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Dolores

Épisode 1

Arthur ne savait pas depuis combien de temps le sifflement strident avait occupé son rêve. La seconde d’avant, il se trouvait dans les doux bras de Camille. Il sentait la chaleur de sa peau contre la sienne, vibrait au rythme de son cœur et goûtait à ses lèvres humides. Mais le temps prend une teinte distendue dans les songes. L’esprit tente de faire sens des informations que le corps perçoit. Que faire alors de cette plainte qui déchirait la nuit ?

Lorsqu’il ouvrit les yeux, il sut immédiatement que l’heure n’était plus à la rêverie.

— Lily !

Le râle désincarné résonna dans sa chambre, mais fut avalé rapidement par le cri mécanique de l’alarme incendie dans la cage d’escalier. L’incertitude d’être complètement réveillé embruma un bref instant l’esprit du jeune homme. Il enfila un pantalon sombre posé sur le fauteuil. Peut-être l’avait-il déjà porté la veille ? Sans importance. Il plongea ses pieds nus dans ses baskets et se précipita dans le couloir du petit appartement.

D’un geste automatique, il alluma la lumière du salon et ouvrit sans ménagement la porte de la chambre d’à-côté. Recroquevillée sur son lit, une petite tête blonde pleurait de terreur.

— Papa…

La lune éclairait son visage doux par la fenêtre. Arthur enjamba les quelques mètres le séparant de sa fille et la prit dans ses bras, puis l’emmitoufla dans la couverture aux couleurs de son pyjama. Malgré l’urgence, la petite girafe sur le tissu en coton étalait un sourire rassurant.

L’alarme incendie ne cessait pas ses pleurs pétrifiants. Lily tremblait comme une feuille, les mains plaquées contre les oreilles. Arthur sortit de la chambre en trombe, ouvrit la porte d’entrée et son sang se glaça. Éclairée par la lumière blafarde au plafond, une opaque fumée grise gonflait dans la cage d’escalier. Elle s’engouffra goulûment dans l’appartement et dans les poumons d’Arthur. Il sentit la poussière ardente s’agglutiner sur les bords de ses narines et, instinctivement, toussa pour éjecter la substance carbonique.

— Ça va aller, ma puce, glissa-t-il à Lily en rabattant la couverture sur les bouclettes claires. Tu vas prendre une grande inspiration, d’accord ?

— D’accord.

Quatre étages. Il y avait quatre étages et si, par chance, l’escalier n’avait pas été touché par les flammes, ils pourraient atteindre la sortie de l’immeuble indemnes. Mais si l’escalier était endommagé ? Le toit ? Oui, le toit serait la solution. C’était l’avantage de vivre dans les combles. Ils pourraient s’enfuir sur les faîtes des autres bâtiments et attendre…

La réflexion n’avait duré qu’une fraction de seconde.

— Un, deux, trois ! dit-il à sa fille, essayant de dissimuler la peur qui le paralysait.

Lily prit une profonde inspiration et lui empoigna le biceps sous la couverture. Arthur sentait ses larmes salées couler le long de son bras. Il emplit ses poumons d'oxygène lui aussi et s’élança dans les marches, à travers la fumée. Le cœur battant à lui en déchirer la poitrine, il envisagea pour la première fois de sa vie l’idée qu’il pourrait mourir. Que sa vie s’arrêterait-là, à l’aube de ses quarante ans, brûlé vif ou suffoqué par la fumée noire. Il rejoindrait Camille, ça ne serait pas si mal ? Non. Ce n’était pas une option, car Lily devait vivre. Coûte que coûte.

Déjà un étage de moins. Arthur continua sa descente, son petit singe terrorisé dans les bras. Chacun de ses pas maladroits tambourinait contre les marches de bois. Un moment donné, il faillit perdre pied. Son talon glissa sur le parquet, mais heureusement, il se rattrapa à la main courante juste à temps.

« Ne pas inspirer, ne pas inspirer. »

La fumée lui piquait les yeux maintenant. Il se rapprochait du feu. Quelqu’un toussa au deuxième étage. C’était Catherine Bauvieux, surnommée Cathy la Catho, dans l’immeuble. Elle n’était pas mauvaise, mais raffolait des scandales entre voisins. Elle en aurait à raconter le lendemain matin… Ses cheveux mi-longs se hérissaient d’épis poivre et sel après ce réveil forcé.

— Arthur, quel désastre ! s’exclama-t-elle en le suivant dans l’escalier.

Il ne répondit pas. Cette femme ne pouvait-elle pas s’arrêter de parler, même lorsque l’immeuble était littéralement en feu ? Il l’entendit tousser derrière lui et ne put s’empêcher de penser qu’elle l’avait bien cherché.

Le premier étage. La porte grand ouverte de l’appartement 1B indiquait qu’il avait déjà été abandonné. C’était le 1A, qui brûlait. La fumée s’échappait vers les étages supérieurs par la lucarne au-dessus du seuil de l’entrée, mais la porte était verrouillée.

Arthur entendit Lily toussoter sous la couverture et ses poils se dressèrent sur sa nuque. Pas le temps d’analyser la situation plus en détail. Il saisit le bras de Catherine de sa main libre et l’entraîna une fois de plus dans les marches. Lily serrait si fort le bras d’Arthur qu’il sentait ses petits ongles s’enfoncer dans sa peau. Cette pression le rassurait.

La fumée épargnait le rez-de-chaussée. La porte de l’immeuble avait déjà été ouverte, ils se précipitèrent dehors.

Arthur souleva la couverture et les yeux vert émeraude de Lily rencontrèrent les siens. Une vague d’amour filial l’envahit des contours du cœur jusqu’au bout des doigts. Il prit une profonde inspiration. Sa fille l’imita. Ils étaient sains et saufs.

— Grand Dieu, s’exclama Catherine, vous allez bien. Oh, ma petite Lily, j’ai tellement eu peur, je ne t’avais pas vu dans les bras de ton papa.

— Quelqu’un a appelé les pompiers, l’interrompit Arthur, en éloignant instinctivement sa fille des doigts dodus de sa voisine.

— C’est fait, assura le célibataire trapu du troisième dont Arthur ignorait le nom. Et dire qu’on aurait pu tous y passer. Tout le monde est sorti ?

— Je crois que madame Fernandez est encore à l’intérieur, se catastropha une autre voix masculine.

C’était Idris, l’étudiant du premier. Il serrait dans ces bras une jeune femme qu’Arthur ne reconnut pas.

— J’ai essayé de frapper et de sonner, mais elle n’a pas répondu… précisa l'imposant jeune homme. Le feu vient de son…

Un concert de cris accompagna l’exposition de la vitre au premier étage. Les voisins se protégèrent des morceaux de verre qui s’écrasèrent sur la rue pavée. Lily pleurait à chaudes larmes, accrochée au cou de son père.

— Ça va aller, ma puce, répéta Arthur.

Il releva la tête. Une flamme gigantesque surgit du balconnet. Il ne pensait pas que le feu pût être capable d’émettre un son. Mais si. L’incendie était si vorace, si dévastateur, qu’il rugissait d’un râle semblable à une vague qui s’écrase sur la digue par un temps d’orage.

— Bonté divine, comment le feu s’est-il déclaré ?

La voix de Cathy fut remplacée par la sirène qui s’approchait. Bientôt, le bleu électrique des gyrophares se mêla à l’orange vif contre l’immeuble. Le camion dut se garer en travers, tant la rue était étroite, mais les hommes en rouge parvinrent à étirer les longs tuyaux. Ils commencèrent une lutte acharnée contre le feu. Leurs ombres sur le sol pavé rappelaient des chevaliers, épées à la main pour occire un dragon.

Arthur n’avait plus peur. Il avait pris avec lui l’unique chose qui comptait à ses yeux. Lily était en sécurité. Il ressentit que son bras gauche s’était endolori. Elle n’était plus un bambin, désormais. Il oubliait parfois qu’elle avait six ans.

— Tu peux marcher toute seule ?

La petite acquiesça et ne rechigna pas à poser ses pieds emmitouflés dans des chaussettes sur le pavé de la rue. Elle ne pleurait plus. Elle reluquait, perplexe, les visages inquiets des voisins tirés du lit. Le dragon de flamme se reflétait sur leur peau et dans leurs yeux. Tout le monde était descendu. Enfin presque.

— Ne t’éloigne pas, lui intima Arthur.

— Vous croyez qu’ils arriveront à temps pour madame Fernandez, murmura Catherine à son oreille.

Il sursauta. Il n’avait pas remarqué qu’elle s’était rapprochée.

— La pauvre femme n’a plus toute sa tête. Vous venez d’arriver, donc vous ne la connaissez pas très bien, mais… Elle n’est pas très sociable. Je n’aime pas les commérages, ça non… C’est juste qu’elle n’invite jamais personne, on pense qu’elle n’a pas de famille. Et c’est à peine si elle parle français !

— J’espère qu’elle s’en sortira, répondit Arthur, vaine tentative de mettre fin à la conversation.

— Et vous ? Où est la maman de la petite Lily ?

Cette fois Arthur ne dit pas un mot. Il savait que ses voisins connaissaient sa situation. Légalement, il ne pouvait pas porter le titre de veuf. Camille et lui n’étaient pas mariés. Père célibataire. Voilà comment il se présentait. Mais à l’instar du feu dans l’appartement de la vieillarde espagnole, les rumeurs s’étaient répandues dans les quatre étages comme une traînée de poudre. L’immeuble entier savait que la mère de Lily était morte avant que le duo familial n’emménage. Cathy la Catho espérait seulement obtenir des détails croustillants sur sa disparition.

