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Tuba apocalipsis

de Noé Matt

TW : Nourriture, émétophobie, médicaments, cicatrices

[2058 - Trompes de l'Apocalypse ; Tuba apocalipsis - Rapport d’observation n°12, extrait.

L’habitat des Trompes de l’Apocalypse semble se limiter aux forêts de pinacées qui bordent les secteurs A2 à A13. Aucun spécimen n’a été aperçu au-delà d’une limite de 300 mètres après la lisière de la forêt. Les habitations se situant en dessous de cette limite ont été évacuées d’urgence. Les habitants seront relogés dans les plus brefs délais.]

. . .

L'insecte bat des ailes au milieu des jonquilles. Il s’élève et l’aveugle alors que ses membranes violettes passent sous les rayons du soleil. Ça pique. Mais iel ne peut pas s’empêcher de le fixer. Son vol lent l’hypnotise. Iel s’approche et s’étonne en constatant que la bestiole en fait de même. Comme on désigne un élu, le papillon se pose délicatement sur sa main. Il s'immobilise. C’est à peine si les pattes lui chatouillent la peau.

Iel sent ses yeux qui s’écarquillent, soudain remplis d’étoiles. Son cœur tambourine.

Un papillon. Sur iel.

Ses doigts d’enfant s’approchent du miracle. Une vague de couleurs chatoyantes roule sur les ailes gorgées de la lumière du jour alors qu’un sourire émerveillé étire ses lèvres.

Et puis, un autre insecte arrive. Le même, à peine plus grand. Un violet tremblant qui déchire le paysage pour s’approcher de lui. Un troisième s’élève d’iel ne sait où et, bientôt, les créatures font un nuage fourmillant autour d’iel. Des pattes qui se posent et læ chatouillent. Picotent sa peau.

Iel ne comprend pas tout de suite. Que la douleur, si fine soit-elle, n’est pas normale. Que la solide petite trompe des papillons ne devrait pas passer sous sa peau. Quand ça commence à læ déranger, iel secoue simplement les bras. Mais quand iel les chasse, ils reviennent et se posent ailleurs. Sur ses épaules, ses mollets nus, ses joues. Iel s’agite encore.

Et la douleur qui monte engourdit ses bras. Iel titube. Crie des mots qu’iel n’entend même pas. Sa gorge se noue.

Iel ne réalise pas qu’iel se roule par terre.

. . .

Swann a un mouvement de recul. C’est plus fort qu’iel, un réflexe. Iel sait que la bestiole ne lui fera rien. Voilà bien longtemps qu’elle est morte, épinglée derrière cette vitre aux côtés d’autres espèces. Mais ces ailes mauves lui collent une nausée froide. Un reste de son cauchemar. Iel se détourne pour mieux s’éloigner et pousser le rideau qui garde le salon dans l’ombre. C’est devenu une habitude, de slalomer entre les tas de feuilles, les cartons et les dossiers qui traînent pour gagner la petite terrasse à l’arrière de la maison. Si on peut appeler ça une terrasse.

Dehors, le soleil tombe sur sa peau comme un plaid en hiver. Iel sourit en s'avançant sur les planches maladroitement assemblées.

— Rappelle-moi qui a promis de se lever tôt aujourd’hui ?

Assis au milieu du jardin, exagérément penché sur sa table pliable, l’homme qui vient de lui parler lui sourit sans læ regarder.

— C’est le premier jour de l’année. J’ai le droit de rester au lit.

— Tu trouves toujours une excuse, il rétorque. Aujourd’hui c’est le jour de l’an, hier c’était celui du Seigneur.

— C’est vrai. C’est marqué dans la Bible, le dimanche est un jour de repos.

— Et depuis quand tu suis les préceptes de la Bible ?

— Depuis que ça me sert à justifier mes grasses matinées, docteur Dohring.

