de Jean Paris
TW : Érotisme, alcool, drogues
— À treize ans, Camille, et fille d’un professeur de zoologie, qui plus est, tu devrais quand même savoir que les papillons sont des lépidoptères, et que les lépidoptères ne piquent pas ! asséna Horace Northrop d’un ton courroucé.
— Eh bien, à presque cinquante ans, et professeur d’université, qui plus est, tu devrais savoir qu’il y en a qui piquent, répliqua sa fille d’un ton buté. Ceux-là m’ont bel et bien piquée, que ça te plaise ou non.
Cherchant à éviter une énième altercation entre sa fille et son époux, Sabine Winter in-tervint.
— D’un point de vue sanitaire, ça va demander à être regardé de près, mais c’est en tout cas intéressant comme observation. Raconte-nous ça, Camille. Il y a beaucoup de diptères qui se déguisent en hyménoptères. Il y en a peut-être qui se déguisent en papillons, qui sait ?
— Jamais entendu parler de ça, bougonna Horace. Mais bon, décris-nous précisément ce que tu as vu.
Camille fit un effort pour prendre sur elle et faire un récit cohérent. Elle savait que son père détestait les approximations.
La famille faisait partie d’un groupe d’une quarantaine de personnes, des scientifiques et leurs assistants, qui étudiaient la géologie, la pédologie, l’hydrologie, la botanique et la zoologie d’une petite parcelle du sud de la forêt amazonienne, située un peu au nord du 20ème parallèle sud, qui avait été miraculeusement épargnée et par les missionnaires et par les chercheurs d’or, d’uranium, ou de terres à ravager. Les participants étaient pour la plupart logés dans un village de tentes dispersées dans une grande clairière autour des services communs. Les Northtrop-Winter, seule famille de l’expédition, disposaient d’une grande tente compartimentée dans une clairière annexe, un peu à l’écart du groupe principal. Avec sa végétation semi-tropicale, sa faune colorée et son climat doux, l’en-droit était paradisiaque. Jorge Templar, le Bolivien responsable en second de l’expédi-tion, l’avait surnommé El Paraiso.
Que Camille fasse partie de l’expédition était, elle en convenait en elle-même, dû à sa propre bêtise. Un copain de classe un peu amoureux d’elle avait essayé de la persuader de convaincre ses parents de la laisser participer à un camp d’été où, par un heureux hasard, lui-même se trouverait. Le coup avait failli marcher mais, par malheur pour tous les deux, Camille avait surpris Ronald faisant ce qui ressemblait fort à un peu de gringue à Sharon Kindle, la jolie fille de la classe. Du coup, elle avait accepté la proposition de ses parents de les accompagner en Amazonie, et elle s’en mordait les doigts : elle était seule de son âge dans le camp, sans aucun espoir de drague à l’horizon, et après trois jours sur place elle s’ennuyait déjà à mourir. Il en restait encore vingt-cinq à tirer…
— Voilà, dit-elle, ramenant dans son dos les cheveux blonds qu’elle avait noués en queue de cheval et attachés avec un brin de raphia. Je m’étais baignée dans la petite crique que vous avez isolée par des filets au coude de la rivière. L’eau était délicieuse. J’ai fait une longue baignade, j’avais beaucoup nagé et j’étais fatiguée. Je me suis allongée sur mon matelas pneumatique et j’ai pioncé un peu. Quand je me suis réveillée, il y avait trois papillons sur mes bras, d’adorables petits papillons de la taille des azurés de chez nous, mais d’un superbe bleu métallique. Plus riche que bleu, en fait : les couleurs de leurs ailes font penser à celles des morphos, ou aux nuances du beau zircon bleu du pendentif que vous m’avez offert. J’en ai senti d’autres dans mon dos. La sensation est étrange : ils ouvrent grand leurs ailes, posées à plat sur la peau, elles palpitent, et cette sensation de caresse, eh bien, c’est vraiment agréable. On n’a pas envie qu’ils s’envolent. Sur le coup, j’ai cru qu’ils venaient boire l’eau qui s’était prise dans mes poils – mais pas du tout : les deux que j’avais juste sous les yeux avaient leur trompe plantée dans ma peau. Ça ne me faisait pas mal, mais je suis sûre qu’ils me suçaient le sang. Un quatrième est arrivé, et j’ai clairement senti une petite piqûre dans le dos de ma main. Une douleur légère, très brève. J’ai attendu la suite. Il s’est lui aussi mis à pomper et à vibrer des ailes. L’un des premiers s’est envolé : il avait dû faire le plein. Contrairement à celle des moustiques, leur piqûre ne laisse après coup aucune douleur persistante. C’est vraiment très inoffensif. Je me sentais bien, presque un peu euphorisée, et je me suis rendormie en les laissant faire, comme si j’étais une jolie fleur dont ils suçaient le nectar. Presque flatteur, non ? Voilà, Monsieur le prof de zoologie, à toi de m’expliquer maintenant que les papillons ne piquent pas.
