de Adeline Rogeaux
TW : Mort
Assis sous l’arbre mort, dans le parc ombragé de saules pleureurs, devant la fontaine des vœux, là où s’ébrouaient chiens et enfants, mères et nounous, j’étais heureux, et j’attendais. Elle, Aimée, mon aimée. Je patientais, dessinant son portrait, souriant sottement, esquissant ses lèvres charnues et ses yeux si grands aux cils immenses. Les enfants dont le rire me hante encore, couraient, se jetaient de l’eau, mouillant leurs culottes courtes. Les mères grondaient, un sourire effacé. C’était un bel été.
La brise légère ne me refroidissait pas. Je laissais le soleil me brûler. Mon cœur battait si fort, criant après Aimée, mon aimée. Il tambourinait dans ma poitrine enserrée et faisait vibrer les traits de mon dessin. J’ôtai ma veste, laissant mes bras nus offerts aux rayons et aux gouttes malicieusement jetées par les petits enfants au rire espiègle. Je remontai les jambes de mes pantalons, offrant au monde deux guibolles frêles et pâles. Puis je fermai les yeux, reposant le portrait d’Aimée, le laissant libre de voler, ou de rester près de moi.
Je fermai les yeux longtemps, me semble-t-il. Quand je les rouvris, il n’y avait plus d’enfant dans le parc ni de mère. J’avais pour moi seul le bonheur intense de voir les derniers rayons du couchant au loin, rougeâtres et tièdes. Ils laissaient leur place à un petit vent agréable, salvateur. J’observais cette nature, si belle. Ces oiseaux qui se posaient sur les branches feuillues. Ces abeilles qui butinaient les rares fleurs encore debout, fières d’avoir résisté aux sandales de cuir et aux petons nus. Et ces papillons colorés qui dansaient dans les airs. Que c’était beau… oui, que c’était beau.
Le soleil couchant laissait doucement place à la lune, pleine, radieuse, souriante. Les animaux sortaient. Écureuils, hiboux, chauves-souris. Et toujours ces beaux papillons. Leur vision m’hypnotisait. Je ne savais pas me l’expliquer, trop ébaubi par tant de magnificence. Ils me perturbaient. Je… j’aurais dû écouter mon instinct, me relever, me rhabiller décemment et m’en aller, à petits pas… retrouver la ville bruyante et ma garçonnière, à défaut de retrouver l’élue de mon cœur qui ne vint pas… Hélas, je suis resté, tout reposé que j’étais, tout enchanté de ma vision. À bien y repenser, pendu sur ma branche, je pense avoir été piégé. Comment ? Je ne le sais. Le monde et sa beauté m’ont enraciné là, sous cet arbre mort.
Ce fut doux d’abord. C’est tout ce que je puis dire. Doux et long.
D’abord, l’un d’eux, l’un de ces papillons merveilleux, le violet scintillant qui voletait à quelques mètres de moi, se posa sur mon bras. Si léger que je ne le sentis pas. Puis son compagnon, orange feu, prit possession de ma jambe. Puis, un par un… la dizaine d’insectes, sans un bruit, sans une caresse… tous furent sur moi, immobiles et chatoyants sous les rayons du soleil et la clarté de la lune. Ils étaient une centaine, et je ne les sentis pas.
Ils semblaient d’une fragilité inouïe. Leur beauté n’avait aucune égale en ce monde. Je les regardais, songeur. J’essayais de voir leur tête, mais leurs antennes si grandes m’en privaient la vue. Et tous, mus d’un même élan, firent battre leurs ailes. Alors un tourbillon de lumière me coupa le souffle. Puis des chatouilles me firent frissonner. De bonheur. Puis de peur. C’était une peur primale. Une peur ancrée en moi, au fond, au fin fond. Une sueur me couvrit tout entier, mon cœur palpita tels mille tambours. Puis je me calmai, hypnotisé par les lumières en farandole autour de ma tête.
Leurs antennes frémirent sur ma peau, je les sentis à peine, obnubilé par le spectacle surnaturel qui se jouait sur l’instant. Leurs antennes frémirent et moi, je m’engourdis à mesure de leur battement d’ailes. Le sommeil me gagna doucement. Une langueur indéfinissable me plongea dans une sorte de mélancolie que je n’avais jamais connue jusqu’alors. Un chagrin commença à poindre en mon cœur, une larme roula sur ma joue. Leurs antennes me creusaient la peau et des sillons rosâtres coulaient des minuscules plaies sous leurs pattes. Le sang, mon sang, coulait et se teintait de mille couleurs sous les battements d’ailes reflétant mille merveilles.
Ce fut doux, oui. Et magnifique.
