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volume 1, Chapitre 6 « Troides-Allitei (Sascha Lahaie) » volume 1, Chapitre 6

Troides-Allitei

de Sascha Lahaie

TW : Cauchemars, laboratoire

Elle commençait à connaître le rêve, depuis le temps.

Sa poitrine s’écrasa sous le poids de l’angoisse dès qu’elle vit l’herbe bleue, sentit l’odeur des glycines.

Elle sut qu’elle allait s’allonger, malgré son esprit qui hurlait à son corps de s’enfuir. Elle allait fermer les yeux rien qu’un instant, et les rouvrir en percevant de minuscules points qui lui chatouillaient le nez. Sourire en s’apercevant qu’il s’agissait de minuscules pattes. En effet, ses lèvres s’étirèrent – contre son gré – et elle rouvrit les yeux. Un joli papillon au poitrail rouge reposait sur elle. Les ailes vert de jade battirent une fois.

Son esprit tenta encore de se défaire du sommeil, de commander à son corps, d’influer la tournure de la scène. Efforts vains. Que faire d’autre, cependant ?

Elle – la projection d’elle qui se trouvait coincée dans le songe – se redressa, s’adossa contre l’arbre, dont les lourdes branches obstruaient les cieux. Durant le mouvement, le papillon s’envola, noir et vert, voleta devant ses yeux, avant de revenir se poser sur son genou nu.

Un autre apparut sur sa cheville, sans bruit. Un corps jaune et noir, différent de ceux des papillons que l’on trouvait dans sa contrée natale, un poitrail rouge vif, de grands yeux noirs et vides qui ne révélaient rien de leurs intentions cruelles.

Un troisième se posa sur sa main, avec un chatouillis qui la plongea de nouveau dans l’horreur. Il étendit ses longues pattes sur ses doigts fragiles, agitant des antennes graciles.

Elle se glaça d’effroi lorsqu’il déroula lentement sa trompe pour la poser sur la peau mate. La douleur jaillit d’un seul coup et enfin son corps comprit le danger. Elle tenta de repousser le papillon d’une vive secousse, avant de s’apercevoir que cinq autres s’agrippaient désormais à ses jambes. Elle leva le bras pour les chasser et le découvrit couvert de dizaines d’ailes noires et vertes. Corps et esprit enfin en adéquation, elle hurla.

*

« Tu n’es pas attentive à ce que tu fais. »

Passiflore conçut un pincement d’agacement devant la remontrance, pourtant consciente qu’elle ne pouvait rien rétorquer : en effet, elle bâclait sa tâche.

Elle n’était plus une apprentie que l’on pouvait rappeler à ses devoirs, mais certaines habitudes ne se défaisaient probablement jamais. Ursula n’avait même pas daigné se stopper dans son propre ouvrage pour la réprimander. Sa mine n’affichait aucune contrariété ni surprise, comme chaque fois qu’elle faisait une remarque à l’un de ses élèves : le simple constat d’un défaut à corriger.

À présent, tous les autres avaient déserté la petite propriété, leur formation achevée. Seule restait Passiflore : Ursula avait eu besoin d’une collaboratrice pour l’aider et pour reprendre la boutique d’ici quelques décennies.

« Je n’ai pas bien dormi, lâcha-t-elle à contrecœur.

— Ma foi, ce n’est pas la première fois cette semaine. »

La plus jeune lâcha les petites pièces de bois qu’elle taillait pour se tourner vers le bureau de son ancienne professeure – désormais son associée. Ses cheveux relevés en un chignon pratique laissaient échapper quelques mèches bleu nuit. Ursula travaillait lentement, avec une tranquillité qui lui venait de l’habitude. Elle assemblait un carillon de porte imposant, sculpté d’un hibou en cèdre sur une branche, dont descendaient de minces fils en soie d’araignée. Au bout, elle allait sûrement accrocher de l’argent ou de l’airain. Une protection efficace contre les parasites de l’hiver.

Les mains crispées sur ses genoux, Passiflore expira lentement. Devait-elle parler du cauchemar ? Chaque fois que le souvenir se rappelait à elle, les milliers de brûlures se réveillaient sur sa peau et elle éprouvait soudainement le besoin de se laver longuement à l’eau claire pour dissiper la sensation.

