de Anthony Boulanger
TW : Mort, irradiation, maladie
— Il en suffit d’une, c’est cela ? demandé-je à ma mère.
— Oui, me répond-elle. Mais tu te doutes bien que si une seule suffit, c’est parce qu’elles sont extrêmement difficiles à attraper, n’y va pas en pensant que c’est gagné d’avance. De plus, tu ne seras pas seule à courir après. Souviens-toi de ce qu’on t’a enseigné.
Je prends une grande respiration et lève les yeux sur la barrière opalescente qui entoure notre ville. Une créature la survolait en ce moment même, sûrement un de ces oiseaux géants aux ailes fragiles mais aux mâchoires féroces. Tous les jours, quelques-uns venaient examiner l’intégrité du bouclier et, tous les jours, ils repartaient déçus. Ou ne repartaient pas si un des chasseurs parvenait à l’avoir.
— Et si j’attrape une vouivre, mais qu’on me la vole avant que je ne revienne ? Ça, personne n’en a parlé.
— Alors ce sera ton agresseur et sa famille qui seront récompensés. N’oublie pas la loi qui prédomine dehors.
— Celle du plus fort, dis-je en soufflant.
— Celle du plus malin, corrige ma mère.
Elle se relève et m’ébouriffe les cheveux. Je quitte le banc à mon tour et je lui emboîte le pas dans la large avenue qui mène vers le centre de Nouvelle-Paluel. Des dizaines de questions s’entrechoquent dans mes pensées. Je voudrais demander à ma mère pourquoi moi, pourquoi maintenant, alors que je suis la plus frêle de ma fratrie, mais je connais la loi. Dès que le deuxième garçon ou la deuxième fille d’une fratrie dépasse ses neuf hivers, alors il ou elle est envoyé(e) hors du bouclier pour traquer les vouivres et ramener la gemme qui ornait leur front.
Nous dépassons bientôt le moulin à eau. Dans le ruisseau qui entraîne les pales de bois, mon ami Raym est occupé à récolter des algues. Je lui adresse un signe de la main, et il me répond, un sourire triste. Il est le quatrième de sa fratrie, mais le premier garçon. Ses deux sœurs qui ont été envoyées après les vouivres ne sont pas revenues de l’extérieur…
— Tu as un conseil à me donner ? reprends-je. Pour… pour que je réussisse ?
Ma mère ne répond pas immédiatement. Ses yeux s’embuent, et une larme coule bientôt sur sa joue.
— Sois la plus maligne, me dit-elle. Plus maligne que les autres enfants qui sont déjà dehors, plus maligne que les bêtes qui rôdent. Déplace-toi le jour. Méfie-toi de la nuit, elles y voient mieux que nous. Fais confiance à l’enseignement que tu as reçu, mais n’oublie pas de le remettre en question. Ceux qui te l’ont dispensé ne sont pas allés dehors plus de quelques mètres, et, pour les expéditionnaires, toujours sous bonne garde.
J’acquiesce silencieusement. Repassent devant mes yeux les images de ces hommes et femmes qui avaient eu le courage de franchir la barrière pour le bien de la communauté et de laisser dehors, dans les rayonnements, une partie de leur espérance de vie et le droit de se reproduire.
— Tu auras un autre enfant après moi ?
— Si c’est le cas, tu seras là pour le voir et lui donner un nom.
Elle me serre si fort la main que mes doigts blanchissent.
— Cette année, y a huit autres enfants qui sortent en même temps, continue-t-elle. En plus de toi, je veux dire. Ne fais confiance à aucun d’entre eux, même si vous vous connaissez, même si vous avez appris ensemble, même si vous jouiez ensemble. À l’extérieur… les gens changent. Et je ne parle pas des mutations.
Mon cœur rate un battement en entendant ces mots.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Tu… tu n’as pas pu aller dehors, tu n’aurais pas eu l’autorisation de fonder une famille sinon !
— Non, mais mon deuxième mon et troisième frère y sont allés. Le troisième est revenu, quelques jours après son départ… le corps maigre au possible, éborgné, sans gemme dans la main. Le bourgmestre lui a refusé l’ouverture de la barrière. Il est mort quelques heures plus tard, sous mes yeux. Et ma famille a reculé dans la ville pour punir son comportement. Même s’il avait ramené des matériaux rares, note-bien, ils ne l’auraient pas laissé rentrer. Lui qui était empli de résolution et de courage, l’extérieur l’a tué à petit feu et en a fait un pleutre.