Arthur se passa la main dans les cheveux en contemplant les pompiers à l’œuvre. Comme le dragon reculait, et l’un deux se détacha de ses collègues pour s’assurer que tout le monde allait bien. Sa voisine, aussi irritante qu’elle pût être, avait raison. Comment pouvait-on laisser un feu prendre une telle envergure ? Madame Fernandez ne l’avait-elle pas repéré à temps ? Était-elle… ?

— Papa…

Lily se tira de ses macabres idées. Elle agrippait son pantalon pour attirer son attention.

— Oui, ma chérie ?

Il n’eut cependant pas l’occasion d’en dire plus. Le pompier en avait terminé avec Cathy et s’adressait maintenant à lui :

— Tout va bien, monsieur ?

— Oui.

— Tenez, une couverture de sécurité, vous n’êtes pas bien couvert.

Arthur s’aperçut qu’il était effectivement torse nu. Le rouge lui monta aux joues et il prit la couverture que lui tendait le pompier avec un geste de remerciement. L’adrénaline dissipée, les flammes moins menaçantes, la fraîcheur automnale de Paris lui démangeait désormais les pores. Il s’enveloppa dans la couverture et demanda :

— Des nouvelles de notre voisine ?

— Le feu à l’air d’être maîtrisé. C’est déjà ça. Votre voisine… Nous ne savons pas. Mes camarades sont montées lui venir en aide.

— A-t-on une idée de ce qui a pu déclencher le feu ?

— Vous savez… Depuis presque dix ans que je suis pompier, j’ai jamais vu un départ de feu causé par la même chose. Parfois c’est juste une bougie, des fois, ce sont des cocktails Molotov jetés pour des querelles de voisinage.

— Vous êtes sérieux ?

— Papa, regarde ?

— Une seconde, ma chérie.

— Les voilà ! s’exclama Idris.

Quatre hommes en rouge et noir sortirent de l'immeuble. Ils tenaient fermement un brancard où la vieille dame reposait, un masque transparent apposé sur le nez et la bouche. Pendant une fraction de seconde, Arthur songea qu’elle n’avait pas survécu. Son cœur connut un raté, mais sa raison le rappela à l’ordre. Pourquoi serait-elle sous assistance respiratoire si ce fût déjà trop tard ?

Catherine plaqua sa main contre sa bouche. Le trentenaire du troisième laissa échapper un juron.

Arthur n’avait pas encore rencontré madame Fernandez officiellement, mais il fut soulagé. Il l’avait croisée de temps à autre en remontant les marches. Elle lui adressait toujours un signe de la tête aimable. Néanmoins, il y avait autre chose… La vieille dame espagnole observait toujours Lily avait inquiétude… Peut-être même avec une touche de frayeur ? Arthur s’était demandé si elle n’aimait tout simplement pas les enfants.

— Elle a inspiré trop de fumée toxique, expliqua un des pompiers, nous l’emmenons aux urgences immédiatement, mais le feu est éteint. Nous laissons une équipe s’assurer que la structure n’a pas été touchée et vous pourrez tous retourner dans vos appartements.

Le soulagement gagna l’assistance. Il ne dura cependant qu'un bref instant. Dans un gémissement inquiétant, madame Fernandez s’était penchée sur le côté du brancard. La terreur se lisait dans ses yeux gris, encerclés de rides profondes. Un ambulancier la dissuada de se redresser, alors qu'elle se débattait misérablement pour descendre du brancard.

— No la dejéis tomarla !

Son gémissement torturé laissa une sensation désagréable à Arthur. Qu’était-elle en train de dire ? Les voisins se jaugèrent quelques instants et suivirent du regard ce qui perturbait tant la doyenne de l’immeuble. Arthur sentit l’étreinte de sa fille autour de sa jambe gauche. Toutes les attentions s’étaient portées sur elle.

— Ne la... laissez pas... la prendre, articula difficilement madame Fernandez.

— Ça va aller, madame, la rassura l’ambulancier.

Les habitants de l’immeuble tentèrent d’identifier ce qui avait inspiré la peur de leur voisine. Seule Lily se trouvait dans sa ligne de mire. Arthur posa sa main protectrice sur les cheveux blonds de sa fille. La pauvre femme toussait à répétition et tentait encore de s’exprimer en français lorsque les ambulanciers refermèrent la porte du véhicule. De quoi pouvait-elle bien parler ?

Les sirènes reprirent avant de s’éloigner. Les voisins commencèrent à discuter à voix basse. Le spectacle était terminé.

Encore fébrile, le jeune père s’accroupit et serra sa fille dans ses bras.

— Tu as eu peur, Papa ?

— Bien sûr que j’ai eu peur, ma chérie. Le feu, c’est très dangereux.

— La dame va mourir ?

— Non ! assura Arthur. Je suis sûr que madame Fernandez ira mieux très bientôt.

— D’accord. Et il faut qu’on lui rende ça, alors ?

Arthur fronça les sourcils sans comprendre. Puis, il vit ce que sa fille tenait entre les mains.

Un petit cadre peint à la main. Ce n’était pas du grand art, mais c’était réussi. Le portrait d’une femme aux courbes généreuses, à moins que cette impression fût induite par sa bouffante robe qui s’élargissait d’un bord à l’autre du tableau. L’artiste avait défini différentes couches de tissus, tantôt couleur lavande, tantôt blanc cassé, en un accoutrement réservé aux nobles.

La robe remontait jusqu’au col de la jeune fille et de longues manches amples recouvraient ses bras fins. Elle reposait ses mains griffonnées avec précision sur les courbes de sa robe. Sur un fond abstrait aux couleurs du crépuscule, les cheveux de la demoiselle s’élevaient haut, au-dessus de son crâne. Un petit chiffon blanc ornait la coiffure soignée. Elle avait l’air d’une princesse.

Arthur orienta le petit tableau vers la lumière de la lune. Sur la peau beige de la jeune fille de peinture, aucune expression ne se lisait. L’artiste l’avait laissée sans visage.

Le jeune père frissonna. Ce devait-être le froid ? Il détacha ses yeux du tableau pas plus grand qu’un livre. Lily continuait de regarder la princesse, un sourire timide au coin des lèvres.

— Où as-tu trouvé ça, ma puce ?

— Elle est tombée, répondit simplement la petite tête blonde. Quand les vitres, elles se sont cassées.

Se pouvait que le tableau eût chaviré du balcon ? Ou qu’il eût été projeté par l’explosion ?

— Alors, on pourra lui rendre, dis ? À la dame qui est partie avec les pompiers ?

Arthur sourit à sa fille. Elle lui rappelait Camille. Si prévenante. Si gentille. Lily s’inquiétait pour sa vieille voisine. Il serra la petite tête blonde contre lui.

Les pompiers s’en étaient allés, et avaient assuré que le reste de l’immeuble n’avait pas été affecté par les flammes. Arthur attendit que ses voisins fussent tous rentrés avant de prendre Lily dans ses bras. Il remarqua que Cathy les reluquait avant d’entrer dans l’immeuble. Essayait-elle d’identifier la trouvaille de la petite ?

Son regard se perdit sur la princesse de toile qui ne pouvait le lui rendre. Il fit pivoter le cadre dans sa main. La peinture sèche avait coulé sur la face cachée du tableau. Deux petits mots logeaient dans le coin en bas à droite du revers.

« Qué maravilla »

Comment ce tableau s’était-il retrouvé sur le sol ?

— On le prend avec nous ? s’enquit Lily, hésitante. Je… Je l’aime bien.

Épisode 2

Lily claqua la porte de sa chambre pour la troisième fois, cette semaine. Papa lui avait encore interdit d’en sortir pour faire autre chose que de manger et d’aller aux toilettes. Tant mieux ! De toute façon, il n’y avait rien d’amusant à faire dans le reste de l’appartement. Tout ce qui intéressait Papa, c’était les fossiles d’animaux et les superhéros dans les films et les séries qu’elle ne pouvait même pas voir.

Alors son royaume, à elle, il était là. Oui, ce n’était pas un royaume très grand, et puis il n’y avait pas de château, pas de tour, et pas de dragon à tuer. Mais tout de même une nouvelle princesse à protéger ! Le tableau tombé du premier étage se hissait fièrement sur le mur en face du lit. Lily se demandait parfois pourquoi sa princesse n’avait pas de visage. Comment faisait-elle pour parler ?

La petite rugit avec hargne. Elle aurait tant voulu pouvoir être une reine forte. Elle n’aimait pas quand Papa l’envoyait dans sa chambre pour la punir.

Elle logea maladroitement la chaise en plastique devant la porte :

— Essaie d’entrer et tu vas voir, ce que tu vas voir !

Elle croisa les bras, sourcils froncés, et fixa du regard la poignée. Mais rien. Papa n’ouvrait pas la porte, et d’ailleurs il n’avait pas répondu. Lily entendit la musique héroïque à la télévision. Elle grogna contre la porte et plongea dans son lit en serrant les dents et les poings.

D’un geste résigné, elle s’essuya le coin des yeux avec ses manches de pyjama et s’allongea sur le dos. Au-dessus de son lit, le Velux offrait un aperçu sur les étoiles. On ne voyait pas la lune, mais c’était mieux comme ça. Sinon, sa lumière cachait les autres petits points blancs.