« Aurais-tu souhaité prendre la route, comme tes camarades ?

— Pourquoi en venez-vous à cette conclusion maintenant ? Cela fait deux ans que les autres sont partis.

— Parfois, on met du temps à comprendre les regrets qu’on peut éprouver. »

Pourtant, elle ne regrettait rien. Sa place se trouvait ici, à travailler sur ces petits objets qui apportaient diverses bénédictions, à cultiver le jardin et prendre soin des animaux qu’elles recueillaient. Elle aimait cette existence paisible plus que tout au monde et ne voyait pas quel ailleurs vaudrait le coup de sacrifier ceci.

« Je fais des rêves étranges, avoua-t-elle enfin. Toujours le même, à vrai dire. »

Quant au contenu du songe, elle ignorait encore si elle souhaitait l’évoquer. Les images lui paraissaient profondément intimes, de même que la terreur que lui inspirait la douleur fantôme. Elle craignait que sa professeure minimise ses craintes.

« Un rêve lucide », précisa-t-elle devant le silence nouvellement installé.

Ursula reposa délicatement son ouvrage et se tourna vers elle. Les fines rides qui couraient aux coins de ses yeux se rejoignirent.

« Tu n’as jamais fait montre de dons prémonitoires, je me trompe ?

— Je ne pense pas que ce soit une vision de l’avenir. »

Du moins l’espérait-elle.

« Enfin, ajouta-t-elle après réflexion, à moins qu’il n’existe une espèce de papillons mangeurs d’hommes. »

Son rire parut tremblotant à ses oreilles, une plaisanterie qui masquait une question réelle. Ursula gratta une barbe imaginaire.

« Tu sais que Flavio a trouvé une place auprès d’un spécialiste des insectes. Si tu as une image suffisamment précise des papillons de ton rêve, peut-être pourrais-tu lui rendre visite ? »

Passiflore tenta un sourire, incapable de comprendre si sa collègue plaisantait ou non. Elle n’aurait jamais dû évoquer ce cauchemar. La discussion prenait plus d’importance qu’elle ne l’aurait dû. Il ne s’agissait pas d’un problème si grave, et il finirait sans doute par se régler de lui-même.

« Je pense que la signification, s’il y en a une, est plutôt symbolique.

— Quand bien même, ni Flavio ni son maître ne pourraient te renseigner, un voyage pourrait te permettre de changer de perspective et, qui sait, comprendre la signification de cette vision.

— Je sens une envie de vous débarrasser de moi.

— Allons, Passi ! Les songes contiennent une magie puissante. Si celui-ci te harcèle au point d’en perdre le sommeil, eh bien, il faut faire quelque chose.

— Pourquoi de cette manière ? »

Elle voyait mille raisons de rester. La quantité de clients qui attendaient leurs charmes, le jardin à entretenir, les chats errants à nourrir, et toutes ces tâches qui retomberaient en conséquence sur les épaules d’Ursula. Le travail et l’entretien de la maison, cela faisait trop pour une seule personne, et puis…

La plus âgée soupira, secoua la tête.

« J’ai l’impression de t’avoir enfermée ici bien trop tôt. Tu es persuadée d’avoir trouvé ton bonheur, mais comment peux-tu en être certaine, alors que tu refuses de voir comment vivent les autres ? Il est toujours bon de prendre du recul en découvrant le monde. »

Étrange d’entendre ces mots de la part de cette femme, qui n’avait jamais quitté l’enceinte du bourg depuis que Passiflore la connaissait. Elle en conçut d’autant plus d’agacement. Elle n’était plus une petite fille, elle ne cherchait pas de conseils ou de leçons de morale !

« N’auriez-vous pas plutôt un charme pour éloigner les mauvais rêves ?

— Tu sais très bien que je refuse de fabriquer ce genre de choses. Il est mauvais et parfois dangereux d’ignorer son inconscient. »

Elles perdaient du temps sur leur matinée de travail. Passi se tourna se nouveau vers son bureau, saisit les petites pièces de bois en essayant de retrouver le fil de son œuvre. Elle conclut prudemment :

« J’y réfléchirai. »

*

Le vert et le noir qui recouvraient entièrement sa peau. La douleur de la brûlure. Juste avant de se réveiller, elle prenait toujours brusquement conscience, de cette certitude aveugle qui n’existait que dans les rêves, que les insectes se nourrissaient de son sang.