Je somnolais, le sourire aux lèvres. La crainte m’avait quitté. Le chagrin s’était asséché. Je ne pensais qu’à une chose, dormir. Dormir d’un sommeil long. Le plus long possible. Me laisser gagner par un repos dont j’ignorais avoir besoin. Qui m’enveloppa dans du coton me protégeant du monde. Je fus seul, enfermé.
Puis, tout fut noir. Bruyant. Intensément douloureux.
J’étais entre deux mondes. J’entendais hurler partout autour de moi. J’entendais rire partout autour de moi. Je ne voyais rien. Rien que le noir, le néant. Je n’étais pas là, ici. Et j’étais partout. J’entendais les cris et les battements d’ailes, prisonnier du vide, du rien. De la souffrance. Je voyais ce noir et parfois, des visages. Criant, pleurant. Des visages souffreteux. Je ressentais la souffrance du monde, en mille feux, mille tisons ardents. J’avais mal, seigneur que j’avais mal. Je criais, mais aucun son ne sortait de ma bouche. Je pleurais, mais seules des aiguilles sortaient de mes yeux. Je courais, mais j’étais prisonnier de liens invisibles et acides. Je voulais mourir. Mais j’étais déjà mort.
Je ne sais combien de temps je suis resté dans les limbes.
Le retour, sur Terre, sous l’arbre mort fut la chose la plus triste au monde que j’eus à vivre. Je sortis de mon cocon, difficilement. Je sortis de là, croquant les fils de soie, déchirant ces liens qui me séparaient du monde, et battis mes ailes engourdies, les pattes posées sur mon enveloppe blanche.
Et je m’envolai.
Jusqu’à mon corps, là-dessous, allongé, exsangue. À mes côtés, le portrait d’Aimée tentait de s’envoler, retenu par ma main morte. Je me posai sur elle, posant mes pattes si frêles sur le trait gras que j’avais esquissé quelques heures plus tôt. Y versai une larme brillante et m’envolai, me laissant là, offert aux autres. Et je rejoignis mes compagnons, ceux-là mêmes qui m’avaient envoûté, qui m’avaient déshumanisé pour me papillonner. Nos antennes frétillantes communiquaient dans les airs, à peine dérangées par la brise de l’air tiède.
Et le soleil se leva.
Un souffle d’abord. Un murmure, si doux, si chaud. Un chuchotement dans l’immensité. Des feuilles vertes, jaunes, rouges, qui dansaient, qui dansaient follement au gré du vent. Le soleil ensuite, si brillant, si brûlant. Puis les ailes. Mes ailes. Qui s’agitaient, à peine frôlées par la respiration de la Terre. Mes congénères m’emmenèrent ici et là. Nous voguions sur la brise, sous un soleil incendiaire Hélas… je commençais, après avoir été ébahi, à trouver le monde terne, gris, morne… absent. À me languir de choses dont je ne me souvenais plus. Je volais, battais des ailes, encore et encore et ça s’arrêtait là. Je ne compris pas tout de suite ce dont je souffrais. Quelque chose d’irrépressible me tordait les entrailles et déchirait mes ailes, et mon âme.
Je ne compris pas.
Je battais moins vite.
Je perdais de l’altitude à mesure que les autres montaient.
Je mourais pour la seconde fois, à peine quelques heures après ma renaissance.
Puis, tous m’emmenèrent sous l’arbre mort. Là où attendait ma dépouille. Là où attendait mon Aimée, éplorée. Ses larmes brillaient et me perçaient les yeux. Ses joues cramoisies et sa bouche hurlante me broyèrent le cœur. Je hurlais. Je criais. Je tempêtais après le monde, après elle, après eux… tout ce qu’elle entendit fut le vent et l’écho de ses pleurs. Elle ne souleva pas sa tête. Elle ne me vit pas. Elle ne vit pas la beauté de ce que nous étions, tous réunis autour d’elle. À genoux devant mon corps, elle pleurait et ça avait l’air d’une mélodie. La dernière mélodie avant la fin de son monde.
Il n’y avait personne d’autre qu’Aimée dans ce parc. Aimée, dévastée. Il n’y avait qu’elle, moi et nous. Battant des ailes autour de sa tête échevelée. Elle ne nous sentit pas nous poser sur ses épaules frêles. Elle ne nous vit pas nous faufiler sous ses jupons mouillés de larmes. Elle ne prit pas garde à nos antennes remuantes. Et par-dessus tout, elle n’eut aucune douleur quand nous nous nourrîmes de son sang si sucré. Ses yeux se fermèrent, doucement. Et j’attendis qu’elle revienne, pour battre le monde de nos ailes amoureuses.
Nouvelle inspirée par la musique Gortoz A Ran.
Twitter : @Angrboda
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