Un bruit d’explosion dans le salon incita Papa à baisser le son du téléviseur. Il n’en avait strictement rien à faire que sa fille soit partie comme une furibonde. Il avait été de mauvaise humeur toute la semaine, depuis le feu dans l’immeuble. Elle, elle avait trouvé ça passionnant !

Le lendemain de l’incendie, elle avait raconté à toute sa classe comment la fumée était entrée dans l’appartement, et comment la pauvre madame Fernandez avait été emmenée par les pompiers. Pour le moment, elle n’était pas rentrée de l’hôpital.

— La fumée s’est collée partout sur les murs. Ça sentait si fort le cramé qu’on a dû ouvrir toutes les fenêtres ! avait-elle expliqué. Mais pas le balcon. Jamais le balcon.

Tous ces camarades de CP avaient placé leur main sur leur bouche en chuchotant dans la cour de récréation. Tous, sauf Élie. Lui, il ne croyait jamais à rien, et ça ne lui empêchait pas de dire les plus grosses bêtises :

— Tu dis n’importe quoi, Lily. La fumée, ça ne colle pas aux murs. Tu fais juste ton intéressante, encore une fois.

— Je te promets que c’est vrai.

— Je te promets que c’est vrai, l’avait imitée le garçonnet aux lunettes rondes.

Il n’en fallut pas plus au reste du groupe pour éclater de rire. Après ça, ils n’avaient plus accordé aucune attention à l’histoire d’incendie de Lily.

La larme à l’œil quand Papa était venu la chercher à l’école, ce soir-là, elle lui avait raconté comment Élie s’était moqué d’elle et avait persuadé toute la classe qu’elle était une menteuse.

— Oh, ma puce, ne t’en fais pas. Ignore-les, ça ira mieux demain.

C’était bien une réponse d’adulte ! Et puis d’abord, ça voulait dire quoi, ignorer ?

La mauvaise humeur de Papa avait sévi le soir même, lorsqu’ils étaient en train de manger.

Exceptionnellement, ils regardaient les dessins animés en dégustant leurs spaghettis. Lily adorait les spaghettis de Papa, même si ceux de Maman étaient un peu meilleurs.

À l’écran, les trois espionnes donnaient une bonne leçon à une bande de bonhommes-légumes quand Papa décréta :

— Tu sais ce qui leur manque, aux pâtes ? Du fromage râpé.

Lily approuva d’un signe de tête. Papa se leva du canapé et chantonna jusqu’à la cuisine, puis Lily reconnut le bruit du tiroir à couverts qui s’ouvrait. Papa avait pris la râpeuse à fromage et sortait déjà le comté du frigo.

Mais alors que l’espionne rousse —c’était sa préférée— triomphait d’un adversaire, une neige électronique interrompit l’émission en un grésillement inquiétant. Lily se souvint avoir frissonné. Ce ne fut pas le plus étrange, cependant. La petite fille tourna brusquement la tête vers les fenêtres à sa gauche. Les verrous, trop hauts pour elle, venaient de pivoter vers la droite. Le cliquetis arracha une fois de plus un frisson à Lily. Ses lèvres s’asséchèrent. La télévision s’éteignit. À l’autre bout du couloir, Papa sifflait toujours un air entraînant. Il n’entendit pas la clé du balcon crisser en tournoyant dans la serrure.

— Papa !

Peut-être n’avait-elle pas élevé la voix assez haut ? Elle n’arrivait pas à parler quand elle avait peur. Maman le savait, elle.

— Et voilà ! Tu m’en diras des nouvelles…

Une bourrasque s’invita dans l’appartement, ouvrant d’un coup, d’un seul, les fenêtres et l’accès au balcon. Les battants s’écrasèrent contre le mur et Lily entendit le bol que Papa tenait dans les mains se briser sur le sol. La petite fille laissa échapper un cri de stupeur, néanmoins, ce ne fut pas elle qui fit le plus de bruit.

— Nom d’un chien, Lily ! Combien de fois t’ai-je dit de ne pas toucher aux verrous des fenêtres !

— Je n’ai rien fait ! pleura-t-elle. Ils… ils ont tourné tout seuls, Papa.

— Tu sais bien qu’on n’ouvre pas le balcon dans cette maison ! Tu n’as pas envie de finir comme ta mère, si ? File dans ta chambre !

Tétanisée, impuissante, et sans défense, Lily n’avait pas riposté. Papa était beaucoup trop en colère, sinon, il n’aurait pas parlé de Maman. Plus tard, il était venu s’excuser, cependant, il n’avait pas eu l’air de la croire lorsqu’elle disait ne pas avoir déverrouillé les fenêtres.

Tant pis ! La princesse la croyait, elle. Et puis, elle ne pouvait pas froncer les sourcils, elle n’en avait pas.

Lily n’en voulait pas à Papa. Ils faisaient une bonne équipe tous les deux depuis que Maman était morte. Il s’était bien occupé d’elle la nuit suivante, quand elle avait eu de la fièvre. Papa avait dit qu’elle avait attrapé froid dehors, pendant que les pompiers éteignaient le feu.

En tout cas, la nuit qui avait suivi l’incident des fenêtres, Lily avait fait des rêves désagréables ! Des vilains cauchemars, comme disait Maman. C’était à cause de la fièvre, ça, elle le savait. Dans ses songes, elle combattait elle-même des hommes-légumes aux lunettes rondes. Ils cherchaient à s’emparer de la râpeuse, derrière elle, pour de noirs desseins, c’était sûr.

Papa l’avait réveillée, donné un peu d’eau, puis elle s’était rendormie. La deuxième partie de la nuit fut plus tranquille. Elle rêva simplement de sa princesse.

— Mais tu n’as pas de nom, lui avait-elle fait remarquer. Ça, ça n’est pas possible. Comment tu voudrais qu’on t’appelle ?

Au petit matin, Papa s’était rendu au travail et avait demandé à madame Catherine de veiller sur elle. Elle était gentille, madame Catherine. Lily aimait bien ce grand collier de perles noires autour de son cou.

— Ce n’est pas un collier, ma petite Lily, c’est un chapelet. C’est pour prier.

— Ah ?

— Tu sais prier ? Tu pries pour ta maman, des fois ?

Lily n’avait pas répondu. À la place, elle avait cherché des yeux sa princesse sur le mur, mais elle n’y était pas.

— Qu’est-ce que tu regardes comme ça, ma petite ?

— Le tableau de la princesse ! Il a disparu.

— Tiens donc ? Oh, mais non ! Regarde, il est juste tombé pendant la nuit.

Madame Catherine s’était saisie du cadre qui avait effectivement atterri sur le sol. Une expression perplexe s’était aussitôt dessinée sur le visage de la voisine. Presque effrayée. La petite fille l’avait vue porter sa main droite à son collier.

— Quel tableau intéressant… Tu es sûre que tu veux le laisser dans ta chambre ? Il fait un peu peur quand même ?

— Laissez-le ici.

Madame Catherine avait un mouvement de recul. On aurait dit que les paroles de Lily l’avaient offensée.

— Bien entendu… avait-elle fini par répondre. Je le remets sur le mur, regarde. Et… comment s’appelle-t-elle, cette… Princesse ?

— Dolores ! Elle me l’a dit, en rêves !

Ce fut tout. La voisine lui apporta plus tard un peu de soupe et passa la plupart de l’après-midi au téléphone avec des amies. Lily resta au lit, entourée de ses livres, ces peluches et sa princesse. Une belle journée en soi !

Le jour suivant, elle retourna à l’école, l’esprit maussade. Elle n’avait aucune envie de discuter avec ses camarades qui l’insultaient de menteuse. La petite blondinette avait profité de sa journée au lit pour consulter un dictionnaire. « Ignorer », ça voulait dire « ne pas prêter attention ». Bref. Faire comme si ces camarades n’existaient pas. Elle y arriva très bien pendant la récréation du matin, où personne ne lui adressa un mot. Équipée d’un crayon et d’une feuille, elle s’assit sur les marches menant à la classe et imaginait plusieurs possibilités de visage pour la princesse Dolores. Quand même ! Elle devait bien vouloir une bouche, des yeux et un nez. C’était plus pratique.

Malheureusement, la pause de l’après-midi ne se déroula pas avec la même plénitude. Élie et son groupe de copains s’installèrent eux aussi sur les marches et commencèrent à poser des questions stupides :

— Pourquoi tu dessines des visages ?

— C’est vrai que ta maman, elle s’est fait enlever par des espions ?

— T’en as pas marre d’être toujours la plus bizarre ?

Lily posa son crayon de bois et répondit :

— Je vais vous ignorer.

— Igno-quoi ? Eh ! Lily, je te parle ?

Sans prévenir, Élie lui arracha des mains sa feuille et la déchira en ricanant, suivi de ses compagnons.

— Non ! Ce sont des visages pour Dolores !

— C’est qui Dolores ? Si c’est ta nouvelle maman, faudra lui dessiner des plus beaux visages que ça !

Ils éclatèrent de rire une nouvelle fois.

En revenant à l’appartement, Lily s’était enfermée dans son royaume pour pleurer. Elle n’avait pas envie de parler à Papa. Et d’ailleurs, il n’était pas venu la réconforter. Il avait frappé à la porte timidement, laissé un bol de raviolis au fromage à sa porte. Puis, il avait continué sa soirée en solitaire.

