Ça y est, l'heure est enfin arrivée.
Trois mois après la disparition de son père, suite à des semaines d'entraînements, Hiraeon s'apprête à fouler pour la première fois le sol instable des Abysses.
Rattaché au corps expéditionnaire du Sanctum, puisqu'il n'a pas encore été affecté à une caserne particulière ni à un corps d'armée spécifique, le brun se retrouve dans une brigade composée exclusivement de daeva parmi lesquels des hommes et des femmes dans son cas. C'est à dire des bleus fraîchement formés, ou des soldats qui étaient en faction dans des régions tranquilles d'Elysea où les seules menaces sont des kobolds dukakis ou des Lépharistes un peu trop zélés.
Ils n'ont pas eu beaucoup d'informations quant à la mission, les risques, leur rôles précis ni même la destination. Nul besoin de préciser que cela laisse planer doutes, peur, stress et autres sentiments négatifs de façon palpable, pesante.
Du peu que Hiraeon a entendu en prêtant une oreille aux conversations de ses compagnons en armes, ce n'est pas habituel que des soldats comme eux - même daeva - soient appelés dans les abysses où l'ennemi est bien plus agressif, déterminé et sans pitié.
Alors qu'est-ce qu'ils font ici ?
S'est-il passé quelque chose de grave au point que les autorités aient dû piocher des renforts dans les réservistes ?
Puisque aucune de ces questions ne peuvent avoir de réponse et parce qu'ils sont en rang à attendre de pouvoir emprunter le portail abyssal, Hiraeon en profite pour observer les alentours d'un œil curieux et émerveillé.
L'endroit où sa brigade et lui se trouvent, à la citadelle de Verteron, est très particulier sur les plans géographiques et géologiques. En effet, la ville fortifiée se dresse au sommet d'une dune qui domine une plaine sablonneuse donnant sur l'océan et est entourée de falaises. Il a entendu un camarade raconter que, après le cataclysme, les eaux se sont brusquement retirées et, depuis, les marées rythment le quotidien des habitants de la ville.
Ce cycle aqueux se remarque d'ailleurs rapidement aux mares, étangs voire lacs qui se forment lorsque l'eau se retire.
Les gigantesques falaises qui entourent la plaine sont quant à elles parsemées d'énormes coquillages fossilisés, traces d'antiques mollusques aux dimensions titanesques, étant aujourd'hui des perchoirs qui pullulent de toutes sortes d'oiseaux colorés.
Mais le plus impressionnant est cet énorme formation rocheuse qui flotte au-dessus de la ville avec d'autres débris plus petits et, au centre de celle-ci, un portail abyssal concentrique - assez grand pour y faire entrer une maison voire deux - dont la lueur bleue colore la pierre alentour d'un halo qui sublime la végétation qui s'y hasarde.
C'est ce portail qu'ils vont franchir dans quelques minutes pour se rendre dans les abysses. Là, à plusieurs dizaines de mètres du sol.
— C'est la première fois que tu vois Verteron ? demande le soldat qui se tient aux côtés de Hiraeon.
Ce dernier se tourne vers la personne qui l'aborde et le dévisage pendant un court instant.
Un homme qui doit mesurer un bon mètre quatre-vingt, élancé, des cheveux châtains fins plaqués en arrière, une peau légèrement plus bronzée que la moyenne élyséenne, de grands yeux d'une teinte acajou qui semblent froids, sentiment appuyé par les traits légèrement ridés et ses sourcils arqués mais aussi son nez aquilin.
Son armure de cuir d'un vert très foncé est surmontée de renforts tirant sur le noir. Il tient son arc dans la main droite, un objet qui lui semble très travaillé et décoré. Hiraeon en conclut qu'il doit être un rôdeur, l'une des huit voies martiales qu'un daeva choisit et suivra tout au long de sa vie.
