de Sébastien Emanuel
TW : Émétophobie, termes sexuels, nudité, nourriture
— Va t’aérer, un peu ! À force de rester calfeutré dans ta chambre, tu vas devenir plus blanc qu’un vampire !
Les paroles de ma mère résonnaient encore dans ma tête alors même que j’étais étendu sur l’herbe fraîchement coupée du parc municipal, les yeux fermés, tentant en vain de m’assoupir à l’ombre d’un pin parasol, en cette fin d’après-midi printanière et ensoleillée.
Calfeutré. Le terme était un peu fort, non ? Quand est-ce que ma mère comprendrait que je n’avais nullement besoin de sortir pour voyager ? Qu’avec mes trois écrans 4K quarante-neuf pouces incurvés et ma connexion très haut débit, je pouvais aller où bon me semblait sans me lever de ma chaise, et avec une qualité d’image bien supérieure à ce que pouvait retranscrire un vulgaire œil humain ? D’ailleurs, à présent que les deux miens étaient grand ouverts (j’avais définitivement renoncé à m’abandonner au sommeil, le piaillement incessant des oiseaux autour de moi ayant eu raison de ma capacité à lâcher prise), je me rendais compte à quel point les couleurs de l’environnement naturel qui m’entourait me paraissaient ternes par rapport à celles, infiniment plus vives et chatoyantes, qui jaillissaient littéralement de mon casque VR à chaque fois que j’enfilais celui-ci pour me retrouver plongé au cœur de la jungle luxuriante du jeu Avatar Online. Non, vraiment, la vie « IRL » n’était pas faite pour me séduire !
Cela ne devait pas faire plus d’un quart d’heure que je flânais dans ce simulacre de nature entretenu comme un green de golf, avec ses haies parfaitement taillées et ses allées piétonnes goudronnées, que déjà j’étouffais, angoissé à l’idée de ne pas pouvoir checker mes mails ou scroller sur Insta (ma mère ayant délibérément caché mon smartphone à la maison afin de m’empêcher de l’utiliser pendant ma petite balade à l’extérieur : quelle prévenance !).
Alors que j’étais à priori le seul être humain à errer dans les parages (les gens normaux ne se baladaient pas dans les parcs municipaux en semaine, trop occupés à trimer à leur bureau où à se faire humilier par leur supérieur parce qu’ils n’étaient pas assez productifs), je réalisai que moi non plus, je n’avais rien à faire ici, et je décidai donc qu’il était temps de retourner chez moi. Bien entendu, je passerais par la porte de derrière afin d’éviter de croiser le regard inquisiteur de ma mère. Il y avait néanmoins de grandes chances pour que celle-ci descende et fasse irruption dans ma chambre, ou plutôt « mon antre », comme elle l’appelait : il s’agissait en fait du garage de la maison, transformé par mes soins en véritable centre de contrôle informatique, où je passais la plupart de mes journées et de mes nuits. Je voyais déjà ma génitrice se tenir devant moi, les poings sur les hanches et la mine pincée, me réprimandant une énième fois sur le fait que ce n’était pas « sain » pour un garçon de mon âge de rester tout le temps devant ses écrans, que j’allais me bousiller la vue et la santé, et cetera, et cetera.
Mais finalement, pourquoi devrais-je encore tenir compte de son sempiternel refrain ? J’avais trente ans après tout, j’étais un adulte, et c’était justement grâce à mes écrans que je gagnais ma vie ! De nombreuses entreprises s’arrachaient mes services de webdesigner, et je touchais un salaire mensuel au moins trois fois supérieur à ce que ma mère gagnait quand elle était encore prof des écoles ! Mais bon, c’était comme ça, elle ne pouvait pas s’empêcher de me donner des leçons, déformation professionnelle oblige.
En me redressant lentement pour m’asseoir (mon surpoids de sédentaire professionnel m’obligeant à progresser par paliers pour pouvoir passer de la position allongée à la position debout), quelque chose retint soudain mon attention : je découvrais, émerveillé, qu’un magnifique papillon aux ailes d’un bleu turquoise si vif qu’il en paraissait presque fluorescent venait de se poser sur la paume ouverte de ma main.
Je ne bougeai pas d’un cil, de peur de l’effrayer, et rageai intérieurement de ne pas avoir mon portable sur moi pour pouvoir le prendre en photo.