Elle ne savait pas pourquoi, elle aurait voulu qu’il entre quand même, malgré qu’elle l’en ait défendu. Qu’il lise sa tristesse derrière sa colère. Pouvait-elle lui en vouloir de n’avoir pas su comprendre ?

Le téléphone sonna et extirpa Lily de son souvenir de la veille. Elle compta trois fois avant que Papa se décide à mettre son film en pause et à répondre. C’était Mamie. La maman de Papa. Encore plus affligée, Lily l’entendit raconter la mésaventure d’aujourd’hui, et pourquoi elle s’était fait punir. La petite fille se redressa sur son lit, les bras refermés sur l’oreiller. Tout en écoutant, elle fixait Dolores en face d’elle. Elle sentit la colère monter à chaque mot que prononçait Papa.

Il ne savait pas toute l’histoire. En fait, c’était en partie de sa faute, à lui aussi. Car la nuit précédente, un bruit givrant avait résonné dans la cuisine. La première réaction de la fillette avait été d’allumer précipitamment de chevet sa lampe. Tremblante, elle s’était levée de son lit et enfilé ses chaussons. Accompagnée du regard sans visage de Dolores, elle s’était aventurée toute seule dans le salon menant à la cuisine.

Il n’y avait plus aucun son dans l’appartement. Le vacarme qui l’avait réveillée se répétait dans sa tête. C’était comme un objet métallique qui était tombé. Le cœur battant, Lily était entrée dans la cuisine et enclenché l’interrupteur.

Elle s’était tout de suite sentie soulagée. Sur le sol, la vieille râpeuse cylindrique finissait de rouler mollement de gauche à droite. Papa avait dû mal la ranger après avoir préparé les raviolis et elle avait fini par rouler sur le sol.

La petite s’était accroupie et l’avait ramassée. Elle sentait encore le fromage frais. Lily avait quitté la cuisine en agrippant du bout des ongles les petits morceaux d’emmental qui dépassaient des fentes de métal. Elle en avait dégusté chaque filament salé. Puis satisfaite, elle s’était recouchée sous l’allure bienveillante de sa princesse.

Alors si Papa avait correctement rangé la râpeuse, ils n’en seraient pas là, maintenant ! Pour être honnête, elle ne savait plus d’où lui était venue l’idée de l’amener à l’école. C’était comme si une petite voix dans sa tête lui avait assuré que c’était la meilleure chose à faire. Après tout, pourquoi pas ! Une râpeuse à l’école, ça n’a jamais fait de mal à personne.

La petite aurait trouvé la situation drôle si ça ne lui avait pas valu une semaine sans dessins animés. Mais à tout bien y réfléchir, elle ne regrettait rien. Élie... Quelle plaie. S’il n’avait pas recommencé à se moquer d’elle dans la cour, s’il n’avait pas déchiré une fois de plus les beaux visages qu’elle dessinait pour Dolores !

— Encore à dessiner des pifs trop gros, Lily ! Fais-lui plutôt des nibards, ça sera marrant. Oh zut, pleurnicha-t-il faussement en froissant la feuille de papier. Dolores a un visage tout fripé.

Tout aussi chétive qu’elle fût, la petite n’aurait pas une fois de plus laissé passer un tel manque de respect pour sa princesse. Sans y réfléchir davantage, elle se saisit de sa bonne vieille râpeuse dans son sac, se jeta sur Élie et lui passa le métal rouillé sur le visage avec autant de plaisir que s’il s’agissait d’une tomme de brebis.

— Tu vas voir qui aura le visage tout fripé après ça !

Lily ricana dans son lit à ce délicieux souvenir. Oui, les enseignants étaient vite intervenus et la peau du petit tyran finirait par repousser. Mais jamais n’avait-elle senti autant de plaisir à râper quelque chose.

Papa, lui, n’avait pas été content du tout. Il avait tant crié, qu’il en était devenu tout rouge.

— Tu me déçois ! lui avait-il dit. Si tu savais comme tu me déçois, Lily.

— Je ne sais pas ce que ça veut dire.

— Tu imagines ce qu’aurait dit ta mère !

Ça, elle l’avait compris. Les larmes aux yeux, elle s’était rendue dans sa chambre. Et voilà où elle en était maintenant. L’exaltation de la scène passée, Lily savait que ce qu’elle avait fait était mal. Mais n’était-ce pas tout aussi mal de torturer ces camarades à toutes les recréations ? Elle ne pouvait pas croire que son père s’était rangé du côté de ce binoclard insensible.

Comment était-ce possible ? Elle était sa fille ! Il aurait dû la protéger. Il aurait dû s’expliquer avec Élie. Mais non. Il fallait tout juste « ignorer ».

Cette fois, Lily pleura pour de bon dans son oreiller. Car toute la semaine, son père lui avait montré qu’elle ne comptait pas pour lui. Pas autant qu’elle comptait pour Maman. Et bien tant pis ! Lui non plus il ne comptait pas autant que Maman. Et sûrement pas autant que Dolores.

À l’instant même où Papa raccrocha le téléphone, Lily aurait juré voir le petit tableau bouger sur le mur. Stupéfaite, elle s’approcha à pas de loup. Elle n’avait pas peur. C’était autre chose. Comme… une sorte d’espoir.

La petite fille resta là, à observer son amie à la lumière de sa lampe de chevet. Combien de temps ? Assez longtemps pour que Papa parte se coucher. Les tracas de la journée oubliés, Lily remerciait Dolores de son soutien silencieux.

Quand tout à coup, le tableau chavira et s’écrasa sur le bureau. Lily sentit son sang se glacer. Et si Papa l’avait entendu ? Viendrait-il encore lui crier dessus ? Il n’en fut rien cependant. Son père ronflait dans la chambre d’à-côté. Quel soulagement.

Elle remarqua que la vis qui maintenait le tableau s’était délogée du mur. Tout s’expliquait. Voilà pourquoi Dolores avait chuté.

— Je vais arranger ça, chuchota-t-elle.

Aussi discrète qu’une souris, Lily se rendit dans la cuisine à la recherche d’un tournevis.

— Où Papa range-t-il ses outils ?

Un tiroir par-ci, un tiroir par-là, en-dessous de l'évier, près de la poubelle. Non. Rien. Et elle ne voulait pas que Papa finisse par se réveiller.

L’idée lui vint en admirant les courbes fines de l’étoffe de Dolores, dans sa main.

— Un couteau, bien sûr. Papa utilise toujours un couteau quand il ne trouve pas de tournevis.

Aussitôt dit, aussi fait ! Toute contente, Lily tira le tiroir à couvert, et s’empara d’un couteau pointu.

— La tête de la vis est toute petite, avait-elle expliqué à Dolores.

Elle éteignit la lumière en silence et retourna dans le couloir.

Et là… Le doute la prit. Pourrait-elle y arriver toute seule ? Ou aurait-elle besoin d’aide, pour accrocher le tableau ? Elle consulta Dolores du regard, à la lumière des tenues de la ville.

Épisode 3

— Arthur, réveille-toi, il faut qu’on y aille, maintenant !

— Camille ? Qu’est-ce qu’il y a ? Tu penses que c’est…

— Le bébé !

Fébrile, le jeune homme chercha ses vêtements dans l’obscurité. Il manqua de trébucher en enfilant son jeans et mit son t-shirt à l’envers.

— On y va, on y va ! J’appelle le taxi.

Papa. Il allait être papa. Cette pensée l’enjoua autant qu’elle le terrifia. Il aida Camille à enfiler un manteau et la serra fort contre lui tandis que l’ascenseur descendait les quelques étages. Dans le miroir de la petite cabine, Arthur découvrit une famille sur le point de s’agrandir. Et tout ça, grâce à elle.

Une vague d’amour le submergea. Les yeux verts de sa bien-aimée croisèrent son reflet. Les contractions semblaient s’être un peu calmées et elle respirait avec moins de difficulté.

— J’ai peur… murmura-t-elle.

Arthur l’analysa du regard.

— De quoi ?

Camille n’eut pas le temps de répondre. Une fissure se dessina sur le miroir et leurs reflets volèrent en éclat.

L’intensité de la douleur l’arracha à son souvenir.

Instinctivement, Arthur porta sa main là où la douleur sévissait. Ses doigts vinrent se plaquer contre la cuisante souffrance sur son flanc gauche. Une matière chaude et visqueuse s’écoula sur sa main. Il mugit en comprenant qu’il saignait. La lumière s’alluma d’elle-même, suivie d’un cri de stupeur.

Lily ? Lily s’égosillait à la vue du spectacle horrifiant qui s’offrait à elle.

— Papa va bien… mentit Arthur.

Il se redressa sur son lit, imbibé de rouge. Tout en faisant pression sur sa côte, il atteignit son téléphone de sa main libre et composa le numéro d’urgence. Il était totalement réveillé à présent. Il sentit cependant que la coupure, si c’était bel et bien une coupure, n’était pas trop profonde. Assez, néanmoins pour que Lily continue à s’époumoner en pleurant.

— Vous avez demandé les urgences ?

— 46, rue du Bois doré, 4e étage.

— Monsieur ? Vous êtes blessé ?

— Oui ! Faites vite, s’il vous plaît !

Quand il compressait assez fort, il souffrait moins. Il remarqua qu’il respirait normalement. Les poumons avaient sans doute été épargnés. Mais par quoi ? Le visage tordu par la douleur, il chercha des yeux ce qui l’avait bien meurtri ainsi.

Aurait-il égaré une lame de rasoir dans ses draps ?