Planqué derrière une paire de lunettes rondes, Landry se redresse. Landry Désiré Dohring, de son nom complet, n’a de docteur que le nom. Le titre n’est plus dispensé depuis presque trente ans - soit depuis le début de la fin du monde. Il a tout appris en dévorant de vieux livres sur la biodiversité, que le Centre de Ressources de la zone B4 conserve précieusement. Un trésor de savoirs qui demeure, en ce début d’année 2074, une des plus grandes réserves de documents d’avant la Chute.

— Il reste du thé, si tu- Swann, tes pieds !

Swann rit et s’approche pour caresser le fer chaud de la théière. Ça sent la menthe et le sucre, et le jasmin du fond du jardin qui embaume l’air. Le vent frais qui passe entre ses boucles blondes.

— Tu vas finir avec des échardes dans le talon.

— J’ai une pince pour les enlever.

— C’est pas une raison.

Un soupir, des gloussements. Une journée comme une autre. Le soleil est là pour quatre bonnes heures, d’après les prévisions. Si les nuages de pollution ne l’avalent pas plus tôt que prévu. Swann tire une chaise près de son compagnon pour profiter des rayons. Iel se sert une tasse.

Il y a des moments simples qui ne demandent pas plus d’efforts qu’un petit déjeuner dehors.

. . .

[3 Juin 2069 - Essai sur la faune et la flore postChute - La Trompe de l’Apocalypse

De la famille des Lépidoptères, la Trompe de l’Apocalypse est caractérisée par ses longues ailes violettes. Si leur dessus est uni, leur revers comporte des motifs noirs et larges qui rappellent une forme d'œil. Elle mesure 15 centimètres d’envergure, ce qui la classe parmi les plus grands papillons existants.

Semblable aux autres membres de son espèce, la Trompe de l’Apocalypse se distingue de par son régime alimentaire. C’est à ce jour le seul papillon recensé qui se nourrit du sang de ses proies. Elle attaque le plus souvent en groupe de cinq à dix individus, mais il arrive que des essaims plus importants se forment lorsqu’ils s’en prennent à une proie volumineuse.]

. . .

Enfant, Swann ne comprenait pas que le monde allait de travers. Les journées longues n’étaient déjà plus qu’un lointain souvenir pour l’humanité, quand iel apprenait à différencier le jour de la nuit. Iel n’a connu que les ciels pollués, les pénuries d’eau potable et les barres déshydratées que les supermarchés entassaient de plus en plus souvent sur leurs étagères. Le grand déménagement dans le Sud avait eu lieu avant sa naissance et même la grippe du Tamia s’était calmée quand iel a poussé son premier cri. Ce monde tordu était le sien, iel l’acceptait sans se poser de questions.

Iel a saisi l’étendue du problème qui déchirait la planète la première fois qu’iel a aperçu une Trompe de l'Apocalypse.

Devant le miroir de la salle de bain, Swann passe sa main sur sa joue. Sa peau tannée porte encore les marques de cette rencontre.

Iel a l’habitude, maintenant. Iel a grandi avec ces cicatrices. Mais ces centaines de marques blanches qui percent sa mâchoire, ses bras et ses mollets, sont encore lourdes d’angoisse.

— Tu comptes te reluquer longtemps ?

Les bras de Landry glissent de part et d’autre d’iel. Son odeur de café flotte entre eux et l’apaise. C’est familier. Réconfortant.

— Je vais prendre ma douche, iel rétorque.

— Avec tous ces habits ? Mauvais plan.

Le regard de Swann passe sur leur reflet lisse, et Landry comprend vite l’origine du problème. Il passe ses longs doigts sur la peau percée. Ses lèvres suivent.

— Tu es très bien comme ça, il murmure.

— Je sais.

Iel a eu le temps de s’habituer à ce reflet. C’est iel, son image, son corps, iel ne s’imagine pas autrement. Ses bras, ses jambes, iel s’en accommode comme on se fait à une nouvelle couleur de cheveux. Même le regard des gens qu’iel croise parfois, si peu nombreux soient-ils dans le coin, iel l’oublie vite.

Mais c’est là. Et iel rêve encore de nuage de papillons collés à sa peau. D’une douleur vive et froide qui l'agrippe comme un millier de morsures.