De ma vie je n’avais vu un pareil spécimen : il était immense, presque de la taille d’un moineau, mais ne pesait pas plus lourd qu’une plume. Il ressemblait à ces espèces rarissimes qu’on retrouvait épinglées dans des cadres dans les muséums d’histoire naturelle. Son corps noir et luisant se prolongeait au niveau de la tête par une longue trompe enroulée en spirale que l’insecte déplia, posant l’extrémité de celle-ci sur ma peau, comme s’il essayait de me butiner.
— Je ne suis pas une fleur ! chuchotai-je en souriant.
Alors que je tendais précautionneusement ma main ouverte devant moi pour observer ce superbe animal de plus près, je me rendis compte avec stupéfaction que deux autres papillons de la même couleur s’étaient également posés sur mon avant-bras, tâtant eux aussi mon épiderme à l’aide de leur petit rostre mobile.
Puis, à la droite de mon champ de vision, je vis apparaître de nombreuses petites ailes bleues en mouvement : je tournai alors la tête et m’aperçus qu’une dizaine d’autres spécimens du même acabit voletaient autour de moi, avant de venir se poser délicatement sur différentes zones de mon corps, là où ma peau était nue : sur mes jambes, les avant-bras, mon épaule.
Et c’est au moment où je voulus m’ébrouer pour faire s’envoler ces créatures certes gracieuses, mais quelque peu envahissantes, que je sentis une vive brûlure envahir l’intérieur de ma main : en poussant un hurlement de surprise et de douleur mêlées, je constatai alors, horrifié, que le papillon qui s’y trouvait avait enfoncé son rostre d’au moins un centimètre dans mon épiderme et que son corps frétillant gonflait au fur et à mesure qu’il aspirait mon sang à l’aide de sa trompe.
Je voulus le chasser à l’aide de mon autre main, mais je fus soudain assailli par une dizaine d’autres décharges à divers endroits de mon corps, là où les papillons s’étaient posés et avaient planté leur bouche allongée à travers ma peau pour se repaître de mon liquide vital.
Paralysé par la douleur, j’ouvris la bouche pour appeler à l’aide, mais aucun son n’en sortit. Suffoquant, sentant mes forces m’abandonner à mesure que les créatures me vidaient de mon sang, je tombai alors en arrière et me retrouvai étendu au sol, la bouche toujours grande ouverte. Je vis alors un immense papillon bleu se poser directement sur mon menton, et la dernière chose que je sentis avant de sombrer dans les ténèbres fut son rostre affûté comme une aiguille se planter profondément dans ma langue.
Lorsque je rouvris les yeux, un ciel d’un orange crépusculaire me surplombait. Je me relevai avec peine, le corps endolori, la bouche pâteuse et les tympans vibrant comme si j’avais passé une nuit entière en discothèque à boire et à fumer, la tête tellement lourde et douloureuse que je la croyais prise dans un étau.
Que m’était-il donc arrivé ? La dernière chose dont je me souvenais était d’être allongé ici dans l’herbe, en plein milieu de l’après-midi, tentant vainement de faire une sieste. Apparemment j’avais fini par m’endormir, mais pendant combien de temps ? Je jetai un œil à ma montre-bracelet : il était dix-neuf heures passées ! Ma mère allait se faire un sang d’encre ! Vite, il fallait que je rentre. Je me mis donc à courir vers la sortie du parc pour regagner mon scooter, mais je dus très vite m’arrêter tellement je me sentais mal : j’étais envahi de vertiges et de sueurs froides, et j’avais la nausée.
Putain de merde, à tous les coups c’est le Covid, pensai-je, paniqué. Je voyais d’ici ma mère me sermonner en me reprochant d’avoir raté trois fois d’affilée les rendez-vous qu’elle avait pris avec le docteur Batista pour me faire vacciner. Donc en plus d’être malade comme un chien, j’allais avoir droit à mon lot de « Je te l’avais pourtant bien dit ! ».
— Fais chier, putain, pestai-je d’une voix gutturale.
J’évoluai tant bien que mal jusqu’à mon scooter, m’affalai sur la selle sans même prendre la peine de mettre mon casque et filai jusque chez moi, évitant de justesse de percuter une camionnette qui arrivait en sens inverse, en redressant au dernier moment ma trajectoire qui avait largement dévié sur la voie opposée.
Quand j’arrivai enfin à la maison, la nuit était presque tombée, mais la lumière qui filtrait à travers la fenêtre de la cuisine à l’étage me confirma que j’étais attendu de pied ferme. La tête tournant comme si je sortais d’une centrifugeuse, je descendis de son scooter et titubai jusqu’à la petite porte d’entrée qui jouxtait le grand rideau métallique du garage, puis insérai avec grand-peine la clé dans la serrure, comme s’il s’agissait d’un acte chirurgical particulièrement précis.