— Papa va aller à l’hôpital, mais tout va bien se passer.

Ses poils se dressèrent sur sa nuque. Lily ne criait plus.

Arthur releva les yeux. La petite s’était effondrée sur le parquais froid. Ignorant sa douleur, il sauta du lit et rejoignit sa fille sur le sol.

— Lily !

Elle respirait, et sous ses paupières, ses yeux s’agitaient nerveusement. Elle était sous le choc. De tout ce sang. De la mort qui les avait guettés une fois de plus. Arthur sentit les larmes lui monter aux yeux. C’était ça, la véritable souffrance. Il ne craignait pas que ça soit ses côtes qui saignent, mais son cœur.

Au loin, les sirènes s’invitèrent une fois de plus dans le quartier, cette fois, pour lui. Il ne devait pas retirer sa main de la plaie. Il le savait. Il chuchotait des mots doux à sa fille évanouie, en lui caressant les cheveux. L’écarlate teintait maintenant le blond de paille.

Arthur entendit les pas saccadés sur les marches dans l’escalier, la porte d’entrée s’ouvrit dans un fracas assourdissant. Alors, il savait qu’il pouvait lâcher prise.

— Monsieur ? Monsieur, vous m’entendez ?

La dernière chose qu’il vit avant de sombrer dans les ténèbres fut le petit tableau sans visage à côté de Lily, et un éclair argenté sous le lit.

Quand il ouvrit les yeux, Arthur se sentait léger. Tout tourment s’était évaporé de son esprit. Son corps ne le faisait plus souffrir non plus, à croire qu’il s’était libéré de son enveloppe et de ses limitations. Il ne parvenait pas à savoir où il se trouvait, mais le soyeux textile sur lequel il reposait pouvait bien avoir été tissé par les anges.

Ses facultés visuelles se manifestèrent quelques minutes (ou étaient-ce quelques heures ?) après son éveil. Il faisait jour. Il faisait clair. Et le soleil brillait à travers la grande fenêtre. Tiens ? Ce n’était pas la maison. Les nuances de lumière différaient de l’appartement.

Ce fut l’odeur du chlore qui lui communiqua une vague idée de l’endroit où il avait atterri après la confusion de la veille. Presque immédiatement, sa côte gauche le lança. Il serra les dents, néanmoins, ses bras refusèrent de se soulever. Il était encore bien faible.

Enfin, il comprit. L’hôpital.

Les ambulanciers de la veille lui avaient donc sauvé la vie. Il lui était encore impossible de comprendre comment il s’était perforé le ventre.

Un infirmier entra dans la chambre, tout sourire au bout de quelque temps, suivi d’un médecin, dont l’enthousiasme irrita Arthur.

Apparemment, un objet métallique pointu était à l’origine de sa blessure. Un couteau de cuisine avait proposé le chirurgien. C’était ridicule. Arthur ne dormait pas avec des couteaux de cuisine !

— Les ambulanciers ont mentionné votre fille ? remarqua le médecin.

— Comment va-t-elle ? s’enquit Arthur. Je crois qu’elle s’est évanouie en me voyant. Où l’avez-vous emmenée ? Est-elle à l’hôpital ?

— Ne vous inquiétez pas. Votre voisine s’est proposé de prendre soin d’elle auprès des ambulanciers. Elle les aurait interceptés dans la cage d’escalier.

Cathy la Catho ne laissait décidément pas une chance de mettre son nez quelque part. Le jeune père se ressaisit. Il réalisa qu’il lui devait, après tout, une fière chandelle.

En effectuant un bref examen post-opératoire, le médecin précisa à Arthur que l’intervention s’était bien passée. Elle avait été nécessaire pour s’assurer qu’aucun organe n’avait été touché avant de refermer la blessure. Une myriade d’agrafes chirurgicales resserrait la peau en une affreuse cicatrice.

Après quoi, Arthur envoya un message à Idris, du premier étage. Le jeune père et l’étudiant s’entendaient bien et avaient échangé leur numéro de téléphone plus tôt dans l’année.

Il lui demanda d’aller frapper chez Catherine pour qu’elle l’appelle sur son portable.

Le soleil déclina à l’horizon, et bientôt l’anesthésie ne fit plus effet. L’inconfort grandissait à chaque seconde qui passait, et la perspective de rester à l’hôpital une nuit supplémentaire ne l’enchantait guère.

Lorsque le ciel prit une teinte orangée, on frappa à la porte pour la énième fois de la journée. Sans doute une infirmière, pensa Arthur. Pris de nausée, il n’invita pas qu’on rentre, mais la poignée cliqueta quand même. Le jeune homme fit balancer sa tête endolorie sur son oreiller pour lancer un regard réprobateur à l’intruse.

Il ne la reconnut pas tout de suite. Sa silhouette trapue baignait dans la lumière du crépuscule, recroquevillée sur une canne de bois. D’un pas traînant, elle s’approcha du lit et s’assit sur le siège en face d’Arthur. L’incendie semblait avoir alourdi le poids des longues années qu’elle avait vécues.

— Madame Fernandez ?

— Bonsoir, jeune homme.

Son fort accent roulant n’empêchait en rien la compréhension de son français. Arthur tenta de se redresser sur son oreiller mais l’initiative lui arracha une grimace de douleur.

— Économisez vos forces, mon garçon. Vous allez en avoir besoin.

— Je pensais que vous étiez à l’hôpital…

— Je suis à l’hôpital. Je ne suis pas censée sortir de ma chambre, mais je les ai vus vous amener au bloc la nuit dernière. Dios mío… Je suis resté bien trop longtemps ici. Je savais bien qu’un malheur se produirait.

Elle soupira en un râle menaçant. La fumée toxique lui avait esquinté l’œsophage.

— Je ne vous comprends pas, madame…

— Je vous avais dit de ne pas la ramasser. Je vous avais dit de ne pas l’amener avec vous.

Arthur fronça les sourcils. Il se rappela vaguement l’expression de terreur de sa vieille voisine lorsqu’elle avait été emmenée par les ambulanciers la nuit de l’incendie.

— De quoi parlez-vous ?

— De Dolores, bien sûr. J’imagine qu’elle vous a déjà dit son nom.

Le jeune père posa sa main sur son bas ventre pour calmer ses nausées. Madame Fernandez avait très mal choisi son moment pour papoter sur le tableau que Lily avait trouvé. Un détail ne collait pas cependant… Comment la vieille Espagnole connaissait-elle le nom que sa fille avait donné à la princesse ?

— Nous vous la rendrons, madame.

— Oh, je n’en veux pas plus que vous. Mais oui, vous me la rendrez, ça, c’est sûr. Elle est mon fardeau.

— Si ça ne vous dérange pas, articula Arthur avec difficulté, je vais me reposer maintenant.

— Dites-moi ? Comment vous êtes-vous blessé ?

Le jeune père commençait à s’agacer de la présence de sa voisine. Elle se sentait peut-être seule ? Catherine lui avait bien dit qu’elle n’avait ni famille ni ami. Cela étant, elle lui avait également raconté que la vieille Espagnole ne parlait pas un mot de français. C’était, de toute évidence, incorrect.

— Je ne me souviens pas. J’étais en train de dormir. Les médecins ont mentionné un couteau, mais j’ai beau être maladroit, je n’irais pas jusqu’à me couper en dormant.

— Et ?

— Et la douleur m’a réveillé. Lily a dû m’entendre crier, parce que…

— Parce qu’elle était avec vous lorsque vous avez émergé, l’interrompit la vieillarde.

La froideur de ses paroles se propagea dans toute la pièce.

— Je ne vois pas ce que vous insinuez, madame, et sans vous manquer de respect…

— Je n’ai que faire du respect. Nada ! Vous avez invité un esprit frappeur dans votre maison en lui offrant sur un plateau d’argent exactement ce qu’il cherchait !

Cette fois, douleur ou pas douleur, Arthur se redressa. Il accordait maintenant toute son attention à la vieille dame. Ou plutôt, à la vieille folle !

— Ne me regardez pas comme ça, grinça-t-elle en frappant du sol de sa canne de bois sombre. Je ne suis pas sénile. Votre fille est tombée sous l’influence de Dolores, j’en ai bien peur. Et celle-ci a cherché à vous retirer de l’équation.

— Je crois que vous devriez partir…

— Rien d’inhabituel n’est arrivé cette semaine ? Depuis l’incendie ?

Enveloppés de rides profondes, les yeux marron clair de la vieille dame le fixaient sans ciller. Arthur aurait voulu répondre que non. Que cette hypothèse ne tenait pas la route ! Que tout allait bien au quatrième étage, merci bien !

Puis… Il repensa aux querelles qui l’avaient opposé à sa fille cette semaine. Au comportement méprisant, voire violent, de Lily à l’école autant qu’à la maison. Comment elle avait défiguré le petit tyran qui lui causait des soucis à l’école. Comment elle avait nié avoir déverrouillé les fenêtres et le balcon, cette nuit-là.

De nombreuses fois, les derniers jours, Arthur avait voulu frapper à la porte de la chambre de Lily. Pour s’excuser. Pour apaiser les tensions qui s’étaient immiscées entre eux. Mais il s’était ravisé chaque fois, en entendant la petite voix fluette de sa fille à travers les murs. Il avait pensé que parler seule lui permettait d’y voir plus clair. N’était-ce pas commun chez les enfants ?