Perplexe, Horace Northrop fourragea dans son épaisse barbe poivre et sel.
— Bon, au moins, c’est une observation bien documentée, mais ça me laisse bougrement indécis. Ta mère a beau n’être que botaniste – c’était une plaisanterie récurrente entre les deux époux −, son idée d’un diptère déguisé en lépidoptère n’est peut-être pas totalement idiote.
— Merci, dit Sabine, feignant de raidir sa haute silhouette brune. C’est un rare compli-ment. Je le savoure.
— À partir de maintenant, continua Horace, ne te sépare plus de ton filet à papillons et, s’ils te retombent sous la main, apporte-m’en un ou deux, s’il te plaît, que je regarde un peu ce qu’ils ont dans le ventre.
— Ça ne devrait pas être difficile ; ils ont l’air de bien m’aimer.
— C’est flatteur, je suis d’accord, dit Sabine, mais méfie-toi quand même : leur attirance pour toi tient sûrement plus de la gastronomie papillonesque que de l’affection désintéressée, et il y a le risque qu’ils propagent des maladies. Tu devrais t’abstenir de les fréquenter de trop près.
— Je ne suis pas dupe, admit Camille, tout en ajoutant mentalement : cause toujours, maman. C’était drôlement agréable, leurs caresses. Je sens que je vais aller me baigner tous les jours…
Intention qu’elle mit en pratique, allant désormais à la rivière le matin et l’après-midi. Les autres membres de l’expédition profitant peu de la baignade, elle s’autorisait le bronzage intégral, une serviette de bain protectrice à portée de main. Les papillons ne s’en plaignaient pas et la fréquentaient avec de plus en plus d’assiduité. Sous l’effet de leurs piqûres et des attouchements de leurs ailes, Camille se sentait envahie par une délicieuse torpeur, et c’était à regret qu’aux heures des repas elle reprenait le chemin du campement. Comme il lui avait été demandé, elle rapporta quelques insectes à son père. Celui-ci, quand il eut un moment de libre, les examina à la loupe binoculaire. L’hypothèse de Sabine fut immédiatement confirmée.
— Ce sont bien des diptères, annonça-t-il durant le dîner. Ce qui semble être une aile an-térieure et une aile postérieure n’est en fait qu’une seule aile divisée en deux lobes, et elle est accompagnée du balancier dérivé de l’aile postérieure caractéristique des diptères – une superbe invention de l’évolution, soit dit en passant, mais ça c’est une autre histoire. Quant à l’appareil buccal, c’est un faisceau de stylets semblable à celui qui forme la trompe des moustiques, accompagné de glandes salivaires remarquablement développées. Ces insectes, ou du moins leurs femelles, ne se nourris-sent pas seulement du suc des fleurs, mais aspirent le sang de leurs victimes. Lesquelles, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil perplexe à sa fille, semblent étonnamment consen-tantes.