Landry læ serre. Iel étend ses bras pour atteindre sa nuque.

— J’ai le droit de participer à la douche ?

— Je vais peut-être prendre un bain, finalement.

— Tu veux vraiment faire chauffer toute une baignoire ?

— Si on se lave à deux, ça ne fait pas beaucoup d’eau.

Le réservoir est encore plein de la dernière pluie. Il faudra qu’il fasse bouillir plusieurs seaux pour remplir la baignoire, mais iel a envie d’eau brûlante et de vapeur.

Quand iel pense qu’à l’époque, il suffisait d’ouvrir un robinet pour qu’un liquide clair, chaud et potable s’écoule indéfiniment… Iel se demande si ses parents n’exagèrent pas le trait.

Il y a tant d’histoires qui lui semblent improbables. Des fables sorties de leur bouche pendant que son père découpe des légumes. L’essence non rationnée, le lave-linge, la télévision et ses centaines de chaînes. Un réseau incroyablement plus performant que le NewNet qu’une poignée d’habitants essaient de maintenir.

— Je vais allumer le chauffoir. Tu sais où tu as rangé les allumettes ? Landry demande.

— La commode sous la fenêtre.

Il disparaît, et son odeur de café avec. Swann caresse sa peau. Iel soupire.

Il faudra qu’iel lui dise, un jour, pour cette horrible décoration sur le mur du salon.

. . .

[16 Avril 2068 - Article de presse local - Des papillons vampires, cauchemars ou réalité ?

Personne ne l'aurait imaginé et pourtant, c’est arrivé ce samedi après-midi.

Le drame s’est produit aux alentours de seize heures, alors que le jeune Swann, âgé de huit ans, se promenait avec ses parents au parc de l'Orée. D’après les témoins, l’enfant s’est approché de la forêt, d’où sont sortis les papillons. L’incident n’a d’abord pas alerté les visiteurs. Mais le nombre inquiétant de spécimens et les cris du garçon ont fini par attirer l’attention.

C’est quand il a commencé à se rouler par terre que les adultes sont intervenus. Inconscient, Swann a été transporté dans l’un des derniers hôpitaux de la ville. Si ses jours ne sont pas comptés, il est actuellement dans le coma.

Canular, mauvaise farce ? C’est ce que certains ont d’abord pensé à l’annonce de la nouvelle. Mais l’incident a été confirmé par les autorités locales. Des chercheurs équipés ont été envoyés sur les lieux pour retrouver les spécimens concernés. Pour l’instant, les spécialistes évoquent une possible mutation au sein d’un genre de papillon, les Morphos. D’autres avancent la théorie d’une espèce déjà présente depuis plusieurs années, que les récents bouleversements climatiques auraient poussée hors de leur habitat primaire.]

. . .

— Tu travailles encore là-dessus ?

Ça n’a jamais été un sujet de discorde entre eux, mais Swann doit avouer que cette histoire ne læ met pas toujours à l’aise. Iel sait que Landry étudiait le sujet avant de læ rencontrer. Iel sait aussi qu’il marque une séparation nette entre le travail et la vie privée. Mais ces schémas de papillons réveillent une peur antique qui lui fait détourner les yeux.

— Je suis allé à l’Ancienne Faculté de Sciences hier, son petit ami commence. Anthon a retrouvé les documents que je lui ai demandés.

— Sur ?

— Les effets de la salive des Trompes sur le métabolisme de leurs proies.

Swann déglutit. Il les connaît, les effets. Pas besoin d’une thèse avortée vieille de quinze ans pour lui apprendre quoi que ce soit à ce sujet.

— Et ?

— C’est un travail de recherche formidable. La plupart des théories émises sont à vérifier, mais ce sont les seuls travaux qui comportent autant de tests. Le chercheur qui a lancé ce projet a tenté huit expériences différentes, et-

— Des expériences ?

Son sang se glace.

— Sur des rongeurs, Landry se rattrape.

Mais le soulagement escompté ne vient pas. Sur des rongeurs, bien sûr. L’angoisse se mue en nœuds.