Madame Fernandez pinçait les lèvres. Elle le reluquait en attendant que ces paroles sèment le doute dans l’esprit du jeune homme. Il était vrai qu’il avait ressenti une sensation désagréable en posant les yeux sur le tableau pour la première fois. Un frisson venimeux avait crapahuté tout le long de sa colonne vertébrale… Il ne pouvait non plus nier que Lily nourrissait un intérêt presque inquiétant pour la princesse sans visage. Mais… de là à affirmer que la peinture renfermait un esprit démoniaque ?

« J’ai peur…

— De quoi ? »

Le souvenir duquel il avait été éjecté la veille retrouva le chemin de ses pensées. Son estomac se tordit. Il connaissait trop bien la réponse à cette question maintenant. Car ce qui terrifiait Camille avant qu’elle ne mette Lily au monde, Arthur le craignait aussi. Jour après jour. Et ce jour-là, plus que jamais.

Et si madame Fernandez avait raison ? Et si cette Dolores était bien plus qu’un simple tableau inquiétant. Et si Lily était en danger ?

Son regard croisa de nouveau celui de la vieille dame, qui étouffait une quinte de toux en serrant sa canne à s’en faire craquer les phalanges. Elle comprit à l’expression confuse de son voisin qu’il était prêt à écouter.

Elle se releva difficilement et contourna le lit où était allongé Arthur. Les yeux de la doyenne balayèrent la place par la fenêtre. Les derniers rayons orangés scintillaient dans sa chevelure argentée.

— Dolores était une infante espagnole. Une princesse, fille de Philippe IV, que l’on appelait souvent le Roi-Planète. Il s’était inspiré de son homologue français Louis XIV qu’il considérait comme un modèle. Comme lui, il méprisait le peuple qu’il était censé protéger. Comme lui, il ignorait les droits fondamentaux des Humains. Et comme lui, il déshonorait la reine et batifolait avec ses favorites.

— En quoi cela a-t-il à voir avec votre tableau ?

Un éclair fusa sur le visage ridé de la vieillarde. Elle toisa Arthur du regard.

— Ça a tout à voir, mon garçon. Car si vous cherchez dans les livres d’histoire le nom des enfants de Philippe IV, vous ne trouverez pas le nom de Dolores…

Le jeune homme prit quelques secondes pour comprendre où la conteuse voulait en arriver :

— C’était une enfant illégitime ? N’est-ce pas ?

Madame Fernandez acquiesça :

— Oui. Le roi avait mis une de ces favorites enceinte. Il tenta de la faire taire avec de l’argent, mais quand elle mourut en couche, ses conseillers l’avisèrent de recueillir l’infante bâtarde et de l’élever en secret. Elle fut cachée de tous, confiée à une nourrice et cloîtrée dans une tour isolée du château où le roi résidait. Son père lui rendait parfois visite. La pauvre enfant ne connaissait pas d’autre monde que le plancher grinçant de la tour et les seins asséchés de sa nourrice.

Fernandez fut prise d’une nouvelle quinte de toux. Arthur n’en était pas certain, mais il pensait percevoir une profonde tristesse dans la voix de la vieille dame. D’un geste de la main, il l’invita à s’asseoir au bout de son lit. Elle se laissa tomber sur le matelas, reconnaissante.

Le jeune homme n’avait jamais été très bon en histoire. Néanmoins, le récit de sa voisine éveillait un souvenir fugace dans son esprit. Se pouvait-il qu’il l’ait déjà entendu ?

— Un beau jour, la nourrice s’éteignit. En plus de la solitude dans laquelle elle vivait, l’infante bâtarde avait perdu la seule mère qu’elle n’ait jamais connue. Désormais jeune fille, elle supplia son père de la laisser quitter sa tour.

— L’a-t-il accepté ?

Arthur se surprit à écouter l’histoire de la princesse avec attention. Était-ce par sympathie pour elle ? Ou parce qu’elle lui rappelait, à bien des égards, sa propre princesse ?

— Le roi Philippe était bel homme. Il avait un visage singulier et beau qu’il n’avait transmis à aucun de ses héritiers. Mais elle… La fille illégitime… Elle lui ressemblait. Beaucoup trop pour prendre le risque qu’elle soit reconnue par des membres de la cour. Il l’autorisa à quitter ses lugubres appartements à la seule condition qu’elle porte à tout moment un masque sur son visage.

Le jeune père mit enfin le doigt sur le souvenir qui lui titillait les synapses. Louis XIV, le Roi-Soleil, la source d’inspiration du père de Dolores…

— Bien sûr, s’exclama-t-il. Philippe IV avait sans doute entendu parler du jumeau de Louis XIV. Celui qui se cachait derrière le masque de fer. Il s’en est inspiré pour dissimuler l’identité de sa propre fille.

— C’est exact ! Nul ne vit jamais les traits de l’infante bâtarde. Après quelques années, elle comprit qu’elle ne serait rien d’autre que cela… Une enfant maudite dont le visage resterait inconnu de tous.

— Que lui est-il arrivé ?

— Malheureuse et consciente que jamais son père ne l’aimerait, la jeune fille sauta du haut de sa tour. Ironie du sort... Son visage fut endommagé par sa chute. Pris de scrupule, son père dépêcha un peintre pour lui rendre hommage de manière posthume. Mais, personne ne savait réellement à quoi l’infante illégitime ressemblait. Et ainsi, l’artiste la laissa sans visage.

Le souvenir douloureux de la mort de Camille s’imposa à l’esprit d’Arthur. Pouvait-ce être une coïncidence que l’esprit frappeur qui manipulait sa fille ait connu un sort similaire à celui de compagne ?

— Mais que veut-elle ? Que veut Dolores ? s’agita-t-il sur son lit d’hôpital. Pourquoi s’en prend-elle à Lily ?

— N’est-ce pas évident ? Lily a tout ce qu’elle n’a pas eu la chance d’avoir. Un cœur qui bat. Un père aimant. Un visage…

Le sang d’Arthur se glaça dans ses veines. Une larme perla sur la joue plissée de la vieillarde.

— Dolores veut voler la vie de Lily.

Une vibration brisa le silence de plomb qui s’était installé dans la chambre alors que la dernière lueur solaire disparut à l’horizon. La respiration haletante, le jeune homme ne comprit pas tout de suite qu’il s’agissait de son téléphone portable sur la table de nuit. Son attention s’accrochait toujours au terrible récit de madame Fernandez, mais il se souvint que rien de tragique ne s’était encore produit.

Il détourna les yeux de sa voisine et s’empara de son téléphone. Toute douleur l’avait quitté. Le récit de la vieille dame l’avait chassée de son organisme.

— Ce doit être Catherine… Elle s’occupe de Lily.

Il baissa les yeux.

« Idris »

Étrange… Il fit coulisser l’icône verte et porta l’appareil à son oreille.

— Idris ? Que se passe-t-il ? Où sont Catherine et…

— Arthur ! articula l’étudiant, essoufflé. Je ne sais pas comment te le dire…

La nausée se réinvita instantanément. Les poches lacrymales du jeune père le picotèrent avec intensité.

— Quoi ! Que s’est-il passé ?

— Tout le monde est devant l’immeuble. Lily est à ton balcon et… On dirait qu’elle va sauter.

Les cheveux au vent, la petite fille scrutait l’horizon. Au loin, le soleil venait de disparaître. Debout sur le rebord de pierre, Lily comprenait ce qu’il adviendrait si elle perdait l’équilibre. C’était arrivé à Maman. Alors ? Se pouvait-il qu’elle la rejoigne ?

Les visages terrifiés des gens en contrebas l’intriguaient. Certains cachaient leurs émotions derrière un téléphone tendu vers le ciel. Ah ! Les adultes et leur portable… Toute une histoire.

La toile où était peinte Dolores attrapait le vent et la poussait davantage vers le précipice. Son amie savait comment elle se sentait. Le souvenir de Maman lui rongeait les os. Le rejet de Papa lui brisait le cœur. Peut-être ainsi pourrait-elle se libérer de ses tourments ? Après tout, il suffisait d’écouter la petite voix de la princesse dans ta tête :

« Envole-toi, Lily. Envole-toi. »

Épisode 4

Il ne manquait presque rien. Quelques centimètres au plus, pour que cesse cette douleur pressante dans sa poitrine. Lily avait mal au cœur. Mal à ses sentiments. Maman était partie, Papa était fâché contre elle, et… Elle ne voulait pas l’admettre, mais elle savait. S’il avait été emmené par les ambulanciers, c’était de sa faute.

Jamais elle ne voudrait faire du mal à son père, non jamais ! Le couteau lui avait-il échappé des mains ? Ou un éclair de folie lui avait-il pris possession de son esprit ? Elle ne s’en souvenait pas. Pendant quelques instants, son corps avait agi seul, poussé par une force douce et chaude. C’était comme si elle s’était rendu compte à quel point vivre lui demandait un effort et qu’une petite voix lui avait intimé « ne t’inquiète pas, je prends le relais ».

De gros nuages s’accumulaient au-dessus des toits de la capitale et reflétaient les lumières des lampadaires en contrebas. La petite fut prise de frissons. Il commençait à faire froid. Nous étions le dernier jour d’octobre. Elle aurait dû descendre dans les rues, déguisée en reine élégante, à la recherche de récompenses sucrée.

Mais cette année, elle ne se prêterait pas à ce cambriolage communément autorisé. Car ce soir, aussi terrifiant et intimidant que cela lui paraisse, la récompense serait différente. Un peu douce-amère. Oui, elle laisserait derrière elle Papa, l’école, et même Dolores… Mais elle retrouverait Maman. Ça, c’était la princesse qui lui avait promis.