— Passé le minuscule coup d’épingle initial, leurs piqûres, comme je vous l’ai dit, ne sont pas douloureuses du tout, et les caresses de leurs ailes ont un effet calmant. J’avais tendance à être un peu crispée ces derniers temps ; ces papillons m’apaisent ; ils me font du bien. Comment appelle-t-on ça, déjà, dans les EHPAD ? De la câlinothérapie ?
Ses parents sourirent, mais leur inquiétude était palpable.
— N’en abuse pas, quand même, répéta Sabine. On ne sait pas encore quel peut être le revers de la médaille, mais il y en a sûrement un. Tu devrais installer une moustiquaire.
Camille frémit intérieurement à cette perspective.
— Ils pompent du sang, c’est sûr, dit-elle. On voit leur abdomen se dilater et prendre une teinte rosée. Mais ils sont tellement petits que c’est un prélèvement minuscule. Quand ils s’en vont, on ne sent aucune démangeaison, et la piqûre ne s’infecte pas.
— Je me demande quand même bien pourquoi ils se déguisent ainsi, reprit son père d’un ton songeur. C’est probablement du mimétisme batésien, mais si c’est ça il est totalement atypique.
— Batésien ? demanda Sabine.
— Oui, batésien, en hommage à Henry Walter Bates, compagnon d’Alfred Russell Wal-lace dans l’exploration de la forêt tropicale amazonienne, qui a développé cette idée dans les années 1860. Vous savez pourquoi les guêpes portent cette livrée noire et jaune si voyante ?
— Oui, bien sûr. Ce sont des couleurs d’alerte : attention, je pique ! L’animal qui s’y est frotté une fois retient la leçon et laisse les guêpes tranquilles.
— C’est même devenu inné, compléta Horace. La plupart des oiseaux, par exemple, sauf ceux qui en font leur ordinaire, ne toucheront pas aux guêpes même s’ils n’ont jamais été piqués. Les animaux dont la consommation est dangereuse ou qui ont mauvais goût prennent soin de le faire savoir, en général par un bariolage très contrasté de noir sur fond jaune ou rouge, ou vice versa. C’est ce que nous autres zoologistes appelons des couleurs aposématiques. C’est pour ça que les coccinelles ou les grenouilles du genre Dendrobates sont si jolies. Beaucoup de diptères ont tiré parti de ce phénomène : une mouche déguisée en guêpe est incapable de piquer, mais n’en augmente pas moins ses chances de survie. C’est ce type de mimétisme qu’a identifié Henry Bates. Mais il y a deux choses étranges dans le cas de tes faux papillons. D’une part, le bleu métallique n’est pas une couleur d’alerte typique. D’autre part, pourquoi un diptère irait-il imiter un papillon ? Parce que ce papillon a très mauvais goût, ou qu’il est toxique ?
— Tu ne connais aucun autre cas ? demanda Sabine.
— Non, aucun. Ce qui s’en rapprocherait le plus serait sans doute l’ascalaphe, mais c’est un névroptère, une sorte de libellule qui se déguise en papillon, couleurs vives des ailes et longues antennes en massue comprises, alors que la plupart des libellules ont des ailes transparentes et de toutes petites antennes. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Pour tromper ses proies, des insectes qu’il attrape au vol ? Il faudra que je regarde si ça a été étudié.
Horace s’interrompit le temps d’avaler quelques bouchées de chili con carne, puis se tourna vers sa fille.
— Camille, tu n’es pas surchargée de travail en ce moment, dit-il sur un ton où il s’ef-forçait de ne laisser poindre aucune trace d’ironie. Nous tenons peut-être là quelque chose de très intéressant. Est-ce que je pourrais te confier deux missions ?
— Lesquelles ?
— La première, ce serait d’essayer de trouver le modèle de ce faux papillon, le vrai pa-pillon imité par ce diptère – évitons de les appeler des papillons, si tu veux, puisqu’ils n’en sont pas. « Azurés » porterait aussi à confusion. Pourquoi pas des « bleuets » ?
— Heuh… Les bleuets, c’est joli, comme fleur, mais ça n’a rien de métallique. Des mini-morphos ?
— Ça n’est pas très seyant.