— Personne n’a jamais autorisé l’expérimentation sur des êtres humains, il insiste.

— Sur le papier.

Landry pose son stylo. Il comprend qu’il a tapé là où il ne fallait pas, et ses doigts viennent trouver ceux de saon partenaire.

Swann n’est pas stupide. Iel sait ce qu’il entend par là. Il n’y aura jamais d’humain enfermé dans une cage. Pas de seringue pleine de salive passée sous la peau d’un gamin. La morale commune ne pourrait pas fermer les yeux devant un tel cas.

Mais ce n’est pas lui qui a passé six ans de sa vie entre les murs d’un hôpital. Personne ne lui a jamais fait avaler des listes de remèdes sous le regard incertain de ses parents.

Iel n’oubliera jamais. La douleur des boyaux qui se tordent, les injections, le jargon et la froideur des médecins. Les mains sur son corps et les ordres à suivre, sans explications. Il fallait avoir confiance, seulement confiance, sauf que Swann n’avait pas confiance non, iel avait peur. Iel hochait docilement la tête quand les soignants ignoraient sciemment ses grimaces de douleur. Iel les revoit murmurer entre eux, noter. Approcher leurs mains de ces tas de pilules qu’il lui fallait prendre. Iel sent encore leur poigne sur ses jambes, dans son dos. Son corps manipulé comme une poupée abîmée.

Iel était le premier cas. Celui qu’on ne savait pas traiter. L’objet de toutes les questions. De tous les tests.

— Pardon. J’aurais pas dû dire ça. Pas comme ça.

Swann soupire. Iel se pose sur ses genoux maigres pour mieux s’installer contre son torse.

C’est encore ce qu’il y a de plus confortable avec Landry. Il n'impose jamais rien. Son oreille est attentive, ses réponses posées. Avec lui, iel sait qu’iel compte. Son avis, ses émotions. Ses peurs. Ça existe.

Iel n’est pas juste un corps dans un lit blanc.

— C’est rien.

Iel caresse le dossier posé sur la table. Les feuilles ont déjà bien vécu, ça se sent. Mais il est encore lisible. L’Ancienne Faculté fait un travail de conservation remarquable.

— C’est intéressant, au moins ?

— Passionnant !

Le sourire de Landry fait son retour. L’engouement dans son timbre chasse les nuages.

— C’est un condensé de deux ans de travail. Il faut juste que je fasse du tri pour éliminer les théories dépassées, et je pourrai l’utiliser pour poursuivre mes recherches.

— Je te refais un café ?

Il l’entend rire.

— Avec plaisir. Il en reste beaucoup ?

— Pas vraiment. Je passerai à la réserve en rentrant de l'hôpital.

— À l'hôpital ? il s’étonne. On est déjà mardi ?

Perdu, Landry regarde le calendrier maladroitement bricolé dont il n’a sans doute pas tourné la page depuis trois jours. Swann rit. Même si ce n’est pas drôle. Même s’iel déteste ce jour.

— Je peux t’accompagner, si tu veux.

— Laisse. Ça ira.

Iel feint l'assurance. L'hôpital, c’est quelque chose qu’iel ne peut pas partager avec Landry. Mieux vaut se pencher pour l’embrasser, se lever comme si de rien n’était et partir faire chauffer une casserole d’eau.

. . .

[2060 - Trompes de l'Apocalypse ; Tuba apocalipsis - Rapport d’observation n°32, extrait.

Après plus d’une quarantaine de tests effectués sur des mammifères de petite taille, et une trentaine sur des mammifères de taille moyenne, nous avons pu tirer les conclusions suivantes :

- Contrairement à l’hypothèse émise, la Trompe de l’Apocalypse ne s’attaque pas qu’aux êtres vivants dont la peau est nue. Elle peut piquer des mammifères à fourrure, tant que l’épaisseur du pelage ne gêne pas le passage de sa trompe. En revanche, sa trompe ne peut pas passer au travers des écailles des reptiles.