Il est généralement très facile de savoir quelle voie a embrassé un daeva en voyant l'arme qu'il porte et l'ancien garçon de ferme ne fait pas exception. Une longue hampe métallique surmontée d'une imposante lame en forme de hache, une pointe de fer et une lame plus petite et courbée opposée au fer de hache : une hallebarde. Hiraeon est un gladiateur, un guerrier qui brille lorsqu'il se retrouve en plein milieu d'une mêlée et peut faire des ravages dans les rangs ennemis avec ses attaques circulaires ou encore en duel grâce à l'allonge de son arme.
— Oui, pourquoi ? Ça se voit tant que ça ? répond le brun.
Un fin sourire en coin s'affiche sur le visage de son interlocuteur.
— Ha ! Vu comment tu regardes tout autour de toi, bouche-bée, ce n'est pas difficile à comprendre. Attends, laisse-moi deviner... Tu devais être bûcheron à Eltnen ! Non, attends...
Le rôdeur plisse les yeux en se grattant sous son menton rasé de près avec l'index.
— Garçon de ferme à Poeta !
Hiraeon fronce dans un premier temps puis acquiesce.
— Ne le prends pas mal, j'étais chasseur à Heiron, je n'avais jamais vu beaucoup de pays non plus avant de m'enrôler. Je sais ce que c'est.
Le regard vide de son interlocuteur fait comprendre à l'archer qu'il ne doit avoir aucune idée de ce qu'est "Heiron" et cela agrandit son sourire.
— Au fait, moi c'est Cirdian, enchaîne-t-il en tendant la main.
— Hiraeon, se présente en retour le gladiateur qui serre la main de sa nouvelle connaissance.
— Ravi de faire ta connaissance.
— Enchanté aussi, par contre...
— Oui ?
— Je ne savais pas que les chasseurs de gibiers étaient aussi polis et maniérés, je serai prêt à parier que tu aimes boire du thé l'après-midi en levant le petit doigt, lance le brun pour le taquiner en retour.
— Haha merde, t'es pas mauvais à ce petit jeu !
Les deux hommes échangent un bref rire coupé par le haussement de ton d'un officier.
— Soldats, on décolle !
A ces mots, tout le monde se tait et les visages se crispent quelque peu : il est l'heure.
Tous les daeva prennent bien appui sur leurs jambes, se fléchissent un peu puis se concentrent pour matérialiser leurs ailes éthériques d'un plumage blanc immaculé aux reflets argentés dans lequel luisent les rayons du soleil. Au bout de quelques secondes, tous poussent sur leurs pieds et s'envolent en direction du portail.
Après une cinquantaine ou une soixantaine de mètres d'ascension, les voilà face à cette grande porte magique qu'il leur faut traverser.
Rang après rang, les soldats s'engouffrent dans cette brèche qui défie le temps et l'espace.
Lorsque le tour de Hiraeon arrive, celui-ci prend une grande respiration et se précipite dans cette matière bleue tournoyante de laquelle un crépitement singulier s'échappe.
Une fraction de seconde plus tard, il est éblouit par une intense lumière. Ses sens se confondent et il se sent tourner sur lui-même, au point qu'il a l'impression qu'il n'y a plus de haut ni de bas, que son corps n'a plus de masse.
Aussi vite que les sensations se sont emparées de lui, il atterrit sur un sol de granit, une plate-forme circulaire au milieu de laquelle il se trouve désormais, face à un énorme bâtiment reposant contre un arbre des dizaines de fois plus grand que le plus majestueux qu'il avait vu jusqu'ici : la forteresse de Teminon.
Tout autour de lui des humains s'affairent à préparer rations et munitions, des escouades de soldats se rassemblent et des officiers hurlent des ordres.
Encore une fois il se met à admirer son environnement, au point qu'il reste planté là.
L'immanquable se produit : le prochain soldat qui sort du portail bouscule le grand guerrier qui ne bouge pas d'un pouce entre sa carrure et le poids de l'armure qu'il porte.
— Hé, bouge de là l'armoire à glace ! s'énerve le soldat qui ne s'attarde pas et rejoint son unité.
Hiraeon s'empresse de s'exécuter puis va se mettre en rang avec ses camarades.
