De Elena Platero
TW : Nourriture, drogues
Je suis bien enfoncé dans le fauteuil du salon. À côté de moi, ma mère n’arrête pas de parler. Elle reproche à mon père de partir encore une fois en déplacement professionnel. Tante Marie-Ange essaye de la raisonner. Elle lui dit qu’il faut bien que Paul travaille. Puis, ma mère reproche à ma tante de prendre le parti de papa. La voilà repartie dans ses mélodrames.
Le goûter avait pourtant bien commencé. Ma mère était de bonne humeur car ma tante, sa sœur jumelle chérie, vient d’arriver de Chine où elle a vécu quelques années. Elle va rester habiter avec nous. Quand j’ai appris ça, je me suis dit « Super ! Elle va pouvoir tenir compagnie à maman. »
En plus, elle est sympa. Elle essaye pas trop de me faire parler, de me tirer les vers du nez pour savoir comment ça a été au lycée et si j’ai une petite copine et toutes ces conneries. C’est ma vie privée. Ma mère, elle supporte pas que je ne lui raconte rien. Elle dit que je ne l’aime pas, que je ne veux pas être son ami. Et justement, je ne veux pas être son pote. Elle a mon père pour ça. Et maintenant sa sœur. Sa sœur jumelle en plus. Elles devraient bien s’entendre.
Le truc, c’est qu’elles aussi, elles s’engueulent de plus en plus fréquemment. Pour des sœurs jumelles, elles sont vraiment différentes. Pas du tout le même caractère. Maman est hyperfusionnelle et tante Marie-Ange est super indépendante. Ma mère ne supporte pas ça.
Et donc, là, ma mère s’énerve sur mon père et sur tante Marie-Ange pendant que je regarde le cadeau que m’a fait grand-mère avant de partir en maison de retraite. C’est un gros cube blanc transparent. Dedans, il y a un papillon fossile. Tout blanc aussi.
— Alors Alexandre ! Tu pourrais dire quelque chose !
Merde, je suis repéré. Moi qui pensais être devenu invisible comme les lézards, habillé tout en noir, fondu dans le canapé noir. C’est raté. Je regarde ma mère d’un œil. L’autre est caché par ma mèche de cheveux. Dommage qu’elle ne puisse pas me cacher tout le visage. Dommage qu’elle ne puisse pas me rendre vraiment invisible.
— À propos de quoi ?
— Mais de ton père, s’énerve maman !
— Ben, faut bien que quelqu’un travaille, je dis un peu au hasard.
Mauvaise réponse. Ma mère a une tête comme si elle allait définitivement péter un câble.
— Et c’est quoi ce truc que tu tripotes, là ? Elle m’arrache le cube des mains.
— Non !! je crie.
Le cube tombe par terre et se brise.
Merde ! C’était un cadeau de grand-mère. Merde, merde, merde !
Je suis vraiment furieux. Elle me rend dingue. J’emmerdais personne. Je les laissais à leurs petites discussions d’adultes à la con et elle vient me faire chier, justement parce que je les laisse tranquilles.
— Quand est-ce qu’elle t’a donné ça ?
— Merdeeeeee !
Et là, mon père se décide à intervenir.
— Ne parle pas comme ça à ta mère !
— Ah, ouais ! Eh ben, ne pars pas en déplacement ! Pratique pour toi, non ?
Ma mère se calme, comme par hasard. Elle essaye de me caresser les cheveux. Je vire sa main et je me baisse pour ramasser les morceaux. Le papillon n’est pas cassé. Il y a à peine une toute petite couche de pierre qui le protège. Mais ma mère est plus rapide que moi. Elle ramasse le papillon et les bouts de pierre.
— Je vais le recoller, elle essaye de me rassurer.
— Non, c’est bon, je vais le faire.
Je tends la main pour récupérer les morceaux. C’est surtout le papillon que je veux. Ma mère ne me laisse pas faire.
— Je vais recoller les morceaux, promis mon chéri.
— Fait chier ! je lui sors et je monte dans ma chambre.
J’entends tante Marie-Ange dire :
— Je sors faire un tour. À plus tard.
La maligne. C’est la débandade totale. Tout le monde se casse. Le plus malin, c’est surtout mon père. Pas question de descendre lui dire au revoir.
Il va falloir que j’aille voir grand-mère pour qu’elle me dise ce que je peux faire à propos du papillon. Merde. Elle qui avait confiance en moi. Elle aurait dû me dire de planquer le cube. J’aurais dû y penser tout seul d’ailleurs.