- La Trompe de l’Apocalypse ne sécrète pas de venin. Les effets secondaires suivant sa piqûre sont dus à la salive qu’elle injecte en enfonçant sa trompe sous l’épiderme de sa proie.

- Les premiers effets notables apparaissent entre trente secondes et deux minutes après la piqûre, en fonction du volume de la proie et de la quantité de salive injectée. Les plus fréquents sont le ralentissement des mouvements et l’apparition de rougeurs cutanées.

- Passées les cinq premières minutes après l'injection, et toujours en considérant les variations précédemment évoquées, les zones de rougeurs cutanées entraînent des démangeaisons et le rythme cardiaque ralentit.

- Une exposition prolongée sans intervention peut entraîner une perte de connaissance. Cependant, si le rythme cardiaque est fortement ralenti, l'arrêt total du cœur ne se produit que chez les plus petits mammifères. Les mammifères moyens survivent à l’injection, malgré les séquelles détaillées dans le rapport d’observation n°30.

- Il arrive cependant qu’en cas d’injections massives et simultanées, le métabolisme du sujet subisse des conséquences qui impactent fortement son mode de vie]

. . .

Son ventre se contracte violemment.

— Swann ?

La voix de Landry lui parvient depuis le couloir et, l’espace d’un instant, iel caresse l’espoir de pouvoir lui cacher la vérité. Mais iel n’a pas besoin de voir l’expression qui déforme sa tête brune pour comprendre qu’iel a tort.

Ses boyaux se serrent alors qu’iel crache un mélange de bile et de nourriture broyée. Un reflux acide qui déforme son visage.

Landry s’approche. Il ne demande pas ce qui se passe, même pas ce qu’iel a avalé. Ce n’est pas la première fois. Un jour il aura l’habitude, comme ses parents. Mais pour l’instant, il s’éloigne et Swann peut l’entendre marcher jusqu’à la cuisine. Iel crache dans son seau.

La mixture putride qu’iel n’a pas digérée lui pourrit la bouche.

— Tiens.

Une bouteille d’eau potable, et une serviette. Une jolie, avec des carreaux rouges. Ça lui serre le cœur de la salir.

— Merci.

Iel voudrait que Landry s’en aille. Qu’il ne le voit pas dans cet état pitoyable. Mais c’est trop tard, et iel se console en remarquant que son compagnon tourne la tête au moment de s'asseoir près de lui. Il lui offre un dos ferme et long où s'appuyer, pour læ soutenir sans briser son reste d’intimité.

Une porte casse à l’intérieur. La nausée lui tire des larmes, ou bien c’est la honte.

— Désolé.

— C’est rien.

Iel fait circuler l’eau dans le moindre recoin de sa bouche avant de la recracher.

— Qu’est-ce que tu as mangé ? Landry demande.

— Une conserve de haricots. Et une banane.

Du gaspillage. Du genre qu’iel ne devrait pas se permettre à leur époque. Mais c’était plus fort qu’iel.

— Tu veux que j'aille te chercher à boire ?

— C’est bon.

— Il faut que tu t'hydrates.

S’hydrater c’est bien la seule chose qu’iel n’oublie pas de faire. Iel en rirait, si son ventre n’était pas si douloureux. Iel pourrait jurer qu’il est vide, mais iel a déjà passé des nuits plus longues que celle-là à vomir tout ce qu’iel pouvait sortir. Le corps crispé comme une pierre, persuadé qu’iel allait finir par cracher son estomac et tout ce qui suivrait.

Iel aurait pu s’arracher les boyaux à la main. Extraire un à un les organes coupables de la douleur qui l’essorait. Détruire cette enveloppe malade.

La nausée revient. Iel inspire.

Iel attrape la main qui tâtonne près de sa jambe.

— Ça va aller, iel répète.

Iel serre les doigts qu’on lui offre.

— Je vais passer à l'hôpital, Landry promet.

Fort.

— Ça peut attendre.

— J’en aurai pas pour longtemps.

Un remords froid vient se cogner à la douleur. Inutile d’insister. Sa fierté se noie entre les haricots broyés. Iel a depuis longtemps cessé de croire qu’iel pourrait se débrouiller sans aide.