J’ai l’impression que ma mère me parle comme jamais elle n’en a eu l’occasion avant et le temps nous manque soudain. Au fur et à mesure que nous progressons vers le centre-ville, je ralentis, j’ai envie d’entendre sa voix, encore et encore, même si c’est pour me parler de l’extérieur, de sa propre fratrie, de ses malheurs.
— Je réussirai, tu vas voir ! Pour toi, pour ma sœur, pour mon frère, et pour tes frères avant eux ! Et nous pourrons nous rapprocher du centre-ville ! Peut-être que tu deviendras conseillère, puis bourgmestre !
Ce n’est pas tant que le centre-ville de Nouvelle-Paluel soit plus confortable que la périphérie mais plus nous sommes proches du centre, plus nous sommes en sécurité. Partout, toute la surface disponible est dédiée à la survie, au recyclage, à l’artisanat, et chacun se contente d’une paillasse, mais au moins, les familles là-bas n’ont pas à craindre une brusque baisse de la puissance du bouclier et de se retrouver grillées par les particules, ou être soudain du mauvais côté de la barrière quand son rayon de courbure diminue. Si je ramène une gemme, une seule, alors non seulement ma famille sera mieux lotie, mais le générateur sera réapprovisionné pour plusieurs années !
Une fois parvenues sur la place, aucun cérémonial d’aucune sorte ne m’accueille. Nous sommes les dernières arrivées, aussi le bourgmestre se contente-t-il d’un grommellement pour nous saluer, puis il se fend d’un discours que je perçois à peine tant mes oreilles bourdonnent et mon cœur tape. Je l’entends vaguement évoquer des notions de courage, de communauté, d’espoir, mais aucun de ces mots ne résonne en moi. Je crois que je ressens pour la première fois avec clarté ma situation. Malgré la préparation que nous suivons à partir de nos sept hivers, la réalité me coupe le souffle : dans quelques minutes, je vais franchir la barrière. Dans quelques minutes, je vais laisser derrière moi ma famille et tout ce que j’ai connu mes neuf premières et dernières années pour plonger dans un monde ravagé par les rayonnements, les radiations et un écosystème instable et agressif. Jusqu’à présent, les créatures qui hantant les abords de la ville ne nous étaient connues qu’à travers les silhouettes déformées que nous entrapercevions derrière les barrières et les récits des expéditionnaires, et toutes paraissaient en crocs et griffes, en tentacules, en poison. Qu’est-ce qui pouvait bien survivre de toute façon en Nouvelle-Normandie s’il n’était pas venimeux, cuirassé, agressif et carnivore ? Un ricanement à ma droite me sort soudain de ma torpeur. Les Jumeaux… Bien sûr que les Jumeaux font partie des huit autres enfants. Comment avais-je pu ne pas y penser plus tôt ? Ils étaient nés à peu près en même temps que moi et avaient déjà un frère et une sœur qui les précédaient. Eux qui avaient hérité des noms mythologiques de Castor et Pollux pour leur porter chance sont finalement plus à craindre qu’une bête qui obéit à ses instincts ou une nature qui impose ses règles. Ces deux-là sont cruels et y trouvent du plaisir…
À mon tour de serrer la main de ma mère. La force me fait défaut, pas l’intelligence, paraît-il, mais que pourrai-je faire à deux contre un s’ils décident de me régler mon compte dehors ?
— Viens, je vais t’amener jusqu’à ton secteur de départ, me dit ma mère. Le bourgmestre t’a assignée à l’ouest, c’est parfait, c’est un signe.
Je regarde les Jumeaux s’éloigner dans la direction opposée. Même si je ne comprends pas en quoi l’ouest est une bonne chose, voilà ma chance de prendre de la distance avec Castor et Pollux.
— D’après les très vieilles cartes, il y a une grande ville qui date d’avant les Rayonnements, dans cette direction. Étretat. Avec plein de falaises à proximité. Mes frères étaient persuadés d’y trouver une vouivre. Dans notre ancienne maison, nous avions des livres… Et l’un d’eux parlait d’un serpent volant, le Dragon de Villedieu, et comment celui-ci se nichait dans la roche. Tu trouveras forcément d’autres indices à l’extérieur, des traces de mes frères, peut-être même la vouivre abattue et prête à être dépecée.