Lorsque je pénétrai dans mon antre, la luminosité des quatre ampoules halogènes que je laissais allumées vingt-quatre heures sur vingt-quatre m’agressa tellement que je dus fermer les yeux et couper à tâtons l’interrupteur mural. Ceci fait, j’ouvris à nouveau les paupières, soulagé de voir que la pièce baignait à présent dans une lueur feutrée seulement distribuée par les écrans de mes ordinateurs.
J’entendis alors des pas résonner dans l’escalier au-dessus de ma tête et me précipitai sur la porte du fond qui communiquait avec le couloir pour la verrouiller de l’intérieur. Ce fut moins une, car à peine avais-je relâché le verrou que je vis la poignée tourner toute seule dans le vide. Puis la voix de ma mère me parvint de l’autre côté du battant.
— Romain ? C’est toi ? Où étais-tu passé mon chéri ? Je me suis fait un sang d’encre !
— T’inquiète pas maman, répondis-je d’une voix caverneuse. Il y avait un accident sur la route, ça m’a retardé !
— En effet, tu as l’air d’avoir eu un choc : ta voix est tout enrouée ! Ouvre-moi, mon chéri, que je te fasse un câlin !
— Non ! objectai-je vivement. Je… je suis malade, m’man. C’est peut-être le Covid. Il vaut mieux pas qu’on soit en contact…
— Le Covid ? Mais c’est grave ça, mon chéri ! Je vais appeler le docteur Baptista.
— Non c’est pas la peine ! J’ai juste besoin de me reposer un peu, d’accord ? Après une bonne nuit de sommeil, ça ira mieux !
— Mais… laisse-moi au moins entrer, que je vérifie que tu n’aies pas de fièvre ! Tu veux que je t’amène le thermomètre ?
— Non, je ne me sens pas fiévreux du tout, maman, mentis-je. (J’avais juste l’impression que mon corps était en ébullition et que ma tête allait exploser). S’il te plaît, ne t’inquiète pas pour moi et laisse-moi me reposer, d’accord ?
— Mais… tu ne vas pas manger ? Je t’ai préparé des croque-monsieur ! Tu sais, ceux que tu adores !
— Non merci maman, j’ai pas faim du tout. Je vais juste prendre un Doliprane et me coucher.
— Tu veux que je te mette un suppo ? Ça fait effet beaucoup plus vite qu’en cachet, tu sais.
— Non merci, j’ai tout ce qu’il faut ici, m’agaçai-je. Bonne nuit, maman.
— Je t’amènerai quand même un plateau-repas au cas où ! Je te le mettrai derrière la porte, d’accord mon poussin ?
— C’est ça, grommelais-je. Si ça peut te faire plaisir…
— Tu es sûr que tu ne veux pas…
— OUI ! JE SUIS SÛR ! éclatais-je. Je n’ai besoin de rien venant de toi ! Maintenant, remonte voir tes émissions de merde à la télé et lâche-moi la grappe, putain !
Sur ce, je fis volte-face et me dirigeai vers la petite salle de bains que j’avais aménagée au fond de la pièce, juste à côté de mon lit King-Size. C’était un petit local dans lequel trônaient une douche, un WC et un lavabo, entouré de deux fines cloisons et séparé de la chambre par un simple rideau. J’allumai le plafonnier et attendis un moment que mes yeux s’accoutument à la clarté que diffusaient les deux spots basse consommation. Au bout d’un moment, je pus contempler mon reflet dans le miroir. Ce fut un choc : j’avais le teint blafard, deux gros cernes violacés s’accrochaient à mes yeux injectés de sang, et ma lèvre inférieure pendait vers le sol comme si je venais de me faire anesthésier par un dentiste à la main particulièrement lourde. Un bourdonnement incessant stridulait sous mon crâne, et je fus pris de démangeaisons sur tout le corps. En ôtant mon T-shirt, je constatai que ces picotements étaient causés par la présence de plusieurs petites pustules rougeâtres disséminées un peu partout sur ma peau. Mais qu’est-ce que j’avais attrapé là, Bon Dieu ? Grelottant de fièvre, et malgré l’écœurement dont j’étais victime, j’avalai deux gélules de Doliprane cinq-cent prélevées dans mon armoire à pharmacie avant de me précipiter sous la couette de mon lit, dont le drap me sembla gelé. Je m’endormis néanmoins très rapidement, sombrant dans un sommeil profond, bien qu’émaillé d’hallucinations cauchemardesques.
