparait plus à une punaise qu'autre chose. Résultat, grâce à sa ô combien charmante nature, elle avait fini par affubler Lily d’un petit nom qui lui allait comme un gant : Barbie la harpie ou Barpie pour faire court. C’était d’autant plus flagrant quand on la voyait régner sur ses propres sujets. Luc était différent. Bien que partageant les mêmes traits réguliers que sa sœur et possédant un physique somme toute attrayant, son comportement était aux antipodes de celui de sa Barpie de frangine. Il ne parlait pas ou peu et n'était pas loin d'être totalement déscolarisé. Luc se repliait sur lui-même et ne sortait quasiment plus de chez lui. Résultat, il passait pour un genre d’ermite. Cependant, Nell le comprenait : avec une famille telle que la sienne, elle aurait certainement fait de même.
— Il va de soi que nous vous aiderons à veiller sur votre héritage jusqu'à votre majorité…
Ah ! Avec cette simple petite phrase, M. Rimmon venait de lui donner la raison de sa soi-disant inquiétude. Qu'il allait être déçu quand elle lui apprendrait ce que Popi avait fait quand il avait compris qu'il allait mourir.
— Ce ne sera pas nécessaire monsieur Rimmon, répondit-elle en prenant soin de garder sa voix égale. Grand-père a pris ses dispositions avant de mourir, il m'a émancipée.
Que la vérité était douce… Mais bien moins que de voir Léonard de Rimmon tenter de garder son sang-froid et de lutter contre la colère. Les yeux étaient véritablement le miroir de l'âme et la sienne semblait aussi noire que ses desseins à son encontre. Il lâcha sa main et lui indiqua d'un geste de poursuivre.
— Bien entendu, la demande a été faite dès que nous avons appris que ses jours étaient comptés. Le juge des Affaires Familiales étant par un heureux hasard un ami de la famille, la procédure n'a pris que deux mois. Je suis tout ce qu'il y a de plus majeure et de ce fait parfaitement capable de gérer mes biens. Je vous remercie cependant de votre prévenance, monsieur.
Elle lui fit un signe de tête et partit en direction de la plaque mentionnant son grand-père. Là, elle y coinça l'unique œillet blanc qu'elle avait gardé en boutonnière et lut une dernière fois l'inscription qu'elle avait fait graver :
Pollux Gabriel Ravenwood
9 Janvier 1944 – 31 Octobre 2013
« La mort n'est qu'une grande aventure de plus. »
Albus Dumbledore
Elle avait hâte de voir les expressions criant à l'outrage des bigots de la ville mais Dumbledore, ou plutôt Rowling, avait raison et c'était son grand-père qui le lui avait dit quand ils avaient lu pour la première fois le premier tome de la saga de l'auteur. Avec cette épitaphe, elle ne pouvait que rendre hommage à Popi. S'il pouvait les voir, elle savait qu'il rirait devant les regards scandalisés de ceux qui liraient ces quelques mots, pour un peu qu’ils connaissent Dumbledore. Elle caressa du bout des doigts la plaque et fit de même avec celle de ses parents. Déjà quatorze ans… Elle combattit une fois de plus les larmes qui menaçaient de couler et sortit son Ipod de sa poche, choisissant la dernière chanson de l'album qui l'avait aidée à tenir. Quand les premières notes de When The Saints Go Marching In retentirent, elle monta le volume et partit la tête haute, quittant le cimetière et les rapaces qui le peuplaient.
When The Saints Go Marching In - Magnificent Seventh's Brass Band
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