Résidence des Peupliers Célestes. C’est comme ça que s’appelle la maison de retraite de grand-mère. On les prépare au soi-disant paradis, tous ces petits vieux. Un paradis puant. Ça pue dans les couloirs. Une odeur de vieux pas lavés. Une odeur de pré-mort. Ça doit pas lui faire plaisir à grand-mère. Elle qui aime être bien habillée, maquillée et parfumée, ça doit pas être la joie. Au moins, elle a une chambre individuelle.
— Bonjour grand-mère, je lui dis.
Et je lui fais un bisou. Elle aussi, elle sent le vieux pré-mort. J’espère qu’elle ne va pas mourir tout de suite. Grand-mère est assise sur une chaise à son petit bureau. Je m’assieds sur le lit, en face d’elle. Elle est habillée tout en turquoise, sa couleur préférée. Le maquillage aussi. Mais il est mal appliqué. Et sa robe est toute froissée et de travers. Vive le pré-paradis. On s’en occupe vachement bien des petits vieux.
— Comment ça va ? je lui demande très sérieusement.
— Ça peut aller. Ça pue un peu dans les couloirs, mais ça va.
Je ris et puis je passe ma mèche derrière mon oreille.
— Grand-mère, j’ai un problème. Le papillon. Maman a cassé le cube.
— Tu l’as ramené ici ? elle me demande, super inquiète.
— Non, maman a pris les morceaux. Elle a dit qu’elle allait le recoller.
— Merde !
Je suis choqué. Ma grand-mère ne dit jamais de gros mots.
— Grand-mère. C’est si grave ?
— C’est à toi que je l’avais confié, elle me répond. C’est un très vieux papillon. Un de nos ancêtres que j’ai récupéré d’un tueur de papillons.
Un papillon, un de nos ancêtres !! Je crois bien que grand-mère débloque un peu. Mes parents ont peut-être bien fait de la mettre en maison de retraite, finalement.
— Le cube est passé de génération en génération, elle ajoute, de parent à enfants, comme avertissement de ce qui risque de t’arriver si tu ne fais pas attention.
— Tu aurais pu le donner à maman ou à tante Marie-Ange ?
— Ta tante était en Chine ! elle s’exclame.
Grand-mère postillonne carrément. Je ne l’avais jamais vue aussi agitée. Elle déteste la Chine depuis toujours et ne supporte pas ma tante.
— C’est le berceau des tueurs de papillons, elle m’explique. Et fais attention à ta tante Marie-Ange. Ce n’est pas pour rien qu’elle est allée en Chine !
Grand-mère est scandalisée. Je ne réponds rien. Je ne sais plus quoi dire. Je regarde un peu autour de moi. Je réalise qu’il y a des papillons accrochés aux murs et au plafond. Il y en a sur le petit bureau. Il y en a sur la couette de son lit. Il y en a sur sa robe et même dans ses cheveux. Je n’avais pas remarqué tout ça en arrivant.
— C’est quoi tous ces papillons ? je lui demande. Y’a personne qui fait le ménage ici ?
— Laisse mes papillons tranquilles !
Grand-mère est vraiment de très mauvaise humeur.
— Personne ne va me les enlever. Ce sont mes enfants, mes subalternes, mes parasites. Ils m’obéissent.
Elle délire trop. Elle a peut-être de l’Alzheimer ? Ou bien elle veut me faire peur, comme quand j’étais petit. Je crois que je vais appeler une infirmière. Alors je me lève. Mais elle me rappelle.
— Alexandre. Je ne suis pas folle. Il faut que tu fasses attention. Je n’ai pas pu m’occuper de ta mère. Tout lui apprendre. Elle a commencé sa transition.
Grand-mère se met à pleurer.
— Il faudra que toi aussi tu fasses attention quand tu auras très faim, elle me dit entre deux sanglots. Ne pas tout manger d’un coup… Je suis fatiguée. Reviens me voir demain. Toi au moins, je pourrai te préparer.
Grand-mère continue dans cette veine. Elle monologue. Elle a oublié ma présence. Je me lève et je sors. Je n’appelle pas l’infirmière mais je devrai parler à maman de comment on traite grand-mère dans cette résidence.