*

Passiflore se réveilla dans un soubresaut, le front trempé de sueur, une terreur irrépressible lui serrant le cœur. Voilà, c’était passé, elle était réveillée, elle n’avait rien à craindre ! Les papillons ne pouvaient pas l’atteindre dans la réalité. Ici, dans son lit, dans sa maison, rien ne pourrait lui faire de mal.

Chez elle.

Elle serra les draps de coton entre ses doigts dans une tentative de se rassurer, de se convaincre qu’elle ne se trouvait plus piégée dans le monde des songes. Peu à peu, les battements de son cœur décélérèrent.

Autour des lourds rideaux, la lumière de l’aube parvenait à filtrer faiblement, réduisant la pénombre de la pièce. Passiflore se leva et laissa le jour entrer complètement dans sa chambre. De là, elle contempla son petit potager. Le printemps venait d’arriver. Il faudrait bientôt planter les semis, sans quoi il serait trop tard. Une tâche longue, fastidieuse, qu’aucune magie ne pouvait leur épargner. Un très mauvais moment pour s’absenter, donc.

Elle poussa un lourd soupir. Si Ursula le lui avait proposé, alors elle estimait sûrement pouvoir se débrouiller seule.

Passi fit volte-face pour rédiger sa lettre, une demande timide, qu’elle plia de façon à créer un petit oiseau de papier. Elle le laissa s’envoler par la fenêtre ouverte en songeant à Flavio. Ils partageaient un lien suffisamment fort pour que la missive trouve son destinataire, même après ces deux années de séparation.

L’oiseau d’origami n’avait pas encore disparu dans le ciel clair que Passiflore regrettait déjà son geste. À la lueur du jour, la peur de son voyage à venir lui paraissait bien plus tangible que les trompes des papillons aspirant son sang.

*

À peine avait-elle posé ses maigres bagages dans la chambre d’invité que Flavio l’entraînait à sa suite, sa longue main sombre enserrant son bras pour lui faire visiter la gigantesque propriété, où une dizaine de magiciens s’affairaient quotidiennement. Elle saisissait au vol la moitié de ses explications enjouées, n’en retenant au fond que l’essentiel : il se plaisait dans sa nouvelle existence.

Au terme de leur parcours, il lui fit visiter les serres, emplies de spécimens en tout genre. Haute de plafond, la salle débordait de plantes et d’arbres exotiques, entretenus par un habile sortilège d’humidité. Surtout, ça grouillait : chenilles, coccinelles, scolopendres, scarabées aux couleurs chatoyantes…

Une araignée se laissa glisser d’une haute branche jusqu’à osciller devant son nez. Elle l’esquiva sans cesser d’écouter Flavio, qui lui décrivait son rôle dans l’entretien de ce petit monde coloré.

« Ce n’est pourtant pas à cela que maîtresse Ursula t’a formé, fit remarquer Passi.

— Ah ! Mais nous avions des ruches, chez Ursula. Tu n’imagines pas le mal qu’on peut avoir à trouver un sorcier qui s’y connaisse en insectes ! J’y suis allé au culot, et j’ai appris le reste sur le tas. »

En cela, elle le reconnaissait bien. Une confiance calme irradiait de lui, encore renforcée, semblait-il, depuis leur dernière rencontre. Passi se revoyait, sur le seuil de leur grande maison désormais presque vide, à regarder ses camarades partir, saisie d’un illogique sentiment d’abandon. Ses frères et sœurs, dispersés aux quatre vents.

« Je vois. »

Il lui sourit, se tut un instant, ayant enfin vomi la horde d’informations qu’il tenait à lui transmettre.

« Tu sais, reprit-il plus doucement, j’ai réfléchi à ton rêve. On dit que les papillons représentent le changement, la métamorphose, de par leur capacité à évoluer. Bien entendu, cela peut différer selon les personnes. Est-ce que ça te parle ?