Sabine intervint :
— C’est Camille qui les a découverts, en payant de sa personne. C’est à elle de les nom-mer.
Camille prit le temps de la réflexion.
— Pourquoi pas des zircons bleus, après tout ?
Bien qu’à moitié convaincus, ses parents acquiescèrent.
— Va pour les zircons bleus, dit Horace, au moins provisoirement. À ma connaissance, il n’existe aucun insecte de ce nom. Bon, reprenons. Mission n°1, tu te promènes avec ton filet dans des endroits fleuris et tu captures tout ce qui y ressemble et est en train de butiner. Tu trouveras sans doute les mâles de l’espèce : comme ceux des moustiques, il est probable qu’ils ont un appareil buccal de type suceur et se nourrissent de nectar. Mais dans le tas, il y aura peut-être aussi le vrai papillon qui leur a servi de modèle. Je pourrai examiner les ressemblances et différences et essayer de comprendre la raison de ce mimétisme. Ce qui, entre nous, est loin d’être gagné. Il faudrait probablement commencer par faire quelques expériences pour examiner si les oiseaux évitent de consommer ces papillons.
Cette mission qui l’éloignerait de la rivière n’enthousiasmait pas Camille, mais elle était consciente qu’elle allait devoir accepter des compromis et laissa son père continuer.
— Et ta seconde mission ?
— Eh bien, j’aimerais bien faire analyser le contenu de ces glandes salivaires dont l’in-jection produit des effets aussi inhabituels. Pour ça, il me faudrait plusieurs dizaines de femelles, probablement pas loin de cent ou deux cents.
— Deux cents ?! Mais je ne pourrai jamais attraper ça !
— Pas en une fois, bien sûr, mais ça n’est pas nécessaire. Disons que chaque jour tu essaies de m’en attraper une dizaine, avant qu’elles ne t’aient piquée, pour que leurs glandes salivaires soient pleines. Le soir, je les dissèque et je congèle les glandes dans l’azote liquide. Quand j’en aurai accumulé assez, je les confierai à Jorge, qui dispose d’un spectromètre de masse. Il devrait être capable de nous dire ce que ces bestioles nous injectent.
Cette mission-là convenait parfaitement à Camille, car elle lui valait la permission implicite de continuer à fréquenter les berges de la rivière. Elle accepta sans se faire prier.
Après le dîner, réfugiée dans sa section de la tente, couchée sur son lit de camp, elle se replongea dans un livre gentiment érotique dont ses parents n’auraient pas approuvé la lecture. Malgré tout l’intérêt qu’elle y trouvait, le sommeil ne tarda pas à s’emparer d’elle. Ses paupières s’alourdissaient. Deux fois, trois fois, elle releva la tablette qui s’a-baissait, puis, renonçant à lire, elle la posa sur le tapis de sol. Une faible lumière entrait par la petite lucarne fermée d’une moustiquaire. Le silence était presque complet, troublé seulement par le grésillement des insectes, les appels des oiseaux de nuit, et le lointain ronronnement du groupe électrogène. Couchée en chien de fusil, serrant son oreiller contre sa joue, Camille repensait à Ronald, aux baisers timides qu’ils avaient échangés, à leurs caresses furtives. Quelle idiote elle avait été de ne pas le laisser aller un peu plus loin, de ne pas au moins goûter à ces jeux interdits qui paraissaient si délicieux. Qu’aurait-elle risqué, après tout, sinon d’y trouver du plaisir ? Le malheureux visiblement n’attendait que cela, mais il avait senti sa réserve, n’avait pas voulu la braquer. Quelle idiote… Il était loin, maintenant. Elle se retourna sur le dos, puis sur le ventre, perturbée. La fatigue finalement l’emporta. Elle s’endormit, enlaçant son oreiller. La lune tourna, finit par éclairer le lit de camp. À contre-jour, Camille distingua une grande silhouette sombre, celle d’un immense papillon dont les ailes entrouvertes battaient doucement. Les parois de la tente avaient disparu. Elle était en pleine campagne, parmi les fleurs et les bosquets. Elle