En plein milieu de la nuit, je me réveillai brusquement en hurlant, le corps trempé de sueur, complètement affamé. Je me levai d’un bond et me précipitai vers la porte du fond, que je me hâtai de déverrouiller. J’ouvris le battant et ressentis une profonde reconnaissance pour ma mère en constatant qu’elle avait tenu promesse en laissant sur mon palier un petit plateau au motif fleuri et sur lequel trônaient un gros croque-monsieur, une canette de coca et un flan à la vanille. Sur le moment, je m’en voulus un peu de l’avoir envoyée sur les roses. Tenaillé par la faim, je m’accroupis directement en face du plateau et engouffrai le croque-monsieur en trois bouchées, avant de vider d’un trait la canette de soda tiède. Pour finir, je gobai le flan à la vanille d’un bloc, puis me relevai pour retourner dans ma chambre, sans oublier de reverrouiller la porte derrière moi : en effet, comme je me sentais revigoré à présent que j’avais le ventre plein, j’avais pour projet de passer un peu de bon temps en matant quelques MILF se faire tringler sur Pornhub, et je n’avais aucune envie que ma mère déboule à l’improviste pour me surprendre pendant mes ébats nocturnes et solitaires.
Malheureusement pour moi, à peine eus-je le temps de m’installer devant mon pc et de cliquer sur mon moteur de recherche qu’un puissant haut-le-cœur me saisit avec une violence telle que j’eus l’impression que mon estomac implosait de l’intérieur. Un immonde gargouillis sonore remonta du plus profond de mes entrailles, et je compris que je disposais de moins d’une fraction de seconde avant de rendre le contenu de mon repas. Conscient que je n’aurai jamais le temps d’aller jusqu’aux toilettes, je me levai vivement de mon fauteuil et me retournai vers le mur pour épargner mes beaux écrans incurvés. Avec un râle sonore, j’ouvris la bouche et vomis l’intégralité de ma collation sur le plancher stratifié. Je voulus reprendre mon souffle, mais je n’en eus pas le temps : pris de puissants soubresauts, je me mis soudain à cracher une substance visqueuse et blanchâtre qui dégoulina de mon menton pour venir se coller à ma poitrine en feu. Stupéfait, je passai la main sur mon thorax et arrachai une poignée de cet étrange substrat : ça avait la consistance du coton, et ça me collait aux doigts. Je fus alors à nouveau assailli par des salves de haut-le-cœur, toutes plus violentes les unes que les autres, et une quantité proprement hallucinante de cette substance cotonneuse sortit de ma bouche et commença à envelopper tout mon corps, s’enroulant autour de moi et adhérant à ma peau comme du scotch, recouvrant petit à petit l’intégralité de mes membres et de mon torse, pour enfin venir se refermer comme un sac mortuaire par-dessus mon visage. Un voile noir emplit alors mon champ de vision, et je perdis connaissance.
Quand je me réveillai, j’avais l’impression d’être paralysé. Mes yeux étaient grand ouverts, et pourtant je ne voyais rien. Suffoquant, je me débattis dans tous les sens dans mon cocon, à la manière d’un forcené entravé par sa camisole de force. À force de m’agiter, je finis par déchirer la substance filandreuse et collante qui s’était refermée autour de mon corps. Je sortis alors la tête de cette gangue cotonneuse et me relevai vivement pour prendre une grande goulée d’air frais. Quel bien ça faisait ! Combien de temps étais-je resté là-dedans ? Les rayons d’un soleil matinal traversaient le petit vasistas qui surmontait la porte du garage et venaient maculer la cloison au-dessus de ma tête d’un carré jaune et lumineux. Je me levai alors d’un bond et plongeai ma tête dans cette lumière, qui eut cette fois un effet extrêmement revigorant sur moi. Mais c’était insuffisant : toutes les cellules de mon corps réclamaient à présent une grande quantité de lumière. J’allumai donc l’interrupteur des halogènes et courus aux quatre coins de la pièce pour pousser chacun de leur modulateur au maximum de leur puissance. Ce fut pour moi un véritable bain de jouvence. Je pouvais sentir les photons traverser mon corps et lui transmettre leur énergie. Je me sentais plus fort que jamais. Mais j’étais également tenaillé par une faim encore plus puissante que celle qui m’avait saisi pendant la nuit. C’était une faim véritablement douloureuse, une faim comme jamais encore je n’en avais ressenti. Instinctivement, je voulus passer ma langue sur mes lèvres pour les humecter, mais je réalisai avec effroi que j’en étais incapable. J’avais la désagréable impression que ma langue sortait de ma bouche et pendait comme celle d’un chien, sans que je puisse la remballer à l’intérieur. Pris de panique, je me précipitai dans la salle de bain et faillis m’évanouir en contemplant l’immonde créature qui me faisait face dans le miroir. C’était moi, mais ce n’était plus moi. Mon visage s’était atrocement allongé, comme s’il avait été comprimé de part et d’autre par un étau, mes yeux s’étaient décalés sur les côtés et avaient triplé de volume : mes pupilles avaient disparu, remplacées par deux grosses billes noires et luisantes. Ma bouche restait grande ouverte, et déployait une immense langue noirâtre et cylindrique qui s’enroulait comme un tuyau sous mon menton, exactement comme le rostre d’un papillon.