— Non, pas vraiment. »

Elle appréciait le fait de revoir son ami, mais elle ne se sentait toujours pas convaincue de la nécessité de ce long trajet. Le manoir où travaillait Flavio se situait sur les hauteurs d’une grande ville, bruyante et pleine de monde, où elle avait manqué se faire voler ses affaires plusieurs fois. Elle ne se sentait pas du tout en adéquation avec cet univers grouillant.

« As-tu une idée précise du papillon qui apparaît dans ton rêve ?

— Il a de longues ailes noires et vert de jade, ainsi qu’une petite tache rouge au niveau du poitrail et un corps jaune. J’ignore si c’est une variété qui existe réellement.

— Ah ! Tu as de la chance, on en a un couple ! Ils sont plutôt timides, mais je sais où ils aiment se cacher. »

De la chance. Comme il s’enfonça dans la végétation sans lui demander son avis, elle n’eut d’autre choix que de le suivre, à petits pas prudents. Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas rebrousser chemin et le planter là sans mot dire.

« Ils dorment souvent dans ces buissons. Ce sont des bestioles timides, et extrêmement rares, tu sais ? »

Il se pencha pour écarter doucement des branches basses. Passiflore ne put s’empêcher de lever le menton pour zieuter par-dessus son épaule. Tout d’abord, elle ne vit rien, puis le vertige la prit lorsqu’elle aperçut le battement léger, le vert qui accrochait la lumière.

« Des Troides Allotei, déclara Flavio d’un air satisfait. Ils ne sont pas agressifs, bien entendu, contrairement à ceux de tes songes. Où as-tu bien pu en voir avant… ? Passi, tout va bien ?

— Je veux sortir. »

La chaleur moite de la serre évoquait bien trop la lente torpeur de son cauchemar. Imaginait-elle la piqûre qui l’élançait au creux du bras ? Elle y posa la paume par réflexe, gratta. Flavio avait parlé d’un couple. Où se trouvait le deuxième ?

Elle sentit vaguement qu’on posait une large main sur son épaule pour la guider. Sa panique s’intensifia encore lorsqu’elle ne put plus suivre le papillon des yeux. Son organisme ne commença à se calmer que lorsqu’ils furent sortis, de retour dans des couloirs en pierre neutre, à la fraîcheur bienvenue sur le film de sueur de sa peau.

Flavio la fit asseoir sur un banc, et elle croisa son regard inquiet, avec une brusque sensation de honte.

« Eh bien ! Je ne pensais pas que cela te ferait cet effet ! Je pensais pouvoir te montrer qu’il n’y avait rien à craindre…

— Je suis désolée. »

Quelle bêtise, de réagir ainsi ! Elle ne se trouvait pas dans le rêve, et ces malheureuses bestioles ne pouvaient rien lui faire ! Au contraire, elles se cachaient entre des feuillages épais pour éviter d’être dérangées. Comment craindre une telle créature ?

« Ne t’excuse pas. »

Et que pensait-elle trouver ici ? Pourquoi s’être laissée convaincre d’entreprendre toute cette route ?

Son ami se laissa choir à côté d’elle sur le petit banc de bois. Il avait changé. Sa tenue se composait désormais d’une robe de sorcier traditionnelle, bleu et lavande, au lieu des habits pratiques qu’il portait autrefois. Il semblait plus sûr de lui, son calme naturel raisonnant d’une aura nouvelle. Alors Passiflore mesura le gouffre qui se creusait entre eux. Eux tous : ceux qui étaient partis et elle qui était restée.

« J’aurais bien une suggestion, proféra Flavio, mais je sais que tu ne vas pas apprécier.

— Si ton conseil ne me plaît pas, je me contenterai de ne pas le suivre. »

Le jeune mage sourit, lissa sa robe de la paume de la main.

« Eh bien, si c’est le monde onirique qui te pose souci, sans doute devrais-tu consulter un sorcier qui a une expertise dans ce domaine, plutôt que de te renseigner sur les papillons. »

Le couloir était désert, mais on entendait le manoir s’agiter en arrière-plan. Des bruits de pas, des discussions de mages pressés, des rires de serviteurs, la course effrénée de deux chats. Du bruit, toujours du bruit, mais pas de nuisance : rien que de la vie. Comme autrefois…

Il poursuivit :

« La nouvelle résidence d’Alix est à deux semaines de marche. Le laboratoire des songes. »

Passiflore pinça les lèvres, consciente qu’elle devait répondre, mais sans aucune envie, soudain, de lui adresser la parole.