L’excitation dans la voix de ma mère me redonne du baume au cœur. Même si on m’avait préparé doucement à cette épreuve, à cette sortie, c’est la première fois qu’elle envisage sérieusement que je puisse réussir.
— Si jamais je retrouve celui qui n’est pas revenu, dis-je, comment devrais-je l’appeler ?
— Mon deuxième frère s’appelait Raym, comme ton ami. Le troisième Alb. Je te précise ça au cas où il ait signé son passage de son nom. Ils en avaient parlé avant que Raym ne sorte, pour qu’Alb puisse gagner du temps.
Nous arrivons bientôt à une des huit portes symboliques dans la barrière. Porte est un grand mot pour un espace vaguement dégagé de plantations et un arc de métal dont la seule fonction est d’ouvrir une brèche temporaire dans le bouclier. À nouveau, comme pour le discours du bourgmestre, il n’y a pas de cérémonial particulier. Un des conseillers de la ville nous voit approcher et il plonge aussitôt le métal torturé dans le rideau d’énergie et s’écarte vivement du passage. Je reste un instant à admirer le phénomène. L’énergie crépite dans les aigus, proteste contre ce traitement et s’écarte en deux lignes écumantes, presque droites, du corps étranger. J’ai l’impression de contempler une cascade qui est éventrée en deux par un pic de la paroi. Mais bientôt, le souffle brûlant de l’extérieur me rappelle que les cascades n’existent certainement plus que dans les histoires pour enfants et que l’eau n’est plus une denrée courante ici-bas.
— Allez, presse le pas, m’admoneste le conseiller. Plus ça reste ouvert, plus ça les attire.
Je déglutis douloureusement. Il faut que j’y aille. Que je sois digne et fière en faisant ce pas hors de ma ville. Ma mère me regarde, ma mère espère mon retour. Alors je lâche sa main et je m’élance en courant à travers le triangle approximatif dans la barrière. Je sens la chaleur qui augmente à chaque foulée, mes poils et mes cheveux se hérissent. J’entends vaguement ma mère qui me crie un « Je t’aime, Marose ! » avant que le rugissement de la barrière ne couvre tous les autres bruits, mes pieds contre le sol, le rugissement du vent chaud, les battements de mon cœur.
Ça… ça y est…
Je suis dehors.
Je suis dehors et je ne sais pas quoi faire malgré ma préparation. Mon premier réflexe est de me retourner mais la barrière a déjà retrouvé son intégrité. Si je pose les mains dessus, j’y laisserai mon épiderme et ma chair. J’imagine que je dois mettre le plus de distance entre Paluel et moi. Si une ouverture dans la barrière les attire, soit ces créatures surveillent la ville en permanence, soit ils peuvent ressentir une variation de son intégrité. Dans tous les cas, ça va converger à un moment ou un autre vers ma position.
La loi du plus malin !
Pour vivre heureux, vivons cachés !
Ma mère n’est peut-être pas physiquement avec moi, mais elle m’accompagne tout de même à travers tous ses enseignements. Les maximes sont les raccourcis de sagesse qui ont permis à mes ancêtres de survivre. S’ils leur ont si bien réussi, je me dois de les utiliser également. Je me coule dans l’ombre d’une maison proche et je tâche de calmer ma respiration. Sur les prochains mètres, je ne vais rencontrer que les décombres d’anciennes maisons. Je ne sais pas exactement sur combien de mètres s’étendait Nouvelle-Paluel à sa fondation, mais je sais que nous avons perdu l’équivalent de trois mille habitants depuis ma naissance. La pierre que les vouivres portent entre leurs yeux et qui absorbe et stocke les rayonnements nous est de plus en plus vitale pour que la barrière ne rétrécisse pas plus. Et qui sait, si mes oncles m’ont laissé des indices, peut-être que je ramènerai de quoi regagner du terrain sur l’extérieur !
Le mieux est l’ennemi du bien.
Oui, je ne dois pas m’emballer. Déjà en trouver une, puis revenir à la maison. Ou plutôt, assurer ma survie, puis en trouver une, puis revenir à la maison. Il y a peut-être des bêtes qui sont dissimulées dans les fissures des murs, dans les éboulis des toits, derrière le feuillage sauvage qui grimpe le long des montants. Peut-être même dans l’espèce de galerie à côté de moi. Mon imagination commence à voir des formes et des mouvements dans les ombres et des bruits de reptation dans les murmures de la nature. M’a-t-on appris quelque chose sur les dangers immédiats ? Non… Les expéditionnaires sont suffisamment nombreux et groupés pour ne rien craindre aussi près de la barrière. Je me souviens qu’il y a quelques insectes géants cuirassés dans les parages, mais charognards. Mais charognards, cela veut dire qu’il y a quelque chose de mort à manger. Se contentent-ils d’autres insectes ou risqué-je de tomber sur un prédateur, trop malin pour se laisser apercevoir, trop furtif pour que je le voie à temps ?