Pour me changer les idées, je décide de marcher pour rentrer à la maison au lieu de prendre le bus. Je tourne dans une petite rue et je vois tante Marie-Ange sortir d’un magasin. Elle marche super vite. Je pense à l’appeler mais elle est déjà loin. J’arrive devant la porte d’où elle est sortie. C’est un magasin de jeux vidéo un peu miteux. Les vitrines sont tapissées de vieilles affiches poussiéreuses de jeux des années 80 et même plus vieux encore. En bas de la vitrine, il y a des figurines de personnages et d’animaux. Je rentre par curiosité et aussi parce que j’ai fini tous mes jeux et que ceux qui me restent ne sont pas très amusants.
C’est tout petit là-dedans et un peu sombre. Il y a un tas de boites de jeux pêle-mêle dans des bacs. Et sur les étagères, encore des figurines. Je traine un peu. Tout au fond, dans une étagère vitrée, il y a un gros cube avec un papillon dedans. J’y crois pas ! Celui-là est transparent aussi. Mais dedans, il y a comme des nuages roses, violets et orange. Et pile au milieu, un papillon fossile rouge.
Le vendeur apparait comme par magie à côté de moi.
— Je peux vous aider ?
C’est un vieux Chinois presque de l’âge de ma grand-mère. Mais lui, il sent la poussière, pas le vieux. Je lui demande de sortir le cube de la vitrine.
— Il n’est pas à vendre, il me dit.
— Ah bon.
Le vieux me regarde avec intensité. Je ne me sens pas très à l’aise. Il fait un geste, comme s’il allait me taper sur la tête. Je me recule. Puis, il me montre son poing serré. Il l’ouvre. Dedans, un papillon tout froissé.
— Il allait se poser sur tes cheveux. C’est mauvais signe. Tu devrais partir.
— C’était pas la peine de le tuer. C’est gentil les papillons.
— Pas tous les papillons, jeune homme.
Je me dirige vers la porte. À côté de la caisse, je vois une boite de jeu vidéo avec un gros papillon jaune sur la jaquette. Il a du sang qui coule de ses crocs. Et un tas de morts entassés à ses pieds. Super kitch.
— Et c’est combien le jeu vidéo, là ?
— Il n’est pas à vendre non plus.
— En bref, vous vendez rien, quoi ?
— À certaines personnes, je ne vends rien, effectivement.
Vraiment con, ce vendeur.
— Et tante Marie-Ange, vous la connaissez ?
— Qui ça ?
— Elle est sortie de votre magasin, il y a cinq minutes.
— Personne n’est entré ni sorti d’ici depuis ce matin. Les affaires vont mal.
— Et ce jeu vidéo là ?
Je lui montre un bon vieux jeu de tuerie avec des grosses mitraillettes. Il se retourne pour regarder et je choppe vite fait le jeu des papillons. Il me dit le prix de l’autre jeu. Une petite fortune.
— OK. Merci. Et je suppose que ça ne se joue pas sur la Play.
— Non, il faut une autre console.
J’achète aussi la console. J’y laisse tout mon argent de poche et une bonne partie des sous de mon compte jeune. Soit le type est un gros menteur, soit un très bon vendeur. Soit les deux. En tout cas, il était vraiment chelou.
Je voulais aller direct chez Arthur lui montrer le jeu, mais ma mère insiste pour que je l’accompagne, tante Marie-Ange et elle, à la fête traditionnelle de la ville.
On se balade, on regarde un peu tout. Il y a des concerts de rue, des spectacles de danse folklorique et des trucs à manger. Je me prends un gros beignet à la viande qui me dégouline sur le menton. Délicieux !
Il fait déjà presque nuit. Le ciel a viré au bleu foncé. Les lampadaires se sont allumés. Ils attirent tout un tas d’insectes qui se cognent contre les ampoules. Qu’ils sont cons. Ils se brûlent mais ils foncent et foncent. Ils ne lâchent pas l’affaire. Et ils tombent raide morts. Mais il y en a toujours plus qui arrivent.
Il y a aussi des papillons qui volent vers la lumière. Mais on ne dirait pas des papillons de nuit. Ils ont des couleurs trop voyantes. Rouge, vert, orange, bleu, rose. En tout cas, ils sont plus malins que les autres insectes. Ils laissent tomber les lampadaires. Ils tournoient autour des têtes des gens comme s’ils cherchaient quelque chose. Tout le monde essaye de les chasser.
Il n’y a que maman qui ne les chasse pas. Les papillons lui tournent au-dessus de la tête comme s’ils voulaient lui tenir compagnie. Il y en a aussi deux ou trois qui me volent autour. Par contre, ils tournoient autour de tante Marie-Ange. Elle essaye de les chasser, mais ils reviennent sans pitié.
— Aie ! Je viens de me faire piquer, crie tante Marie-Ange.