« Ursula n’aimerait pas. Tu sais ce qu’elle pense de la magie des rêves. »

Elle en parlait peu et uniquement pour les mettre en garde. Elle ne jugeait pas bon de faire taire ou de modifier ses songes, arguant que certaines forces allaient au-delà de leur compréhension.

« Je ne dis pas qu’il n’existe aucun risque, mais les sorciers que j’ai rencontrés depuis mon départ ne partagent pas tous le point de vue de maîtresse Ursula.

— Ce n’est pas tout. »

En parlant, elle examina ses ongles, chipota les petites peaux autour, gratta la saleté qui s’y logeait sans y penser. Elle devina Flavio en train de secouer la tête à côté d’elle.

« Alix t’aidera, malgré… Eh bien, je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé entre vous. J’ai du mal à imaginer qu’iel te ferme la porte au nez.

— Je ne sais pas.

— Allons. Je lui enverrai la missive de ta part. Tu es la bienvenue ici en attendant qu’iel nous transmette sa réponse. »

Passiflore hocha la tête, soulagée qu’il prenne la décision à sa place, autant qu’elle redoutait l’issue de ce voyage.

*

Elle se réveillait toujours avant, mais elle se doutait de ce qui survenait après la douleur. L’engourdissement. Un arrêt de la brûlure, peut-être, alors qu’elle sombrait dans l’inconscient.

Enfin, la mort, qui mettait fin à l’horreur.

*

Elle passa son voyage plongée dans les souvenirs. Ils l’assaillaient dans le désordre et sans prévenir, au gré de la route et de sa solitude agréable.

Les six silhouettes qui s’éloignaient pendant qu’elle restait sur le pas de la porte à leur faire signe.

Alix et les disputes, fréquentes à mesure que le départ approchait, les accusations de lâcheté, le désir de plus en plus pressant qu’iel parte enfin et la laisse en paix, malgré tout ce qu’iels avaient représenté l’un pour l’autre.

Des semaines avant cela, Ursula qui lui proposait de rester. Passiflore qui acceptait sans aucune hésitation : quel intérêt de fuir son refuge ?

Des années, une bonne décennie auparavant, une petite fille qui ne s’arrêtait jamais de pleurer. Lorsqu’Ursula l’avait recueillie, elle avait cru à un nouveau danger, à une autre personne qui tenait à lui faire du mal, et elle avait passé encore trois jours supplémentaires à verser des torrents de larmes. Puis Alix était arrivé-e et, peu après, tous les autres. Sept gamins orphelins, trouvés à quelques semaines d’intervalle, tous dotés de pouvoirs magiques. Ursula s’était-elle déjà interrogée sur cette étrange coïncidence ?

Ils avaient été heureux, jusqu’à ce que leur apprentissage prenne fin. Il fallait qu’ils trouvent quoi faire de leur existence, il fallait qu’ils mettent leurs dons à profit, qu’ils mènent leur vie comme ils l’entendaient. Personne n’avait protesté hormis Passiflore. Comme si toutes ces années ne signifiaient rien pour eux, qu’ils n’attendaient que cela : s’envoler, comme des oiseaux blessés qui auraient enfin retrouvé leur vigueur.

*

Alix ne souriait pas en l’accueillant. Deux ans, et encore tant de rancœur ! Bah. Iel n’oubliait jamais un affront, réel ou ressenti. Passiflore décida de laisser couler pour la première journée. Il serait toujours temps de raviver les vieilles blessures une fois qu’elle serait reposée et débarrassée de la crasse du voyage.

Malgré la tension sous-jacente, Alix ne la laissa pas tomber. Iel aurait pu la remettre entre les mains d’un serviteur pour l’aider à s’installer, mais non. Le laboratoire semblait abriter encore plus de monde que le manoir aux insectes de Flavio. Construit comme un château moderne, il abritait une vingtaine de sorciers, confirmés ou apprentis, persuadés de pouvoir percer les mystères du monde onirique. Alix y avait trouvé un professeur, et un nouveau chemin à arpenter pour sa magie.