L’accompagner, iel n’y pense même pas. Iel n’aura pas la force pour ça. Autant rester ici. S’iel y va, les médecins vont lui poser des questions, ils voudront le garder pour læ nuit, et iel ne veut plus passer une seule nuit là-bas.

Ils n’ont même pas de bougies pour éclairer les chambres à la fin du jour.

— Merci.

— Tu sais quelle quantité il te faut ?

— Une poche de 200 millilitres. Ça suffira pour tenir jusqu’à mardi prochain.

Son dos sent le café - ou bien c’est ce tee-shirt qui lui sert de pyjama. Une odeur qui læ rassure, familière et corsée.

Iel ne veut plus jamais dormir ailleurs que contre ce tissu.

. . .

[2061 - Trompes de l'Apocalypse ; Tuba apocalipsis - Rapport d’observation n°40, extrait.

Concernant les vingt-sept sujets survivants victimes d’une attaque de masse, plusieurs similitudes sont à noter :

- Aucun n’avait terminé sa puberté au moment de l’accident. Le plus jeune sujet recensé était âgé de cinq ans au moment des faits. Le plus âgé avait onze ans. La piste actuelle veut que le métabolisme des victimes prépubères s’adapte au lieu de succomber.

- L'ethnie et le régime alimentaire n’affectent pas les résultats. En revanche, la santé post-contamination influence la survie de la victime. Concernant les autres facteurs, nous n’avons pas suffisamment d’informations pour tirer des conclusions.

- L’évolution du métabolisme des sujets est actuellement irréversible.

Parmi les évolutions notées, les changements majeurs sont les suivants.

- Le passage de la trompe abîme la peau sur une surface largement supérieure à celle de la piqûre. Elle sèche et gonfle sur une zone allant d’un demi-centimètre à cinq centimètres de circonférence autour du point d’injection. Avec le temps, la marque s’atténue mais ne part jamais.

- Le régime alimentaire du sujet est fortement affecté. S’il peut se nourrir normalement durant les premiers jours qui suivent l’injection, l’ingestion d’aliments solides se complique sur le long terme. On estime qu’il est impossible pour un sujet d’ingérer de la nourriture solide au bout de deux mois.

- L’affirmation précédente ne vaut pas pour les sujets dans le coma, qui ne peuvent plus ingérer de nourriture solide à leur réveil.

- Les aliments liquides ne peuvent pour la plupart pas être absorbés, exceptée l’eau (qui reste nécessaire à leur survie, mais ne suffit pas à combler tous leurs besoins) et les infusions légères (incluant le thé et certains sirops, toujours en petites quantités). Le café provoque de violentes contractions de l’estomac, mais il n’est pas systématiquement rejeté.

- Les médicaments ne peuvent plus être ingérés sous forme solide. Ils doivent être bus, ou injectés directement en intraveineuse.

- À l’instar des Trompes de l’Apocalypse, la source de nourriture principale des sujets devient le sang. Ce dernier comble tous leurs besoins nutritifs sans être rejeté par l'organisme. Le goût semble également convenir aux sujets, même si ces derniers ne l'appréciaient pas avant que leur organisme évolue.]

. . .

Inspirer. Souffler.

Swann savait que c'était une mauvaise idée. Encore. Mais iel voulait voir jusqu’où iel pouvait tenir. La dernière fois, iel a tenu trois semaines. Iel pensait pouvoir faire mieux. Il aurait suffi d’un peu de volonté.

Mais Landry s’est coupé avec ce foutu dossier, et son ventre a lâché ce gargouillis atroce. La salive a afflué.

Et Landry a compris.

C’est l'inconvénient, quand on a passé autant d’années au côté d’une même personne. Il connaît ses travers, ses manies, tous les pièges où iel se tord les os. Il sait toujours pourquoi Swann détourne le regard, où iel ira se cacher pour trouver la paix. Il sait aussi quand il doit læ suivre, et quand il ne doit pas.