Elle se gratte la main et ça saigne. Un autre papillon se pose sur son bras. Elle l’écrase du plat de la main. Ma mère est choquée.
— Mais Marie-Ange, ce pauvre papillon…
— Ce pauvre papillon m’a piquée ! Peut-être que toi, ils t’aiment bien. Mais moi, je les déteste !
— Je savais que c’était une mauvaise idée de sortir ! lui répond maman.
Ça y est, c’est reparti pour un tour. Il y a une grosse dispute qui pointe à l’horizon.
— Et comment je pouvais savoir qu’il allait y avoir une invasion d’insectes, moi ?
— Faut toujours faire comme tu veux ! J’en ai marre. Tu ne veux jamais faire ce que je veux.
— Tu ne m’aimes pas !
— Rester à la maison toute la journée par exemple ?
Ça y est, c’est parti ! Les sœurs jumelles recommencent à s’engueuler. Elles sont face à face sur le trottoir. Toutes les deux petites, mais la ressemblance s’arrête là. Tante Marie-Ange a les cheveux châtain naturel alors que ma mère se les teint en roux. Elle porte toujours du vert et du rouge pour faire ressortir la couleur. Tante Marie-Ange est mince et maman a sacrément pris de l’embonpoint. Niveau physique, le combat est déséquilibré.
Les deux sœurs se hurlent dessus. C’est trop la honte. J’ai l’impression que tout le monde nous regarde. Mais en fait, tout le monde s’en fout. Tout le monde est bourré. Merde, ma mère pousse tante Marie-Ange. Elle tombe par terre.
— Mais maman ! Arrête ! Tu nous fous la honte.
Ma mère commence à pleurer. J’aide tante Marie-Ange à se relever.
— Je crois qu’on devrait rentrer, dit ma tante.
Elles s’engueulaient tellement toutes les deux, que tante Marie-Ange ne s’est même pas rendu compte qu’elle s’est fait piquer de partout par les papillons. Ma mère ne s’est pas du tout fait piquer. C’est bizarre. Ils ne doivent pas aimer son sang. D’ailleurs, ce qui est encore plus bizarre, c’est qu’ils piquent comme des moustiques. C’est pas normal. Ça doit être à cause de la pollution et des produits chimiques. On en parlera sûrement au journal télévisé dans pas longtemps.
On rentre à la maison. Les papillons se sont calmés. Ils survolent toujours la tête de ma mère mais ils n’attaquent plus tante Marie-Ange. D’ailleurs, elle fait la gueule. Elle va direct dans sa chambre. Moi aussi, je fais genre je vais aller me coucher. Mais dès que la voie sera libre, j’irai chez Arthur essayer ce nouveau jeu.
Avec Arthur, on allume un gros spliff et on commence le jeu. Papillons vampiriques, ça s’appelle. Le titre apparait tout en rouge. Il grossit, grossit, prend toute la place sur l’écran. Et il explose. Le petit texte d’introduction en lettres jaunes sur fond rouge nous explique : ceci est une préparation à la réalité. Jouez comme si votre vie en dépendait. Vous allez apprendre à reconnaitre les papillons vampiriques humains suceurs d’énergie et leurs parasites mutants. Vous êtes le prochain héritier, le prochain chasseur de papillons vampiriques…
On est deux chasseurs dans une jungle préhistorique. On attrape les papillons au filet. Basique. Puis on passe aux montagnes, aux déserts, au Moyen-Âge, à la révolution industrielle. Un véritable cours d’histoire-géo. Au fur et à mesure, on accumule les armes. On sauve des gens qui se font attaquer par des nuées de papillons. On les transperce avec des pieux, des épées, des lances. On les tue par le feu, par la glace. On leur tranche les ailes. On les empoisonne. Un vrai délire. On les tue tous. On est trop forts.
— Je ferais un super chasseur de papillons vampirique, je dis à Arthur.
— Ouais, c’est ça. Je suis sûr que ta tante ferait une meilleure tueuse.
Il se fout de ma gueule. Je rigole. Bam, encore un de liquidé.
— Sérieux, elle y a peut-être déjà joué à ce jeu ? il ajoute.
Et là, illumination ! Elle était allée rendre le jeu. C’est pour ça qu’il était à côté de la caisse.
Mais j’ai pas le temps d’y réfléchir. Un papillon géant me saute dessus. Arthur me sauve.
— Mais, putain ! Concentre-toi ! il me crie.