se dressa sur les genoux. Le papillon, comme en une parade nuptiale, semblait danser devant elle, se baissant et se redressant, dépliant et repliant ses antennes, les ailes tremblantes, la trompe à demi déroulée. Elle se leva. Le papillon lui tourna le dos, émettant un doux ronronnement, se dressa sur ses pattes avant, l’extrémité du ventre contre terre, comme l’invitant à le chevaucher. Elle s’approcha, caressa le duvet qui lui couvrait l’abdomen. Il était doux et légèrement tiède sous sa main. Se décidant, elle enfourcha l’insecte géant dont le corps vibrait sous elle. Couchée sur lui, elle saisit l’avant du thorax, s’arrima solidement des bras et des jam-bes. Le battement des ailes s’amplifia. Elle ferma les yeux, la joue posée sur la nuque velue de sa monture. Le monde se balança. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, ils étaient en l’air, au-dessus de la forêt obscure. Des lucioles les accompagnaient. Serrant fermement les cuisses, elle se redressa, les mains posées sur le thorax de l’animal, admirant le paysage nocturne où serpentaient les méandres clairs des cours d’eau, le ciel étoilé, la lune. Le papillon volait doucement, de çà, de là, la berçant. Le long T-shirt gris qui lui tenait lieu de chemise de nuit la gênait. Elle le fit passer par-dessus sa tête, l’abandonnant aux airs. La peau frôlée par des courants d’air tiède, elle se pressa à nou-veau contre le dos de l’insecte géant, la poitrine blottie contre la cuticule légèrement du-veteuse du thorax. Elle sentait résonner en elle le battement des grands muscles alaires. Elle s’abandonna à leur rythme, comme elle l’aurait fait sur une piste de danse, l’insecte et elle ne faisant plus qu’un seul être hybride. Les antennes du papillon se recourbèrent vers l’arrière, lui caressant les omoplates, descendant vers ses reins. La trompe à son tour se déroula, l’explorant, glissant sur sa peau légèrement embuée de sueur, la palpant, multipliant les attouchements. Pour mieux se laisser parcourir, elle se redressa, serrant les genoux, tel un paladin chevauchant son destrier. Palpitante, la trompe se lova contre elle, l’enlaça. Elle perdit le sens du temps.
Lorsqu’elle s’éveilla, la lucarne de la tente commençait à s’éclaircir. Elle se sentait per-due. En tête lui passaient, comme des nuages qui s’effilochent, de vagues souvenirs d’un rêve extraordinaire dont ne lui revenaient plus que des images confuses. Son T-shirt gisait en bouchon au pied du lit de camp. Quand diable l’avait-elle retiré ? Songeuse, elle en passa un autre, enfila un short et des socquettes. Malgré une longue nuit de sommeil, elle se sentait alanguie, peu désireuse de se réveiller entièrement, cherchant à repartir dans ce rêve évanoui. Se recouchant, elle resta en chien de fusil sur le lit jusqu’à l’heure du petit-déjeuner. Dans un geste infantile, elle mordillait l’articulation de son pouce.
— Camille m’inquiète, dit Sabine à son mari pendant qu’ils terminaient la vaisselle du petit-déjeuner dominical. Elle passe de plus en plus de temps près de la rivière avec ses fichus zircons. Elle emporte sa tablette et prétend qu’elle lit ou travaille, mais j’ai de sé-rieux doutes. Elle a accepté qu’on installe une moustiquaire, mais hier, lorsque je suis allée faire un tour à la rivière, elle était allongée sur le ventre sur son matelas pneumatique, à l’extérieur de la moustiquaire, semblant dormir, et une quinzaine de ces insectes étaient posés sur son dos et ses jambes. Et quand elle revient, elle est toute languissante et semble perdue dans les nuages. Il faut qu’on mette fin à cette histoire, ou elle risque de se renfermer complètement sur elle-même.
— Je suis de cet avis moi aussi, dit Horace, mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Si on lui interdit ce plaisir, je vois venir une grosse crise de rébellion.