« Maître Persée me laisse m’occuper de ton cas, déclara-t-iel sans ambages. Il pense que ce sera un bon entraînement.

— Je vois. »

Passiflore ignorait encore ce que cela impliquait. Sans doute Alix lui expliquerait-iel avant de commencer ses expérimentations, quelles qu’elles soient.

Lorsqu’Ursula avait su quelle voie prenait son ancien-ne élève, elle avait juste pincé les lèvres sans rien dire, masquant tant bien que mal sa déception. Depuis, les lettres d’Alix s’espaçaient de plus en plus et restaient laconiques, froides.

Au moment de la laisser se reposer dans sa chambre attitrée, Alix s’arrêta sur le pas de la porte. Passiflore vit à la tension de ses épaules qu’iel s’apprêtait à lâcher quelque chose qui lea tenaillait depuis son arrivée.

« Ce doit être grave, pour que tu passes outre les angoisses d’Ursula.

— Grave, je ne sais pas, éluda-t-elle. Flavio m’a forcé la main.

— C’est pratique, comme excuse. »

Passiflore faillit rétorquer, mais tout ce qu’elle trouvait à argumenter confirmerait les propos d’Alix.

Une fois seule, la sorcière soupira, ferma les yeux, profitant de se trouver enfin sur un véritable lit. Les cauchemars n’avaient pas cessé durant son voyage malgré sa rencontre avec les véritables Troides Allotei, inoffensifs. Si elle se concentrait, elle pouvait sentir chaque petit point où la morsure des papillons vampires la tenaillait durant la nuit.

Préférait-elle ce cauchemar, ou rester seule avec ses souvenirs qui chassaient le sommeil ? Elle soupira, ferma les yeux. Durant leurs disputes, bien sûr, Passiflore avait essayé de se justifier. Il faut que quelqu’un reste avec Ursula. Et l’œil torve d’Alix qui ne voulait pas comprendre. C’est pratique, comme excuse.

À l’époque, existait-il une parole, une explication qui eut pu lea satisfaire ?

*

Ils appelaient cela une salle d’examen. Malgré le nom clinique, la petite chambre respirait la chaleur, avec ses panneaux de bois clair, l’encens discret de verveine et le lit de plume au centre de la pièce. Une tisane était posée par terre, distillant une douce vapeur. En la sentant, Passiflore reconnut les ingrédients utilisés pour un somnifère léger.

« Comment procède-t-on ?

— Je pense que tu l’as en partie deviné, rétorqua Alix. Pour commencer, nous allons t’endormir et je vais t’accompagner dans le songe, pour faire un état des lieux de la situation.

— Non. »

Iel se tourna vers elle, une étincelle de colère au fond du regard. Alors, Passiflore mesura le gouffre qui s’était creusé entre eux. Avec Flavio, le changement lui paraissait doux-amer ; là, c’était comme si on lui avait arraché le bras et qu’on avait laissé la plaie s’infecter pendant deux longues années. Alix la considérait avec froideur, dressait tous ses remparts entre eux, tel l’animal sauvage qu’iel pouvait parfois devenir. Passiflore n’était pas loin de montrer les crocs elle-même.

« Pourquoi tu es venue, alors ? Tu devais te douter de ce qui se passerait. »

Son ami-e faisait-iel allusion à leurs échanges pleins de givre ou au fait d’immiscer une autre personne dans son affreux cauchemar ? Dans les deux cas, elle constata qu’elle s’était employée à éluder la question. Ne pas y songer s’avérait plus simple.

Elle serait restée dans le déni si ces fichus insectes ne l’empêchaient pas de trouver le sommeil depuis plusieurs mois. Elle aurait rebroussé chemin si Flavio n’avait pas rédigé le message pour elle ; elle ne serait pas partie du tout si Ursula ne l’avait pas poussée à la porte. Devait-elle toujours suivre les décisions que les autres prenaient pour elle ?

Passiflore se leva, plissa ses jupes. Cette fois, ce fut à elle de fuir le regard d’acier d’Alix.