Quand toute la brigade a traversé le portail abyssal et une fois rassemblée, un homme en armes s'avance, salué par les officiers du corps expéditionnaire du Sanctum.
Quand le regard du gladiateur se pose sur cette personne, son regard s'écarquille : blond, une masse à la ceinture, un bouclier dans le dos...
— Bonjour soldats. Je me présente : Capitaine Omanelis, je serai votre commandant pendant cette mission. Je vois à vos mines que vous êtes nerveux, j'imagine que l'on ne vous a pas expliqué grand-chose sur la situation, mh ?
Personne ne bouge ni ne moufte, tous bien droits, les deux mains jointes dans le dos et regardant droit devant eux. Tous sauf un, un gladiateur qui dépasse tous ses frères et sœurs d'arme d'au moins une tête, fixant le capitaine avec un regard sombre.
Il ne passe pas inaperçu aux yeux de l'orateur qui reprend la parole en marchant lentement devant les rangs.
— Nous avons pour mission de renforcer les effectifs de la forteresse de Kysis dans la strate supérieure. Là-bas, ils ont subi un violent assaut asmodien qu'ils ont repoussé in-extremis, mais au prix de nombreuses pertes, et nous avons reçu des rapports faisant état d'un dredgion qui aurait été vu non loin de cette région.
Il se plante devant Hiraeon qu'il fixe droit dans les yeux.
— J'attends donc de vous une discipline exemplaire.
Le capitaine balaie ensuite l'assemblée des yeux.
— Je sais que vous n'avez encore jamais fait face aux Balaurs, la plupart d'entre vous sont des bleus, mais si vous obéissez aux ordres, vous aurez l'occasion de prouver ce que vous avez dans le ventre.
Il revient à Hiraeon.
— Enfin si vous en êtes capables.
Le jeune homme bout à l'intérieur mais reste bien droit avec tout le mal du monde à garder, d'apparence, son calme.
L'officier affiche un petit sourire satisfait puis reprend sa marche pour continuer ses explications.
— Vous serez divisés en plusieurs groupes encadrés par des vétérans des combats dans les Abysses. La bleusaille que vous êtes va apprendre ce qu'est vraiment le combat et à quel point nos ennemis sont coriaces et vicieux. Qu'Aion veille sur vous !
A ces mots, tous les soldats frappent leur torse de leur poing droit dans un son métallique produit par ceux qui portent une armure de plates.
La brigade du corps expéditionnaire du Sanctum survole les îles formées de débris de la tour et autres morceaux d'une Atréia disloquée suite au cataclysme, des centaines d'années plus tôt.
Au milieu de ce paysage étrange où tout se ressemble, navigant entre tous ces pics rocheux menaçants qui plongent dans une obscurité glaciale les soldats élyséens, le bruit d'une explosion retentit soudain, au loin, face à eux.
Personne n'a le temps de se poser la moindre question ni d'identifier l'origine du bruit : des choses sifflent, perçant l'air autant qu'elles perforent leurs rangs.
— Une embuscade, en formation de combat ! hurle le capitaine Omanelis.
Personne ne sait où donner de la tête, les projectiles proviennent de tous les côtés. Les flancs de la colonne volante se font cribler de flèches alors que des ombres hostiles se montrent aux deux extrémités pour faire barrage.
Plusieurs daeva autour du gladiateur poussent des hurlements de douleur lorsqu'ils sont touchés au cou ou que leur armure se fait transpercer par un javelot.
Il essaye de voir un ennemi, de discerner d'où provient l'attaque, mais il ne voit que des ombres.
Les ordres vociférés par les officiers sont ignorés par la majorité des soldats encore en état de combattre, complètement tétanisés. L'un d'eux vient attraper l'un de ses subordonnés par le col pour le secouer mais, l'instant suivant, une gigantesque silhouette surgissant des ombres s'abat sur lui.
Un balaur ailé - appelé drake des abysses - faisant au moins trois mètres d'envergure vient pourfendre le pauvre homme en plein thorax avec sa corne, provoquant une effusion de sang, aspergeant la nouvelle recrue.