Et je me concentre. On passe tous les niveaux. On en est au dernier. Pour une préparation à la réalité, elle est plutôt rapide. C’est pas un jeu très long. Quelques heures et c’est fini. On allume un autre spliff et on continue.
On arrive en ville. Les papillons ont envahi les rues. Ils volent dans tous les sens. C’est de plus en plus difficile de leur échapper et de les tuer. Il y en a toujours de nouveaux qui arrivent. Les pires, c’est les blancs. C’est les plus affamés.
On arrive enfin là où se trouve le dernier boss. En pleine ville, au bord d’une rivière pleine de détritus, il y a un temple chinois de trois étages. Avec une tour tout en haut. Les tuiles des toits sont vertes, bordées de jaune. Une nuée de papillons vole dans un ciel rouge écarlate au-dessus de la tour. On entre. Il va falloir liquider tous les papillons du temple pour arriver à l’ennemi final. Le niveau est super difficile mais on y arrive.
On est dans la pièce aux chrysalides. Il faut marcher tout doucement. Elles sont toutes connectées entre elles par des espèces de cordons ombilicaux. C’est dégueulasse. Si elles se réveillent, les papillons sortiront en masse et ce sera foutu pour nous. Et si on fait game over, on ne peut pas recommencer le jeu. Ils le disent au début. Si on commence, on doit tout finir d’un coup.
Ça y est, on a trouvé le passage pour monter dans la tour. On est tout en haut. On n’a presque plus de vie. Le papillon final est là. Tout blanc. Immense. Un tas de corps par terre autour de lui. Tous morts. Il a bien l’intention de nous faire subir le même sort.
J’ouvre tout doucement la porte de la maison. Je traverse le salon dans le noir. J’évite de justesse de me cogner contre le canapé. Je monte à l’étage et je longe le couloir sur la pointe des pieds. Je n’ai pas allumé la lumière pour ne pas me faire repérer. Je passe devant la porte de la chambre des parents. Bizarre, elle est ouverte. Je jette un coup d’œil. Ma mère n’est pas là.
Il y a une grosse forme blanche sur le lit. Je la vois à peine avec toute cette obscurité. J’éclaire le truc avec la lumière de mon portable. On dirait un gigantesque cocon coupé en deux. Il occupe toute la place sur le lit. J’entre dans la chambre et je m’approche. Je le frôle du bout des doigts.
La texture des fils blancs entrecroisés est douce et ferme. Ça ressemble aux chrysalides de chenilles de papillons vampiriques du jeu.
Mais pourquoi est-ce qu’il y a ce truc sur le lit ? Dans quel délire est-ce que ma mère est encore partie ? Et si grand-mère avait raison, finalement ? J’éclaire le reste de la chambre. Les chaussons de ma mère sont par terre, son livre sur la table de nuit et, à côté, les débris de verre brisés du cube qu’elle a cassé hier. Elle ne l’a toujours pas recollé comme elle l’avait promis. Je prends tout délicatement le papillon fossile et je le mets dans ma poche. Ma mère ne va jamais recoller le cube. Et je ne veux pas que le papillon se perde.
Je sors de la chambre. Mais je m’arrête encore une fois. Il y a de la lumière qui passe sous la porte de la chambre d’amis où dort tante Marie-Ange. Elle est encore réveillée à cette heure- ci ? Qu’est-ce qu’elles foutent les deux jumelles ? Elles sont censées dormir !
Je colle l’oreille à la porte. On entend des bruissements, comme des battements d’ailes, et des halètements et comme des gémissements. J’hésite. Est-ce que je toque pour savoir ce qui se passe ou je vais directement dans ma chambre, discrètement ? Personne ne se rendrait compte que je suis rentré tard. Mais la curiosité est plus forte que moi. En plus, je suis inquiet pour maman à cause de cette chrysalide.
Je frappe à la porte de la chambre de tante Marie-Ange. Elle n’est pas bien fermée et elle s’ouvre tout en grand. Un papillon géant est quasiment couché sur tante Marie-Ange. Ses ailes rouges ont des motifs verts et orange. Elles sont grandes ouvertes et battent tout doucement. Elles sont splendides. Sous le papillon, les pieds de tante Marie-Ange se débattent.
Je ne me sens vraiment pas bien. J’ai trop fumé de shit. Je suis en train de me taper le pire bad trip de ma vie. Mon cœur bat à cent à l’heure. J’ai le bide crispé. La bouche archi-sèche. C’est trop flippant. Je dois être en train d’halluciner.