La reine sur sa couleur.
Pour le coup, je ne saisis pas pourquoi cette maxime surgit dans mes pensées, et je ne la comprends pas. Je passe la tête le plus lentement possible pour regarder derrière le premier mur. Taches d’ombres et de soleil coexistent en fonction des fissures et des fenêtres. Le sol est propre, lisse quand il n’est pas recouvert de lianes ou de racines. Rien ne bouge. Je décide de m’avancer.
Je progresse très lentement jusqu’à la lisière des maisons avant de faire une nouvelle pause d’observation. Un reste de route bitumée s’étend à quelques mètres. Le terrain est dégagé, à peine ponctué de quelques squelettes d’arbres blanchis depuis des années par les rayonnements. J’aperçois une protubérance sur l’une des branches. Un oiseau carnivore. Je me remémore la façon de procéder contre eux. Si possible, transpercer la membrane qui leur tient lieu d’ailes avec un projectile pour les faire fuir, puis, s’ils se rapprochent trop, sauter au sol au dernier moment et rouler, rouler sur un côté pour espérer éviter leurs dents et leurs serres… Je prends une grande inspiration mais, au moment où j’allais m’élancer, j’aperçois une silhouette humaine surgir des décombres et se ruer en avant. La distance m’empêche de reconnaître de qui il s’agit.
— C’est malheureux, mais il va y passer, entends-je soudain dans mon dos.
Je me pétrifie et une sueur froide dégouline le long de mon échine. Je me rends compte que, en plus de m’être laissé surprendre, je suis désarmée. Mais la logique s’impose à moi. Cela ne servirait à rien de m’éliminer aussi près de la ville, il est évident que je n’ai pas trouvé de vouivre. Je tâche de retrouver un semblant de calme avant de me retourner.
— Pourquoi dis-tu ça, Roul ?
Roul le Boiteux, le seul qui ait onze hivers et qui avait été dispensé de sortie deux années de suite à cause de sa jambe brisée. Si celle-ci ne s’était jamais ressoudée correctement, le Bourgmestre avait estimé qu’il devait sortir en tant que deuxième mâle de sa fratrie.
— Toi non plus, tu n’as pas vu le chahuhant ? Regarde, là-bas, une espèce de bosse dans la poussière.
Je suis des yeux la direction qu’il indique avec son doigt. Je ne vois pas la bosse avant qu’elle ne se déforme et ne se mette à courir en direction de notre infortuné compagnon. Ce dernier l’a enfin aperçu. Il dérape dans la poussière, fait demi-tour, mais il est déjà trop tard. Le chahuhant est le plus rapide et le fauche d’un bond. L’oiseau dans son arbre s’élance. Il se met à planer en cercle autour de la bête et de son festin. Des cliquetis se font entendre autour de Roul et moi. Les insectes géants surgissent de leurs cachettes.
— Nous devrions y aller maintenant, reprend Roul. Toutes les bêtes des environs vont être occupées à accaparer quelques lambeaux ou les défendre.
Malgré sa patte folle, il se met à marcher assez vite vers l’ancienne route. J’hésite un instant avant de le suivre. Il vient de me sauver la vie. À quelques secondes près, j’aurais été celle qui aurait pu servir de repas à la plaine… Une fois que je suis à sa hauteur, il baisse la tête vers moi et me sourit.
— Tu n’as rien à craindre de moi, Marose, dit-il. Je ne compte pas revenir à Paluel, gemme de vouivre ou pas. Je veux juste trouver le Havre.
— Le Havre ?
— Oui. C’est une ville qui existe en Nouvelle-Normandie, j’ai trouvé son nom dans un livre. On dit qu’elle est bien plus grande, moins irradiée et mieux protégée que Paluel. C’est là-bas que partent les expéditions et que restent ceux qui n’en reviennent pas. Paluel est une ville morte, à court terme. Tu devrais venir avec moi.