— On n’a pas trop le choix, non ? Il va falloir se blinder et l’affronter.
— Oui, mais j’aimerais d’abord avoir le résultat des analyses de Jorge. Je pense – je crains, en fait – qu’elles ne constituent un argument majeur qui nous aidera à lui faire avaler la pilule.
Sabine haussa un sourcil inquiet.
— Tu peux m’en dire plus ?
— Je préfèrerais attendre les résultats définitifs, que Jorge m’a promis pour ce matin. Je vous les donnerai ce midi à table, de la façon la plus neutre possible. Camille devrait d’elle-même en tirer les conclusions.
— Tu m’inquiètes de plus en plus. Un truc très embêtant ?
— Si la première impression de Jorge se confirme, oui, c’est embêtant, mais pas non plus irrémédiable. Mais je préfère avoir ses conclusions définitives avant de vous en parler, pour ne pas risquer de déclencher tout un tintouin pour des craintes peut-être injustifiées.
— Tu ne veux pas m’en dire plus ?
— Pas pour l’instant, Sabine, s’il te plaît. Je préfère être absolument sûr.
Son épouse l’embrassa.
— Je te fais confiance, Horace. Quoi que ce soit, on l’affrontera.
Jorge arriva en fin de matinée, et Horace et lui s’isolèrent dans un coin de la clairière, leurs tablettes à la main. De l’entrée de la tente où elle commençait la préparation du repas, Sabine pouvait voir les deux hommes comparer leurs notes, échanger leurs impressions, Horace se gratter la tête et passer la main à plusieurs reprises dans sa barbe. Jorge se leva et partit. Horace resta un temps assis, visiblement en pleine réflexion, puis retourna à la tente. Sans un mot, il sortit la table de camping et entreprit de mettre le couvert, puis les verres et glaçons pour l’apéritif.
— Alors, lui demanda Sabine. C’est ce que tu craignais ?
— Oui, c’est que je craignais, hélas. Mais on devrait pouvoir s’en tirer. Je vous explique tout ça dans dix minutes.
Camille revint de la rivière à temps pour aider ses parents à terminer la préparation du déjeuner.
— J’ai les résultats de Jorge, lui dit son père tandis qu’il tranchait le pain. C’est un peu préoccupant. On en discutera mieux devant un apéritif.
Camille se raidit intérieurement. Tous trois s’installèrent à l’ombre de l’auvent de la tente. L’apéritif habituel du dimanche midi était un gin-tonic, sans gin pour Camille, accompagné d’olives vertes. Scène muette. Horace répartit des glaçons dans les verres, ajouta un peu de gin dans celui de Sabine et le sien, puis versa le tonic. Ceci fait, il reprit la bouteille de gin et en inclina le goulot vers le verre de Camille, l’interrogeant des yeux. Sabine regarda son époux avec inquiétude. Consciente que quelque chose de grave était en train de se jouer, Camille, appréhensive, accepta d’un hochement de tête. Horace versa une petite dose de gin dans son verre, reposa la bouteille et en revissa le bouchon métallique. Tous trois trinquèrent sans un mot, les deux femmes laissant à leur père et époux le temps de choisir ses mots. Horace but une gorgée et reposa son verre.
— Bon, ce que j’ai à vous dire n’est pas facile.
Il se racla la gorge.
— Jorge m’a apporté le résultat de ses analyses sur le contenu des glandes salivaires des zircons. Comme prévu, elles contiennent des vasodilatateurs et des anticoagulants : c’est ce qui va permettre à l’insecte d’activer l’afflux de sang et de se goinfrer tranquille-ment. Jusque-là, rien que nous ne connaissions déjà chez d’autres hématophages. Et une bonne nouvelle, mais celle-là c’est à José Sanchez que nous la devons, la salive semble ne contenir ni virus, ni bactéries, ni protozoaires.
Sabine et sa fille poussèrent un soupir de soulagement.
— C’est ce qui m’inquiétait le plus, murmura Sabine…
Camille, sans rien dire, se relaxa visiblement.