« Je crois que je vais réfléchir encore un peu. »

Elle fit quelques pas dans le silence complet. Ce ne fut que lorsqu’elle effleura la poignée que le reproche la rattrapa :

« Tu ne peux pas m’en vouloir d’être parti-e !

— Tu ne peux pas m’en vouloir d’être restée. »

Et pourtant, iels se trouvaient là, avec cette plaie béante qui ne cicatrisait pas.

*

Quelque chose l’empêchait de faire ses bagages et de se mettre en route. L’épuisement, possiblement, mais pouvait-elle encore profiter d’une hospitalité qu’elle venait clairement de rejeter ? La perspective de dormir à la belle étoile ne la tentait guère.

Un goût d’inachevé dans la bouche.

Leur histoire finirait-elle réellement ainsi ? Autrefois, il lui semblait impensable de respirer dans un univers où Alix ne se trouvait pas. Et pourtant, elle l’avait fait pendant deux ans et avait survécu. Elle avait été heureuse sans iel. Ou bien, pas malheureuse, en tout cas.

On frappa à la porte, et Passiflore sut, évidemment, qu’elle trouverait Alix, les bras croisés, le regard gris indéchiffrable. Iel ne lui laissa même pas le temps d’ouvrir la bouche avant de lâcher :

« Écoute. Nous ne pourrons jamais retourner à notre relation d’avant. Et pourtant, je sais que tu viendrais sans hésiter si j’avais un problème. Et c’est réciproque, même si tu ne veux pas de mon aide. J’ignore pourquoi. C’est ainsi. Et, malgré tout ce qu’il s’est passé, ça me met hors de moi que tu ne me fasses pas assez confiance pour une incursion dans tes rêves.

— Je te fais confiance. »

La phrase fusa sans qu’elle pût la retenir.

« Alors viens en salle d’examen. »

*

Détends-toi.

L’injonction ne fit pas disparaître son anticipation, qui empoisonnait l’atmosphère du songe comme un miasme. Le premier papillon se posa, magnifique et terrifiant, lui picotant le genou.

Alix se trouvait là, même si Passiflore ne pouvait pas lea distinguer. Voyait-iel à travers ses yeux, ou via un autre point de vue ? En tout cas, sa présence ne faisait pas disparaître la terreur lorsque les Allotei se posèrent, un à un, sur sa peau. Elle aurait voulu fuir, crier, se débattre, mais, comme toujours, le cauchemar l’en empêchait, la forçait à jouer un personnage qui passait de la joie à la vague inquiétude, trop lentement pour s’écarter du danger.

Ne lutte pas ! Si tu te réveilles avant la fin, je ne pourrai…

Je ne me réveille jamais avant.

Le constat amer ne fit pas taire sa combativité. Malheureusement, son corps ne lui appartenait pas. Comme toujours, elle dut subir le recouvrement par les ailes soyeuses, délicates. Les reflets du soleil faisaient ressortir le vert incroyable qui les parait. À l’arrière de sa conscience, Alix exprimait une vague perplexité qui l’irrita.

Et puis les papillons se mirent à piquer – non, à aspirer. À se repaître de sa vie, de son existence entière. Enfin, le hurlement enfla dans sa gorge. Ce fut presque un soulagement de pouvoir exprimer toute sa détresse.

Soulagement aussi car, elle le savait, après la douleur venait toujours le réveil. Des milliers de brûlures, l’herbe fraîche sous ses cuisses alors qu’elle se débattait, les insectes cruels qui ne lâchaient rien. La douleur, la douleur puis le point de rupture, bientôt…

Passiflore, ne te réveille pas !

C’était bientôt la fin ! Ne comprenait-iel pas ?

Si je ne me réveille pas, je vais mourir.

Déjà, l’engourdissement gagnait ses jambes et ses bras, le voile de l’inconscience commençait à obscurcir sa vue.

Non ! Pass, je suis là ! Ce n’est qu’un rêve, tu ne vas pas mourir.

Tant de confiance dans ses mots ! Mais comment pouvait-iel savoir ? Il n’existait pas d’autre issue, elle perdait son sang et les papillons repus laissaient la place à d’autres, sur ses membres, son visage, sa gorge.