Hiraeon dont le regard est fixé sur l'officier élyséen voit son regard brusquement fixer le néant puis son visage devenir livide. Son expression se fige en un air entre peur et surprise avant qu'il ne lâche le soldat sur lequel il hurlait. Ses ailes disparaissent en un millier de grains de poussière lumineux et il chute, rapidement engloutit par les ténèbres.
Le brun fixe l'endroit où son supérieur a disparu, les yeux écarquillés détaillant le vide terrifiant qu'il surplombe, comme un monstre attendant patiemment dans les profondeurs de l'océan pour dévorer quiconque y sombrerait.
Quelque chose l'atteint tout à coup dans le dos, entre ses deux omoplates, avec une force étonnante qui le propulse d'un bon mètre en avant. Le souffle coupé, le gladiateur essaye de reprendre ses esprits tout en cherchant à retrouver un semblant d'ordre dans sa respiration.
Il n'a malheureusement pas assez de répit : un autre drake fond sur lui.
Le gladiateur se sent trembler tout entier, l'éther qui parcourt son corps semble entrer en ébullition avec la même intensité que ses muscles se contractent. Il serre les poings en se recroquevillant sur lui-même avant de lâcher un rugissement dont il a puisé la force jusque dans ses entrailles.
Son armure et la lame de sa hallebarde se met soudainement à luire d'un halo rougeâtre.
D'un coup d'ailes il esquive de peu le drake qui plongeait en sa direction, tête en avant.
Il ne lui faut pas un instant pour réfléchir à sa riposte, le gladiateur donne un puissant coup qui rate complètement sa cible à première vue, mais cela créé une projection de la lame de son arme qui fend l'air avant de frapper de plein fouet la créature antique. Le monstre ailé s'écrase au sol, submergé par la douleur de cette lame éthérique qui vient de l'atteindre en plein abdomen, se débattant avec son propre corps pour se redresser mais c'est peine perdue : il ne répond pas.
Une fraction de seconde plus tard, Hiraeon fond sur le drake avant de le frapper de toutes ses forces.
Les pieds maintenant posés sur la terre ferme de cet îlot à la roche brune, il tourne la tête vers les archers Balaurs qui sont là, tirant sur les ailes blanches en contrebas.
Un peu plus loin il remarque quelques soldats de sa brigade qui parviennent à percer les lignes et à s'enfuir, laissant leurs camarades à la merci de leurs assaillants, le capitaine à leur tête.
— Je sais qu'un jour ou l'autre je ne pourrai plus te retenir mais sache que, là dehors, il ne faut jamais faire confiance aux daeva, encore moins aux Seigneurs.
Sont les mots qui traversent son esprit, les dernières paroles qu'il a entendu de la bouche de son père avant qu'il ne disparaisse dans l'assaut dukaki ordonné par les Balaurs.
A cet instant précis, face à la lâcheté de ses compatriotes, face aux créatures responsables du drame, le regard rivé sur ses compagnons qui tombent les uns après les autres, une profonde et puissante colère le submerge tout à coup.
La haine, la vengeance...
Tout ce qu'il retient, là au fond de lui, depuis des semaines, toute cette frustration et ce sentiment d'injustice, tout cela noie son esprit dans une envie plus forte que lui de détruire des vies.
Sentir les os de ces viles créatures se briser sous ses coups, voir leur sang bleuâtre repaître la terre ancestrale sous leurs pieds, admirer leurs corps démembrés...
Mais toute cette rage, toute cette puissance, tous ces sentiments qui gorgent l'éther environnant, sont une pression trop forte pour le jeune gladiateur qui ne peut maîtriser son pouvoir.
Encore une fois, il sent peu à peu que ses forces le quittent. A nouveau, sa vision se brouille alors qu'il perd le contrôle de son corps.
Comme à Poeta, il se sent spectateur de sa propre enveloppe charnelle avant de perdre connaissance.
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