— La suite, malheureusement, est plus ennuyeuse, continua Horace. C’est la raison pour laquelle ces piqûres ne sont pas douloureuses et même, selon ce que nous dit Camille, procurent un sentiment de bien-être. L’analyse en spectro de masse indique la présence de deux, voire trois substances dont la structure chimique s’apparente à celle de l’héroïne.
Le silence qui s’abattit était lourd. Camille regarda dans les yeux son père, sa mère, puis à nouveau son père. Les pupilles de Sabine étaient contractées par l’inquiétude. Le regard d’Horace était affectueux, mais profondément préoccupé. Il appelait muettement sa fille à peser les implications de cette information.
— Cela explique certainement pourquoi ces piqûres ont un effet euphorisant, continua-t-il.
Un silence, puis il ajouta :
— Et pourquoi elles sont addictives.
Camille encaissa le coup, mais ne protesta pas. La situation était trop évidente.
— L’addiction à l’héroïne est très difficile à sevrer, continua Horace. Nous allons nous procurer les molécules nécessaires. Une fois ces produits reçus, tu comprendras, Camille, qu’il te faudra renoncer aux zircons.
Son père la regardait sérieusement dans les yeux. Camille baissa les siens.
— Je comprends… murmura-t-elle.
Elle posa son front sur ses deux poings fermés, puis releva la tête et regarda tour à tour ses deux parents.
— C’est une nouvelle très difficile à avaler, dit-elle. J’ai besoin d’être seule. Est-ce que vous me permettez de sauter le déjeuner ?
Horace hocha la tête. Sabine se leva et entoura de ses bras les épaules de sa fille. Celle-ci mit les paumes de ses mains sur ses yeux pour cacher ses larmes, se leva, embrassa vivement sa mère sur la joue et se retira dans la tente. Tout appétit disparu, ses parents restèrent un long moment silencieux.
— Que va-t-elle faire ? finit par demander Sabine.
— Je ne sais pas. Ces addictions sont horriblement difficiles à juguler. Inutile, en tout cas, de la tarabuster tant que nous n’avons pas de produit de substitution. Ce serait complètement contre-productif.
— On la laisse retourner à ses zircons ?
— Oui, on la laisse. Elle va avoir besoin d’énormément de courage pour accepter de s’en détacher. Il faut qu’elle nous sente à ses côtés. Pas contre elle. Pour l’instant, elle n’est pas en mesure de prendre une décision.
— Je n’ai plus faim, dit Sabine après un silence.
— Moi non plus, mais mangeons quand même un petit morceau et allons travailler. Ça ne sert à rien de se ronger les sangs.
Seule dans la tente, Camille se jeta sur son lit de camp, s’efforçant sans succès de se concentrer et d’arriver à une résolution précise. Tiraillée entre ce qu’elle savait devoir faire et l’appel auquel elle ne pouvait résister, elle tournait en rond. Finalement, n’y tenant plus, elle saisit sa serviette de bain et se dirigea vers la rivière, suivie des yeux par ses parents. L’après-midi s’écoula dans la morosité. En début de soirée, Camille réapparut et, comme il était de tradition le dimanche soir, prépara les apéritifs familiaux. Celui de ses parents était une sorte de kir maison, d’une belle couleur céladon, composé de vin blanc, de mandarine, d’un peu de gin, d’un trait de curaçao bleu et de quelques gouttes d’angustura. Camille s’en tenait à un Martini sans alcool rafraîchi par deux gros glaçons. La famille se réinstalla sous l’auvent, chacun faisant de son mieux pour détendre l’atmosphère ; les mots « papillon » et « zircon », toutefois, étaient tacitement bannis de la conversation. Camille tendit son verre à son père pour qu’il y verse un peu de gin. Horace obtempéra sans un mot.
— Ouaf, Camille ! dit-il après avoir goûté sa boisson. Tu n’aurais pas un peu forcé sur l’angustura ?