Quand poser sa main sur la sienne, sur son épaule ou contre sa joue.

— T’es pas allé à l'hôpital, il devine.

Il ne juge jamais.

— Ça fait longtemps ?

Sa patience lui retourne l’estomac.

— J’ai sauté le rendez-vous deux fois.

Deux fois qu’iel ne va pas chercher la poche de 400 millilitres qui l’attend. Deux fois qu’iel se balade sous le soleil déclinant de cette saison éternelle où les journées se terminent à seize heures.

Les couteaux tournent dans son ventre.

— Swann.

Iel devine son regard tendre et sérieux. Landry sait garder son calme, et iel l’en remercie. Mais parfois iel se demande si ce ne serait pas plus simple de le voir éclater. Iel ne s’en voudrait pas, s’il le giflait. Iel lui en voudrait à lui. Ça lui semble plus supportable.

— Comment tu te sens ?

— Ça va.

Le mensonge sonne aussi bien que la délicate mélodie d’une carrosserie rayée.

— Non, iel reprend. J’ai faim.

— T’as pas mangé depuis deux semaines. Ça se comprend.

Ils ont déjà eu ce genre de discussion. Ces mots doux et ces doigts chauds contre sa paume. Iel sait ce qu’il va dire et iel n’a pas le droit d’accepter, pas le droit de vouloir l’entendre lui proposer ça encore une fois.

Mais c’est là, cette envie. Un petit feu sous sa peau abîmée. Une chaleur qui remonte comme le long de la colonne d’une cheminée.

— C’est le sang qui te dégoûte ? Landry demande.

— Non.

Swann n’a pas de mal avec ce genre de repas. Iel sait que ces poches sont celles que l'hôpital ne peut plus utiliser. La soif ne fait pas de lui un danger, pas plus que la faim ne déforme ceux qui la ressentent. Iel n’a pas choisi - et quand bien même ? Iel ne fait de mal à personne. Iel est là, iel existe. Malgré les cauchemars pleins de papillons chatoyants. Même son corps, iel l’a accepté. Le reflet qui lui fait face, tous les matins, iel l’a contemplé plus de la moitié de sa vie. Iel aime ces cicatrices qui tordent la pointe de son sourire. Cette peau plus claire qui ondule. Iel ne recule plus quand Landry pose sa main dessus.

Mais iel sait ce qu’on dit des gens comme iel. Iel attrape les rumeurs dans la rue, les mots tagués sur les murs. Saleté, c’est encore le plus doux. Nuisible. Monstre. Iel n’est pas un monstre. Mais les autres, les autres et leurs idées poisseuses, leurs grimaces, les phrases qui coulent de leur bouche, les aiguilles qu’ils dispersent, leur rancœur… Les autres lui collent à la peau.

— Si c’est à cause de ce que les voisins ont dit…

Évidemment il comprend. Et Swann voudrait pouvoir régler le problème d’un haussement d’épaules.

— Les écoute pas, Landry assure.

— Ce n’est pas aussi simple.

Iel évolue dans un groupe, et dans un groupe, on a la place qu’on veut bien nous donner. Si les autres læ veulent monstre, iel n’a pas le choix. La décision ne lui appartient pas.

— De toute façon, ils l’apprendront jamais. Qui est au courant ici ? Moi et ton médecin. C’est tout.

— Je sais.

Mais ce n’est pas le problème. Peu importe que les gens sachent, ce que Swann voit, ce qu’iel entend, ce qu’iel comprend, tout le touche et le frappe. L’angoisse passe sous sa peau comme une nuée d’insectes démultipliée.

Et quand iel se presse contre lui, même si c’est faux, s’il sait objectivement que les autres ont tort, quand iel a le nez contre sa peau si fine…

— Ce n’est pas le problème.

Il a soif contre Landry, et Landry n’est pas une poche de sang de 400 millilitres dont l'hôpital lui a gracieusement fait don.

— J’ai…

Ça se bloque dans sa gorge. Il faut qu’il comprenne tout seul, iel ne peut pas lui demander ça. C’est trop.