Je m’allonge sur mon lit. Dans le noir. J’ai l’image des deux pieds de tante Marie-Ange sous le papillon imprimée dans mes rétines. Une grosse explosion de lumière passe sous ma porte. Encore une hallucination ? Il faut que je respire. Le bad trip va passer.
Je me sens tellement fatigué. J’ai mal à la tête. En plus, je me suis engueulé avec mon pote Arthur à cause du jeu. On a fait game over au tout dernier moment. On ne saura jamais comment on gagne à ce jeu de merde. C’est à cause de lui que j’ai perdu. J’aurais dû y jouer tout seul. Je crois qu’il fait semblant d’être mon pote. En fait, il ne m’aime pas tant que ça. Pareil pour ma mère et tante Marie-Ange. Ces enfoirés n’en ont rien à foutre de moi. Merde, j’ai l’impression de devenir comme ma mère. Paranoïaque. Je suis si fatigué, putain. Papa rentre demain matin, très tôt. Je suis sûr qu’il a pas ramené de colle, ce connard. Parce que maman, c’est sûr, elle n’y pensera pas.
Je me sens mal. Et je me sens gros. J’ai du bide. J’ai même pris du gras aux jambes et aux bras. Merde, je suis gros ! Énorme. Je ferme les yeux mais je n’arrive pas à m’endormir. J’ai des drôles de visions. Des fils blancs qui s’enroulent et s’enroulent à toute vitesse autour de moi. C’était quoi ce shit qu’on a fumé ? Pas possible qu’il me fasse encore de l’effet. Et j’ai chaud, de plus en plus chaud. Je ne peux plus respirer. Je suffoque. D’instinct, j’inspire un grand coup. Mon torse se gonfle, ça craque autour de moi. J’essaye de m’assoir mais je me retrouve sur le ventre.
J’ai des ailes. J’essaye de les déployer, mais elles sont toutes froissées. Je les agite tout doucement pour les lisser. Peu à peu, elles s’étendent. Elles sont énormes, presque la largeur de la chambre, toutes noires avec des motifs argentés. Si belles. Et j’ai faim.
Papa est dans le salon avec sa petite valise à roulettes à côté de lui. Il vient de rentrer. Super ! Il crie quand il me voit. Je vole vers lui pour le prendre dans mes bras. Je n’ai pas de bras. Alors, j’ouvre la bouche pour l’embrasser. Je n’ai pas de bouche. Une onde d’énergie couleur miel ondule autour de papa. Je l’aspire par ma trompe. Je me sens mieux. Mais papa tombe par terre. Il ne crie plus. Il ne bouge plus. J’ai encore faim.
Un tas de petits papillons volent autour de moi. Ce sont des petits suceurs qui ne sont pas arrivés à maturité. Mes parasites. Je leur donne un peu de l’énergie que j’ai dévorée et ils se tiennent tranquilles. J’ai tellement faim que je veux sortir trouver plus de nourriture. Mais il va bientôt faire jour.
La porte d’entrée s’ouvre. J’immobilise mes ailes. Tous mes papillons se posent sur les murs, le plafond et les meubles. Dans l’encadrement de la porte, je ne vois que les arbres du jardin et un bout de ciel qui commence à s’éclaircir. Je m’approche tout doucement. Mes papillons se tiennent tranquilles.
Un gros cube transparent tombe par terre dans le salon, comme une grenade. Mes papillons décollent des murs et des meubles. Le cube s’est ouvert en deux. Il brille si fort que mes papillons sont irrésistiblement attirés. Le cube les aspire tous. Je fonce vers la porte pour attraper le chasseur de papillon, planqué là dehors. Un autre cube tombe à mes pieds. Il s’ouvre. Je veux résister à l’attraction de la lumière. Je veux faire demi-tour mais j’ai du mal à manœuvrer mes ailes dans le salon. Je ne peux pas m’envoler. Je fonce vers la lumière du cube et je tombe.
Le vieux chasseur de papillons est fatigué. Il a terminé la dernière mission de sa carrière. Il ramasse les deux cubes. L’un est moucheté de centaines de minuscules papillons. À l’intérieur de l’autre cube, de magnifiques nuages de nuances de noir tourbillonnent comme des traits au pinceau autour d’un papillon noir aux motifs argentés. Il en a terminé avec cette famille. Il les met dans son sac avec le cube turquoise de la grand-mère et le cube aux nuances de vert, d’orange et de rouge de la mère. Il donne les clés de sa boutique à tante Marie-Ange.
LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
2892 histoires publiées 1296 membres inscrits Notre membre le plus récent est Stéphanie DB |