— J’ai peut-être eu la main un peu lourde, c’est vrai, admit Camille. J’avais l’esprit ailleurs. Je ferai plus attention la prochaine fois. Il n’y aura pas de prochaine fois, songea-t-elle.
Personne ne commenta. Camille n’avait pas spécialement forcé sur l’angustura, mais elle avait additionné le kir à la mandarine d’une forte dose de somnifère, dont l’angustura masquait l’amertume. Le dîner terminé, chacun se retira dans son compartiment. Lorsqu’elle eut la certitude que ses parents étaient profondément endormis, Camille sortit du sien, vêtue de son T-shirt gris et chaussée d’espadrilles. La nuit tombant tard, il faisait encore très clair. Quittant le campement, elle entra dans la forêt en suivant la rivière. Quelques zircons s’approchèrent d’elle, qu’elle repoussa gen-timent. Elle marcha longtemps. Le vol d’insectes qui la suivait grossissait, comme s’ils devinaient son dessein. Elle atteignit une clairière que la rivière contournait, envahie de roseaux, ses bords couverts de nénuphars. Des libellules rasaient la surface de l’eau. Un zircon se posa sur ses cheveux. L’écartant, elle ôta son T-shirt et ses espadrilles, dont elle fit une petite pile. S’allongeant dans l’herbe, elle y posa sa tête, écartant les bras, les jambes allongées, les pieds croisés. Je dois ressembler à un Christ en croix, songea-t-elle. Un drôle de Christ, qui aurait sûrement attiré un autre type de disciples ! Un zircon se posa sur sa joue. C’est l’heure, murmura-t-elle. C’est à vous de jouer, maintenant, je vous attends… Une petite piqûre sur la joue. La sensation de pattes se posant sur son abdomen, puis une petite piqûre là aussi. Une au flanc. Une au sein. Une sur la cuisse. Les piqûres n’étaient pas agréables, mais la douleur était légère et fugace. Les ailes vibraient en effleurant sa peau. Peu à peu, le sentiment familier d’euphorie la gagnait, mêlé à un début d’endormissement. Elle ne connaîtrait jamais les joies de l’amour partagé avec un autre être humain, songea-t-elle, mais cela pouvait-il être meilleur que le bonheur serein qui, peu à peu, l’envahissait ? Son corps désormais disparaissait sous les zircons, toute l’étendue de sa peau frémissant sous les caresses de leurs ailes. Qui aurait pénétré à cet instant dans la clairière l’aurait crue vêtue de la tête aux pieds de milliers d’écailles mouvantes, chatoyantes, étincelant de bleu moiré de vert. Camille perdait conscience. S’agitant faiblement, elle dérangeait quelques zircons, qui se reposaient aussitôt. Elle eut un dernier sursaut de lucidité. Ils se repaissent de moi, songea-t-elle. Mais c’est moi qui l’ai voulu. Et même maintenant, quand peut-être je pourrais encore m’échapper, eh bien je ne veux pas m’échapper, je veux me donner à eux plus encore, et connaître plus encore, et jusqu’à la fin, ce plaisir immense qu’ils distillent. Elle ferma les yeux. Son esprit vacilla. Dans un rêve, elle se revit chevauchant le papillon géant, le sentant vrombir entre ses cuisses serrées, se laissant frôler par les antennes, enlacer par la trompe. Elle atteignait au bonheur parfait. L’odeur des fleurs fut la dernière sensation extérieure qui lui parvint avant que sa conscience ne s’éteignît.
Quand les gens du camp la trouvèrent, sa peau couleur de cire collait à ses os. Ses côtes et ses pommettes saillaient ; sous ses paupières closes, ses yeux étaient profondément enfoncés dans leurs orbites. Ses muscles semblaient avoir fondu, mais sur ses lèvres amincies flottait un sourire extatique. Chassant quelques zircons attardés, les sauveteurs la mirent sur un brancard et posèrent sur elle une couverture. Dans sa main droite, Camille serrait un petit papier, que l’un d’eux déplia. Elle y avait écrit ces simples mots : « et mourir de plaisir… »
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