— Tu veux boire ?

Oui, ça tient en trois lettres. Iel a juste à pousser un peu sur ses lèvres pour le dire. Mais s’iel ouvre la bouche, c’est tout le contenu de son corps qui va s’échapper. Ses organes vont se répandre sur le sol, éparpillés dans une mare de regrets.

— C’est pas grave, Landry insiste, tout doux. Ça me dérange pas.

Bien sûr que ça ne le dérange pas.

— Pardon.

Il faudra que quelqu’un lui dise, un jour, qu’il est trop gentil. Qu’on ne peut pas l’être autant dans un monde qui s’est effondré. Que c’est pire, parfois. Quand Landry prend le beau rôle, Swann se sent comme le méchant de l’histoire.

— Non.

La voix du médecin se raffermit.

— T’excuse pas pour ça. Jamais.

— C’est pas normal.

— On s’en fout.

Ses doigts d’araignée s’enroulent autour de ses joues.

— Qu’est-ce qui est normal aujourd’hui ? Rien. On boit de l’eau de pluie, les papillons bouffent des gens et on profite du soleil cinq heures par jour à tout casser. La moitié du pays est plus habitable, Swann.

Il dit ça comme si ce n’était pas tout ce qu’ils avaient connu. Mais à cinq ans près, il a sans doute vu un peu du monde que Swann devine dans les histoires qu’on lui a racontées.

— Ce mot veut plus rien dire, de toute façon. Normal, c’est…

Il se perd, secoue la tête et joint ses mains avant de reprendre les siennes.

— T’as rien fait de mal. Alors t’excuse jamais pour ça.

Il est trop sérieux, ça ne lui va pas. Il fronce les sourcils derrière ses lunettes rondes, une monture dorée bricolée un peu tordue. Un luxe que peu de gens s’autorisent. Mais Landry peut se permettre ce genre de confort, parce qu’il le fabrique lui-même. Il trifouille et répare, tapisse son paradis de petits bricolages et… et tout est bon pour ne pas penser à sa main. À son poignet doux, déjà couvert de petites cicatrices, où il descend ses doigts.

Au couteau dans sa poche.

— OK.

Iel pourrait pleurer. Ce ne serait pas la première fois.

— Tu veux boire ?

Iel inspire.

— Oui.

Iel le dit et ses organes restent dans son corps. La honte se tasse sans disparaître, mais elle libère ses poumons. Alors iel le laisse entailler son bout de peau blanche, là où le réseau de veines dessine des routes qui s'effacent. Landry appuie juste ce qu’il faut pour que le sang remonte. Ce n’est jamais trop profond. Mais son cœur s’emballe toujours quand la ligne rouge apparaît.

Iel pose ses lèvres sur le filet. C’est sucré, léger. Un goût de pêche. Il lui semble que le sang n’avait pas cette saveur, avant qu’il ne se fasse piquer.

L’autre main de Landry passe dans ses cheveux alors qu’iel boit. Si encore iel avait des dents adaptées, comme les vampires des vieux livres. Mais non. Ses canines émoussées lui feraient sans doute plus mal que la pointe du couteau.

Swann ne veut pas l’abîmer. Iel ne veut pas que Landry se sente utilisé, manipulé comme iel l’a été. Iel voudrait que la vie soit aussi délicate qu’une balade pieds nus dans l’herbe sous un jour de soleil.

— Tu me chatouilles, son compagnon rit.

Et parfois, c’est le cas. Parce que Landry glousse quand il caresse l’intérieur de son bras, même s’il se tend quand sa langue appuie trop fort sur la plaie. Landry rend son quotidien désespérément simple.

De l’eau, du sang et Landry. Son équilibre. Swann voudrait croire que c’est normal, ce liquide sirupeux qui tapisse sa bouche. Qu’iel y a droit. Son cerveau a assimilé l’idée. Mais entre ce qu’iel sait et ce qu’iel ressent, il y a un monde qu’un seul jour ne suffira pas à renverser.


Texte publié par Collectif PV, 5 octobre 2022 à 20h34
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