Plus déterminée que jamais, Lily lança un dernier regard à son amie, dont les traits épais s’estompaient à chaque goutte de pluie qui trouvait son chemin sur la toile. Elle la serra tout contre son cœur pour la protéger de l’orage, pris une profonde inspiration et, ferma les yeux.

« Envole-toi, Lily. »

Elle ne pouvait plus faire marche arrière à présent. Le futur était là, devant elle. À un pas en avant dans le vide.

QUELQUES HEURES PLUS TÔT

— Je crois que j’ai un peu de rouge ! s’exclama Catherine en se levant du vieux canapé de cuir. Je suis vraiment désolée, ma petite chérie. Ça fait bien longtemps que mes enfants ne font plus de dessins. Ils ont leurs propres enfants maintenant, et… enfin, ils ne viennent pas voir leur grand-mère autant qu’elle le voudrait. Je vais voir dans le secrétaire, il me reste sûrement quelques couleurs.

Lily hocha la tête sans détacher son regard de la feuille griffonnée. Il était rare qu’elle dessine. Elle préférait jouer avec ses peluches, ou construire des villes extraordinaires avec ses kaplas. Mais il n’y avait pas de kaplas chez Madame Catherine et les peluches, en plus d’être affreuses, sentaient la poussière et le renfermé.

Après un petit déjeuner, toutefois excellent, de petits pains toastés et de confiture de myrtilles, la voisine avait proposé que Lily fasse un dessin pour son père. D’après elle, ça « égaierait » sa chambre d’hôpital.

La petite tête blonde n’y croyait toujours pas. Papa était à l’hôpital…

De grosses gouttes salées trouvèrent le chemin de ses yeux et s’écoulèrent sur ses joues avant de terminer leur course sur Maman, toute faite de traits longilignes, sur la feuille. Son visage doux se dilua sur le fond blanc, et bientôt, elle ressembla davantage à Dolores qu’à sa mère.

— Ne pleure pas, ma petite chérie, dit Madame Catherine en se rasseyant. Les ambulanciers ont dit que ce n’était pas trop grave. Il sera sur pied très vite, ton Papa. Tiens ! J’ai trouvé un crayon rouge.

— C’est ma faute, marmonna la petite en s’essuyant les yeux. Je… je voulais raccrocher Dolores, et…

— Oh non. Non, ne dis pas ça. Parfois, Il nous impose des épreuves difficiles, mais c’est pour notre plus grand bien. Crois-moi.

— C’est qui, il ?

La voisine posa ses poings sur ses hanches, et fronça les sourcils :

— Le Grand Manitou, bien sûr.

Lily retourna à son dessin, déboucha le crayon rouge et coloria la robe qu’elle avait créée pour sa propre réplique de papier. Elle avait presque terminé le portrait de famille. Il manquait encore un peu de couleur, mais ça serait bientôt arrangé.

— Ton papa va être très content. Vous êtes tout beaux, tous les trois. Mais… Tu as oublié de te dessiner un visage, non ?

Le tic-tac de la vieille horloge murale répondit à Madame Catherine. Aussi, elle tenta une nouvelle approche :

— Tu devrais ajouter tes beaux yeux verts.

— Je n’ai pas envie. C’est pour être comme Dolores.

La main noueuse de la voisine agrippa le collier noir qu’elle portait.

— Ah… Oui… Dolores. Tu sais, je me rappelle l’avoir vue dans le salon de madame Fernandez, ce tableau. Il est très, très vieux. Il appartient à sa famille depuis de nombreuses années. Je crois même que c’est un parent à elle qui l’a peinte. Lorsqu’elle reviendra, il faudra la lui rendre.

Lily s’interrompit dans son mouvement répétitif. La mine du feutre rouge s’immobilisa sur la feuille et une tâche écarlate commença à grandir sur le grain. Rendre Dolores ? Le pouvait-elle ? Le devait-elle ?

La princesse se sentait bien plus chez elle que dans l’appartement de la vieille dame. Elle le lui avait affirmé. De sa main libre, elle chercha le sol en quête du tableau, mais elle se souvint qu’elle l’avait laissé par terre dans la chambre de Papa, deux étages au-dessus. Son estomac se serra. Non. Non, décidément, elle ne pourrait se résoudre à redonner la princesse.

— Alors j’espère que madame Fernandez ne reviendra jamais, conclut-elle en reprenant à colorier.

Presque instantanément, Catherine plaqua sa main sur son cœur en hoquetant. Son visage se peignit d’une expression horrifiée, les lèvres retroussées, et les yeux ouverts comme des grandes balles de tennis.

— Comment peux-tu dire des choses pareilles ! Ce n’est pas bien, Lily. Pas bien du tout.

La petite plongea ses yeux émeraude dans ceux de sa voisine.

— Je ne veux pas que Dolores s’en aille. Jamais.

— Ah, ce n’est pas à toi d’en décider.

— Je ne vous ai pas demandé votre avis, d’abord ! s’insurgea Lily en se levant d’un bond.

— Alors ça, c’est fort ! riposta Catherine en bondissant à son tour. Je n’ai jamais permis que mes enfants me parlent comme ça, et je ne commencerai pas à l’accepter maintenant.

— Vous n’êtes pas ma mère !

— C’est typique des pères isolés. Ils ne savent pas inculquer la politesse. Mais quand je lui confierai ce que tu viens de dire, Lily, crois-moi, ton papa ne sera pas content. Il sera très déçu.

Encore ce mot. « Déçu ». Maintenant, Lily comprenait son sens. Oui, elle avait déçu Papa. Après cette nuit, plus jamais il ne l’aimerait comme avant. Elle l’avait bien senti après avoir défiguré Élie. Quelque chose s’était brisé entre eux. Qu’allait-il penser, désormais ? Qu’elle s’était vengée en l’attaquant au couteau ?

Des larmes plus piquantes encore lui montèrent aux yeux.

— Je veux voir Dolores.

— C’est hors de question ! Je pense que tu devrais réfléchir à tes actions, jeune fille.

— Laissez-moi monter ! J’ai besoin d’elle, et elle a besoin de moi.

Catherine croisa les bras et contourna le canapé, pour s’emparer du téléphone, sur le meuble derrière le sofa.

— J’appelle ton papa tout de suite ! Une chance que ce jeune du premier soit passé me donner son numéro plus tôt !

La colère gonfla à l’intérieur de la petite fille, enivrant ses poumons d’un poison irritant :

— Je sais que vous avez les clés de chez moi sur vous. Donnez-les-moi.

— Ah non, je ne crois pas !

Le combiné du téléphone émit de petits bips électroniques lorsque l’insupportable bonne femme appuya sur les chiffres du vieux cadran. Le cœur battant la chamade, Lily tentait de trouver un moyen d’arrêter la catastrophe. Elle serra les poings, impuissante face à la décision de sa voisine de confirmer à son père qu’elle n’était plus digne de son amour.

« Ne la laisse pas faire. »

La petite voix dans sa tête qu’elle savait celle de Dolores était de son côté. Catherine lui lança un dernier regard avant de se tourner vers la porte d’entrée, le combiné à son oreille. Que pouvait-elle faire, à présent ?

« Papa ne doit pas savoir, Lily. Empêche-là. »

Comme si le Grand Manitou lui envoyait une solution, la voisine arrangea le col de son pull-over, et le collier de perles noires laissa échapper un petit cliquetis.

« Oui. Vas-y. »

Sans y réfléchir davantage, la petite escalada le canapé sur ses quatre membres en criant aux diables et aux anges. La voisine n’eut pas le temps de réagir. Bientôt, le petit corps enragé s’agrippa au chapelet qui se plaqua contre la gorge nue de la cinquantenaire. Dans un hoquet de surprise, celle-ci laissa tomber le téléphone, plus soucieuse, maintenant, de libérer la pression des perles sur ses voies respiratoires.

Suspendue dans son dos par le solide lien noir, Lily serrait aussi fort qu’elle le pouvait le chapelet contre la gorge de sa voisine :

— VOUS N’ÊTES PAS MA MÈRE ! SI JE VEUX VOIR DOLORES, JE VERRAI DOLORES.

Cherchant l’air, Catherine tentait de trouver prise sur la diablotine perchée dans son dos, mais c’était peine perdue. Ses jambes se dérobèrent et bientôt ses genoux percutèrent le sol, tandis que les pieds de Lily atterrirent sans difficulté.

La petite se délectait de ce retournement de situation. Le sentiment de puissance que lui insufflaient les petites billes noires en s’enfonçant dans la peau de sa voisine n’avait pas d’égal. Troisième sonnerie. D’un rapide mouvement du pied, elle écrasa le téléphone qui poussa un dernier soupir électronique avant de s’éteindre.

Un cri effroyable s’échappa des poumons de la petite fille alors que les doigts crispés de sa voisine finirent par se détendre. Ses bras anguleux cessèrent de s’agiter et bientôt, le chapelet ne fut qu’un filament contrôlant les mouvements d’un pantin inanimé.

Combien de temps passa avant que Lily lâche prise ? Avant que le corps de sa voisine s’écrase en un bruit sourd sur le sol ? Impossible à dire. C’était fini. Rien ne se dressait plus entre elle et son amie.

La première poche était vide, mais dans celle de droite abritait les clés de l’appartement du quatrième étage.