Un papillon…
C’est là que tout me revint : les fameux papillons bleus qui s’étaient posés sur moi pendant que j’étais allongé dans le parc, leurs petites trompes qui se plantaient dans ma chair et la douleur que j’avais ressentie lorsqu’ils avaient commencé à aspirer mon sang. Pris de vertige, je sentis mes jambes défaillir sous mon poids, et je m’étalai de tout mon long sur le sol de la salle de bain. Le sang battait à mes tempes, et la sensation de faim (et de soif) était telle à présent que je commençai à convulser. C’est alors que j’entendis tambouriner derrière la porte.
— Romain ? C’est maman ! Comment vas-tu ce matin ? Je vois que tu as mangé le croque-monsieur… il était bon ? Je t’en prie, réponds-moi mon fils !
Je voulus lui hurler que j’étais là, en train d’agoniser sur le carrelage de la salle de bain, mais le seul son qui sortit de ma bouche déformée fut un long râle plaintif et guttural.
La voix de ma mère monta dans les aigus, comme à chaque fois qu’elle paniquait.
— Romain, j’ai une clé de ta chambre, tu le sais bien ! Alors… j’espère que tu n’es pas encore en train de te masturber, parce que je vais rentrer, je te préviens ! Si tu ne m’ouvres pas la porte à trois, je rentre ! Un… deux… Trois !
J’entendis la porte se déverrouiller et le battant s’ouvrir dans un grincement aigu.
— Mon Dieu, mais quelle est cette odeur infâme ? Romain, où es-tu ?
— Uuuuuuurgh ! fut la seule chose que je réussis à prononcer.
Je vis alors ma mère se matérialiser dans la salle de bain, puis s’agenouiller vers moi. Son visage parcheminé de rides et encadré de longs cheveux argentés se crispa un instant en me regardant, puis ses traits se relâchèrent, et elle plongea ses grands yeux verts sur moi tout en me prenant délicatement le visage dans ses mains. Si j’avais encore été capable de sécréter des larmes à ce moment-là, j’aurais sûrement pleuré comme une madeleine.
— Mon tout petit, dit-elle d’une voix douce. Mais qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?
— Uuuuurgh, réussis-je à dire dans un dernier effort.
Maman me redressa pour me prendre dans le creux de ses bras, et j’appuyais fortement ma tête contre sa poitrine, le corps encore secoué de spasmes.
— Chuuut ! murmura-t-elle en me berçant doucement. Ne dis rien, maman est là, maman va bien s’occuper de toi maintenant, mon tout beau.
Alors que je sentais mon dernier souffle arriver, je remarquai soudain que le peignoir en satin blanc que portait ma mère était entrouvert, ce qui me permit de discerner l’un de ses seins. Fasciné, je contemplai le réseau riche et complexe de veines qui marbrait la peau de celui-ci et qui confluait autour de l’aréole sombre qui pointait à son sommet comme un immense bouton pression. La faim et la soif qui me tenaillaient dictèrent alors ma conduite, et sans même que je m’en rende compte, ma langue-rostre se déroula pour entrer en contact avec le sein maternel. L’extrémité de mon nouveau membre s’ouvrit alors, dévoilant une rangée circulaire de petites dents pointues, et vint se coller comme une ventouse autour du mamelon, mes petits crocs se plantant directement dans le téton. Ma mère gémit de douleur, mais ne me repoussa pas.