Je suis là. Ne te réveille pas.

Quelque chose l’empêcha de perdre conscience, comme une main dans son dos qui retiendrait sa chute. La léthargie continua de gagner ses muscles ; la panique s’effaça à mesure que sa vie passait de son corps à celui des papillons vampires. Elle heurta le sol sans bruit et les pattes des insectes quittèrent enfin son corps.

Elle les vit s’envoler, une nuée lumineuse enfin repue. Ils se rejoignirent au-dessus des branches basses de l’arbre et fusionnèrent. Leurs ailes s’accrochèrent les unes aux autres, formèrent une cape noire et émeraude, soyeuse.

La silhouette sous la cape sourit, ses lèvres rouges de son sang. Elle darda sur sa victime un regard de profond mépris. Son visage changeait, trop vite pour qu’elle pût reconnaître toutes ses apparences : tantôt, des figures à demi-oubliées de son enfance, puis Ursula et, enfin, ses six compagnons. Flavio. Alix.

Ce n’est pas moi. Tu le sais, Pass, n’est-ce pas ?

Le songe se dissipa et l’injonction de son ami-e resta suspendue dans la demi-conscience, entre le sommeil et l’éveil.

Elle pleurait déjà quand elle reprit connaissance. Des bras fins l’entouraient solidement, à lui en faire mal, et cette douleur lui rappelait peu à peu où elle se trouvait, avec qui, et qu’au moins une personne, une seule, ne la laisserait jamais tomber. Même si cette personne lui avait volé un bout de vie sans s’en rendre compte, lui avait imposé ses propres volontés et ses propres attentes. Pars avec moi. Tu ne vas pas croupir dans cette maison pour l’éternité. On a promis qu’on resterait ensemble. Pourquoi tu me fais ça ?

Alix n’était pas lea seul-e, sinon il n’y aurait eu qu’un seul papillon à ses trousses. Flavio. Allons. Je lui enverrai la missive de ta part. Ursula. Il faudrait que quelqu’un reste pour l’aider à tenir la boutique et la maison. Tu n’as pas l’air heureuse de t’en aller, alors j’ai pensé… Et encore. Eux, c’était accidentel. Les accrochages qui faisaient une vie ordinaire. Des entraves qui auraient pu être saines, si elles n’étaient pas corrompues par sa terreur de perdre les gens importants pour elle. La peur d’affirmer ses idées, de vivre pour elle-même.

« Les gens à la cape de papillon… »

Ces visages qu’elle ne reconnaissaient pas, mais qui lui paraissaient familiers. Il lui semblait se souvenir de leurs propos, leurs injonctions cruelles. Le monde extérieur n’est pas fait pour vous. Restez ici. Vous êtes trop fragiles, tous autant que vous êtes. Vous ne serez utiles qu’ici, entre ces murs.

Alix hocha la tête contre elle. Se rappelait-iel quelques bribes de leur passé, iel aussi ?

« On a réussi à s’échapper.

— Oui… »

Sept orphelins, trouvés à quelques semaines d’intervalle. Tous dotés de pouvoirs magiques. Plus qu’une coïncidence.

Les bribes de souvenir s’alignaient doucement dans son esprit. Des personnes les avaient élevés, avaient tenté de leur inculquer la peur de l’extérieur, pour que jamais ils ne puissent leur échapper. Dans quel but ?

Alors, pour une fois, Passiflore prit une décision pour elle-même.

« Je vais les retrouver. Pour comprendre. »

N’importe qui aurait tenté de l’en dissuader. Les dangers… Et puis, elle disposait de peu d’indices. Un groupe mystérieux, aux capes en ailes de papillon.

« Je viens.

— Alix, non, c’est…

— Je veux savoir aussi. »

Sa décision. Il serait inutile de l’en dissuader. Passiflore hocha la tête.

Ce ne serait pas évident. Il lui faudrait lutter contre elle-même. Elle n’aspirait qu’à rentrer chez elle, et pourtant… Non, elle irait au bout de cette quête.

Hors de question de se laisser vampiriser par la peur.

Twitter : @SaschaLahaie


Texte publié par Collectif PV, 5 octobre 2022 à 21h24
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