— Tu dis ça parce que tu as besoin de moi pour survivre ici, m’exclamé-je. Pour me sacrifier ou pour t’aider, peu importe.
— Je dis ça parce que tu cherches une vouivre qui n’existe pas. Je le sais, je l’ai lu aussi, c’est une légende.
Je m’arrête en plein milieu de la chaussée, croisant les bras. Je suis tellement en colère que je sens une chaleur terrible monter à mes joues. Comment ose-t-il sortir une telle ineptie alors qu’il est dehors pour trouver la vouivre justement, alors que des dizaines d’enfants avant nous sont partis à sa recherche, pour que Paluel puisse continuer à survivre ?
— Je vois bien que tu n’acceptes pas ce que je te dis. Essaye donc de me poser toutes les questions que tu peux imaginer pour trouver une faille dans mon affirmation. En fait, tu sais quoi, Marose, que les vouivres existent ou non, il nous faut un abri pour la nuit et de l’eau. Trouvons déjà ça, économisons notre salive en attendant, et nous discuterons plus tard.
Roul se remet en route sans un regard en arrière, de son pas bancal. Je jette un coup d’œil sur le chahuhant. Il défend sa bectance en multipliant les coups de pattes mais les griffes rebondissent sur les carapaces. Et dans son dos, l’oiseau pique et repart avec ce qui ressemble à un membre dans son bec.
La loi du plus malin, me souffle ma mère tandis que je sens monter une nausée.
Roul est déjà loin. Boiteux, mais pas lent pour un sou. Il prend de toute façon la direction que je voulais prendre, autant l’accompagner, en effet.
Je commence seulement à mesurer ma chance à être tombée sur Roul. Sans lui, je n’aurais pas survécu à cette première journée dans l’extérieur. Il repère à des dizaines de mètres, si ce n’est plus, les bêtes et les pièges du terrain, et j’ai très vite arrêté de lui demander pourquoi on quittait la route ou qu’on revenait sur nos pas pour lui faire confiance. Ce ne fut qu’au déclin du soleil qu’il proclame une halte et je l’aide enfin en nous hissant au premier étage d’une maison en ruines.
— Tu as soif ? me demande-t-il.
— Non, c’est bon, j’ai à peine tapé dans ma gourde.
Il me regarde prendre une gorgée, puis ouvre la bouche avant de se raviser.
— Alors, dit-il finalement, as-tu réfléchi aux questions que tu aurais pour moi ?
Je passe en revue celles qui m’étaient en effet venu en tête, pour finalement choisir une qui n’a rien à voir avec Le Havre ou Étretat.
— Comment cela se fait-il que tu sois si… adapté à l’extérieur ? Tu sais où passer, comment se comporter. Tu as même des noms pour certaines des bêtes !
— Oh ça… dit-il. Je ne m’attendais pas à ce que tu commences par là. C’est seulement que j’ai compris depuis mes cinq, six ans que mon avenir était à l’extérieur. De par mon statut de deuxième fils mais parce que Paluel n’est pas faite pour croître.
— C’est-à-dire ?
— Réfléchis-y un instant : le bourgmestre n’autorise que deux enfants par couple. C’est exactement ce qu’il faut pour renouveler la population, et rien de plus. Et si les vouivres existaient et étaient aussi précieuses, crois-tu qu’ils enverraient des enfants de neuf ans à une mort assurée ? Non, ils attendent de voir si les premiers-nés sont sains ou s’il faudra les remplacer par leurs frères et sœurs, mais après, on nous envoie dehors. C’est une justification malsaine pour limiter la surpopulation. On ne peut pas empêcher les couples d’avoir des enfants, alors on s’en débarrasse. Tu me demandais comment j’en sais autant sur l’extérieur, c’est parce que je suis déjà parti en expédition ! Quand je me suis brisé la cheville, au lieu de m’envoyer dans la nature à mes neuf ans, on m’a chargé dans les chariots des corps expéditionnaires, au cas où il fallait apaiser une créature trop dangereuse. J’étais une… garantie de survie, une pièce que l’on peut sacrifier, un sac de viande.
Je reste abasourdie par ce que me dit Roul. Je me refuse même à croire que notre ville puisse mettre en place une telle stratégie. Elle est si horrible, si… cynique.
— Mais Le Havre est différent, selon toi ?
— Oui. Le Havre n’est pas construit sur un ancien réacteur nucléaire, pour commencer. Si la ville a survécu, c’est qu’elle est suffisamment forte pour se passer d’une barrière de particules. Je trouverai ma place là-bas.