— Vas-y, mon bébé, susurra-t-elle à mon oreille, tout en me caressant la joue. Bois !
Je ne me fis pas prier. À l’instant même où les premières gouttes de sang tiède parvinrent dans ma gorge, je fus envahi d’une immense sensation de bien-être et me mis à aspirer ce nectar avec une vigoureuse fougue. Je voyais mon rostre se dilater puis se contracter au fur et à mesure que je drainais ce liquide nourrissant qui m’était offert, espérant intérieurement que cet instant d’extase pure ne s’arrête jamais, jusqu’à ce que ma mère se saisisse à pleines mains de ma langue pour la décrocher de force de son mamelon. À l’aide de son peignoir, elle recouvrit immédiatement son sein maculé de sang et se leva rapidement pour ne pas que mon rostre frétillant s’y attache à nouveau.
— C’est fini pour aujourd’hui, mon bébé, me dit -elle. Maman doit reprendre des forces pour te nourrir ! En attendant, je veux que tu ranges ta chambre et que tu nettoies tout le bazar que tu as mis, d’accord ?
— Uuuuuuurgh, répondis-je, empli de reconnaissance.
— C’est bien, mon chéri. Tu vas aller beaucoup mieux maintenant !
Sur ce, elle tourna les talons et quitta la pièce pour monter à l’étage. Quant à moi, je me sentais plus vivant que jamais. Je me relevai d’un bond et me mis rapidement au travail.
Cela dura un mois. Tous les matins, ma mère venait me nourrir, et chaque fois je devenais un peu plus fort tandis qu’elle dépérissait. Le dernier jour, elle entra dans la pièce en titubant, et je dus la soutenir pour l’aider à s’allonger sur mon lit. Ses yeux d’émeraude étaient à présent enfoncés dans ses orbites devenues saillantes, et son visage blême et décharné lui donnait l’air d’avoir vingt ans de plus que son âge. Elle me regarda néanmoins en souriant, puis ouvrit son peignoir pour dévoiler deux seins horriblement rabougris, noircis et fripés comme deux gros raisins secs.
— Vas-y mon bébé, chuchota-t-elle d’une voix épuisée. Bois !
Sans grande conviction, je déroulai mon rostre et entrepris de téter, mais rien ne sortit du mamelon, pas une goutte de sang, ni même de graisse.
— Je crois que tu m’as vidée, déclara ma mère d’un ton qui se voulait léger.
Ému, je lui caressai délicatement le visage, puis le cou. Sous mes doigts, je sentis alors le battement régulier de son artère carotide, et des sucs digestifs giclèrent immédiatement de mon rostre en réaction.
— Uuuuuuurgh, lui murmurai-je à l’oreille.
— Moi aussi, je t’aime, mon bébé, répondit-elle. Vas-y, fais ce que tu as à faire !
La mort dans l’âme, je collai l’extrémité de ma trompe contre le côté droit de son cou. Mes petites dents internes percèrent alors sa peau et je me mis à aspirer son liquide vital avec verve. Ma mère ne manifesta quasiment aucune résistance, trop épuisée qu’elle était, ce fut en me souriant qu’elle rendit son dernier souffle.
Réalisant tout à coup ce que je venais de faire, je fus saisi d’une profonde angoisse. Qu’allais-je devenir maintenant ? Qui allait me nourrir ? Comment pourrais-je me débrouiller tout seul ?
Alors que ces pensées me traversaient, je me mis à contempler en face de moi le carré de lumière que dessinaient sur la cloison les rayons du soleil qui traversaient le vasistas. Je me retournai alors vers la porte du garage, et pour la première fois depuis ma transformation, je me dirigeai vers le bouton d’ouverture du rideau de fer et appuyai dessus. Celui-ci se leva alors lentement dans un bruit de ferraille, et la pièce fut inondée d’une lumière naturelle et éclatante. Je marchai alors vers l’extérieur, et toute une variété d’odeurs plus appétissantes les unes que les autres m’assaillirent, celles des milliers de poitrines gorgées de sang et de carotides palpitantes qui m’attendaient, là-bas, au dehors. Je sentis la chaleur de l’astre solaire envahir mon visage, me procurant une sensation de puissance indicible. Avec ce qui restait de mes lèvres, je me fendis d’un sourire extatique. Je bandai alors tous mes muscles, et fis jaillir de mon dos quatre immenses ailes d’un bleu caribéen. Tout en les déployant, je levai la tête vers le ciel, puis poussai sur mes jambes, avant de prendre enfin mon envol.
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