Roul commence à me perdre. Je ne comprends pas ce que vient faire cette histoire de réacteur, de particules. Toutes les villes ne seraient pas construites de la même façon ?
— C’est n’importe quoi, conclus-je. Tout ça me paraît bien compliqué pour… pour pas grand-chose. En plus, ton hypothèse de régulation de population ne tient pas compte des adultes qui ne reviennent pas des expéditions.
— Bah si, s’impatiente Roul, je t’ai dit qu’ils allaient rejoindre Le Havre. Et puis, ce sont ceux qui sont trop irradiés pour obtenir le droit d’avoir des enfants de toute façon ! Repose-toi, je vais prendre le premier tour de garde.
Les gens changent…
Je le regarde s’éloigner, soudain inquiète. Dois-je vraiment m’endormir ici et maintenant, en misant sur sa bonne foi, ou dois-je continuer ma route ? La nuit tombante achève de me convaincre que je suis coincée ici jusqu’au lever du soleil. Mieux vaut me faire la plus petite possible et espérer ouvrir les yeux demain matin pour reprendre la route.
Mieux vaut être seule que mal accompagnée.
Les mots me réveillent alors que le soleil n’a pas encore dépassé la ligne d’horizon. Ses rayons éclairent toutefois les nuages à l’ouest. Roul n’est plus là. Cela ne m’étonne qu’à peine. Je me sens quelque peu bizarre, reposée, calme, sereine. Les créatures autour de moi n’existent pas, Nouvelle-Paluel va bien, il n’y a pas de danger. Je me remets en route. J’ai presque envie de chanter.
Une fois sur la route de bitume, je progresse vite et j’arrive au niveau d’une antique intersection. Des noms d’anciennes villes que j’ai déjà entendues lors de ma formation sont inscrits sur des panneaux : Fécamp, Valmont, Cany-Barville… Et Étretat, dans la même direction que Fécamp. Je regarde, distraitement, par acquit de conscience, si Roul a laissé une trace. Je sens au fond de moi que je devrais trouver étrange sa disparition, après qu’il m’a sauvée, après notre discussion. L’aurais-je vexé avec ma vouivre ? Un petit vent froid se lève. Non pas froid, frais. Agréable. Tout est agréable en vérité. Je me sens si bien que je pense même que je peux prendre un peu de temps pour profiter. Le soleil se lève, ce serait dommage de rater un spectacle en permanence brouillé à Nouvelle-Paluel par la barrière.
Nous sommes dans la dernière phase. Tout va bien.
Même si ce n’est pas la voix de ma mère à présent qui résonne sous mon crâne, même si ce n’est pas une maxime, je suis d’accord avec ces quelques mots. Tout va bien. Je sens mon corps qui bascule en arrière et ma tête heurte le bitume, mais il n’y a ni douleur, ni peur, ni regret. Au-dessus de moi, une vouivre passe et la gemme à son front accroche les rayons du soleil. La bête est encore plus belle que le soleil. Je ferme les yeux avec l’image du majestueux reptile volant gravée derrière mes paupières.
C’est bon, elle s’est endormie, pour de bon.
Bien, répond une autre voix. J’ai cru que nous allions la perdre avec cette histoire de Roul qu’elle s’était inventée. Bonne idée de l’avoir fait partir. La réalité menaçait de la submerger.
C’était une bonne synchronisation avec l’avancement de l’injection de l’hypnotique.
Dans les premières maisons à la périphérie de Nouvelle-Paluel, deux papillons noirs battirent légèrement des ailes pour venir symboliquement couvrir les paupières de l’enfant qui venait de rendre son dernier souffle. Marose, avaient-ils déchiffré dans ses pensées, Marose, que les monstres humains derrière leur barrière avaient jetée hors de la cité parce que trop déformée par les radiations, incapable de subvenir à ses propres besoins, n’apportant aucune valeur au semblant de société technologique qui perdurait tant bien que mal à proximité du réacteur.
Si les deux papillons trouvaient ainsi dans l’enfant leur écarlate et providentielle subsistance, ils ne pouvaient s’empêcher de ressentir de la peine pour la créature et le traitement qu’elle avait subi. Eux au moins avaient encore l’humanité d’enrober la triste réalité de l’enfant d’un cocon, de mensonges, certes, mais surtout d’héroïsme et d’antalgiques.
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