Sans même se soucier de fermer la porte derrière elle, Lily abandonna sa voisine et monta les marches quatre à quatre. Elle eut du mal à atteindre la serrure, mais bientôt, le battant s’ouvrit et la voix intérieure de Dolores retentit une fois de plus :

« Viens. »

— Je suis là ! J’arrive, Dolores.

En quelques enjambées, Lily se retrouva dans la chambre de son père et plaqua le tableau tout contre son cœur. Enfin. Enfin, elle pouvait respirer. Dehors, le soleil déclinait, et la chambre de Papa s’enfonçait de plus en plus dans l’obscurité. Elle refusa d’ouvrir les yeux, de peur de découvrir les draps écarlates, là où son père s’était blessé la veille.

« Oh… Lily. Ton père s’est-il vraiment blessé ? »

Le ton de la princesse avait changé. Il se rapprochait davantage de celui qu’avait observé Catherine lorsqu’elle avait tenté de la réprimander.

« Ne penses-tu pas y être pour quelque chose ? »

— Non, je… tenta de se justifier la petite. Je ne me souviens pas, je te promets. Je n’ai rien fait, Dolores.

« Et cette pauvre Catherine ? Papa ne sera pas content. »

Cette fois, Lily éloigna le tableau de sa poitrine et reluqua la princesse sans visage.

— Mais… Tu m’as dit de ne pas me laisser faire ! C’est toi qui…

« Elle est morte, Lily. Elle est morte par ta faute. Comme Maman. »

Des tremblements désagréables fourmillèrent à travers tout son petit corps. Elle pouvait nier que Papa s’était blessé à cause d’elle. Que Catherine ne dormait pas d’un simple sommeil de l’innocence. Mais ça… Comment pouvait-elle le réfuter ?

— Maman était malheureuse… se défendit-elle, en luttant contre les larmes.

« Elle avait trop peur pour toi. Et c’est cette peur qui l’a détruite. Ne te rappelles-tu pas les disputes avec Papa ? Du jour où elle a dit que c’était trop pour elle. Qu’elle partirait pour toujours. »

— Tu n’étais même pas là.

« Mais toi, si. Et c’est ça qui compte. Tu sais que Maman était triste. Parce que Maman ne supportait pas d’être Maman. »

Lily aurait juré entendre son cœur se briser. Elle savait que Dolores avait raison.

« Maman va mieux maintenant… Elle est en paix. Et elle t’attend. »

Dans le salon, le cliquetis significatif des serrures se fit entendre, et un courant d’air pénétra dans l’appartement. Sans aucune crainte, Lily se releva et sortit de la chambre de son père. Les rideaux translucides virevoltaient dans l’air, et la porte du balcon s’était ouverte en grand, invitant Lily à retrouver Maman.

— 46, rue du Bois Doré ! ordonna Arthur au chauffeur de taxi.

— Ben dites donc, monsieur, vous auriez pas oublié de mettre des vêtements, par hasard ?

Depuis la plage arrière, Arthur tendit un billet de cinquante au chauffeur qui s’en empara sans poser davantage de questions. Le moteur s’embraya et la 5008 s’élança sur la route. Arthur tenta, tant bien que mal de refermer son accoutrement post-opératoire, qui laissait passer un courant d’air glacial dans son dos.

— Jeune homme, s’alarma la vieille Espagnole à ses côtés. Nous nous remettons à peine de soins médicaux… Il y a encore quelques minutes, vous étiez branchés par tous les bouts. Les médecins ne savent même pas que nous sommes partis.

— Je m’en contrefous ! Ma fille est sur le point de sauter du quatrième étage, vous ne pensez quand même pas que je vais rester les bras croisés à ne rien faire ?

— Comment ? s’étonna le chauffeur. Nom de dieu. Accrochez-vous, je vais sûrement griller quelques feux.

En effet, le véhicule prit encore plus de vitesse, et le cœur d’Arthur s’emplit de gratitude.

— Vous nous mettez en danger tous les deux, s’exclama madame Fernandez.

Sous la lumière des lampadaires qui défilait dans la voiture, la vieille Espagnole vit le regard assassin du jeune père.

— Non ! C’est vous qui nous avez mis en danger. Comment savez-vous toutes ces choses sur ce tableau ? Pourquoi ne vous en êtes-vous pas débarrassé ! C’est insensé !

Le chauffeur braqua à droite et la voiture bifurqua violemment. Arthur avait la tête qui tournait, et privé de son cocktail médical, les nausées et la plaie à son flanc gauche devinrent très désagréables.

La vieille dame plaqua sa main contre sa bouche et retint des sanglots. Elle s’assura que le chauffeur ne les écoute pas. L’homme bedonnant à la casquette était bien trop occupé à zigzaguer entre les automobiles.

Le regard insistant d’Arthur finit de la faire avouer :

— Il faut que vous compreniez que c’était ma responsabilité de garder ce tableau. M’en débarrasser ? La bonne affaire. Et si quelqu’un d’autre l’avait trouvé sans en connaître l’histoire ?

Inès Fernandez se souvint du jour où son père lui avait conté l’affreux passé de Dolores. Et comment son ancêtre l’avait peinte sans pouvoir visualiser les traits de son visage meurtri.

— Ce tableau est dans ma famille depuis des siècles. Lorsque le Roi-Planète est mort, le peintre, qui n’était autre que mon aïeul, en a hérité. Qui d’autre aurait voulu avoir le portrait d’une infante bâtarde ? Ce fut lui, Ignacio, qui a remarqué les étranges phénomènes qui accompagnaient le tableau. Les murs qui craquaient. Les objets inanimés soudain pris de mouvements… Le comportement inhabituel des enfants autour de lui.

Arthur secouait la tête de gauche à droite, comme s’il tenait à se réveiller d’un mauvais rêve.

— C’est impossible.

— Et pourtant, ça l’est, répondit sèchement Inès. Ignacio comprit rapidement que le tableau était habité par Dolores et que jamais il ne pourrait le laisser à quelqu’un d’autre. Lorsque mon père est mort, c’est moi qui en ai hérité. Alors les souvenirs de mon enfance me sont revenus… Les voix… Les idées lugubres, parfois violentes. Et ce besoin de l’avoir à mes côtés. Heureusement, ma famille était au courant des tentatives de Dolores de m’assujettir. J’ai vécu la plupart de mon enfance en pension. Et, une fois adulte, j’ai décidé que je n’aurais pas d’enfant. Je ne voulais pas imposer ce fardeau à une autre génération. Puis un jour… Lily est arrivée dans l’immeuble.

— Imbécile ! s’exclama le chauffeur en adressant un geste grossier à un autre automobiliste qu’il était en train de dépasser.

— Je crois que je vais vomir… balbutia Arthur. Je ne sais pas si c’est la conduite du taximan, le choc post-opératoire ou votre histoire qui me soulève plus le cœur.

— Eh ! Je fais ce que je peux pour arriver à temps pour vot’ fille, mon gars.

Le jeune père sembla ignorer la remarque du chauffeur.

— Comment veut-elle s’y prendre ? demanda-t-il à voix basse à Inès. Comment Dolores peut-elle voler la vie de Lily ?

L’estomac de la vieillarde se serra. C’était la partie de l’histoire qu’elle craignait plus raconter. Ses ancêtres s’étaient longuement documentés sur les méthodes des esprits frappeurs. Ils avaient consulté des chamans, des sorciers, des métaphysiciens…

— Eh bien… Ce n’est qu’une supposition. Nous pensons que pour prendre possession complète d’un corps, le fantôme doit forcer l’esprit original à s’arracher à son enveloppe.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites !

Inès soupira. Elle redoutait l’usage de mots trop crus. Mais l’heure était trop grave pour peser ses propos.

— Si Lily meurt, son corps ne sera qu’une carcasse vide. Alors, Dolores pourra s’extirper de sa toile et redonner un nouveau souffle à son enveloppe charnelle. Une fois le cœur reparti, le corps commencera à guérir. Une nouvelle chance avec un nouvel esprit.

L’expression horrifiée d’Arthur glaça le sang de la vieille espagnole. Elle savait que tout était sa faute. Elle avait pourtant essayé de garder le duo familial à l’écart. Elle s’était montrée froide, voire hostile à leur égard. Mais Dolores avait trouvé un moyen…

— L’incendie… C’était elle ? marmonna Arthur. N’est-ce pas ?

Le véhicule freina. Les deux voisins sortirent de la voiture sans même remercier le chauffeur, qui ne s’en offusqua pas. Il ouvrit lui-même la portière, et découvrit un décor digne d’un film catastrophe. Les habitants de l’immeuble affichaient des mines horrifiées, le nez levé vers un point fixe dans le ciel. Les hélicoptères aux alentours couvaient leurs conversations paniquées.

La police terrestre s’activait en bas de l’édifice, en demandant au groupe de s’éloigner. Une patrouille sortit par la porte d’entrée. Ils poussaient, le visage fermé, un brancard où reposait un sac noir, de taille humaine. Un corps.

— Nom de dieu…

— Impossible d’entrer au quatrième étage, s’écria un policier. On dirait que la porte est coincée.

Les faisceaux de lumière des hélicoptères se rejoignirent sur le plus haut pignon de l’immeuble, éclairant un balcon où, tremblant, un petit corps frêle se penchait au-dessus du vide.

« Tu peux le faire, Lily. »

Elle n’était plus aussi sûre. Toute cette agitation en bas, et le mouvement des gros hélicoptères dans le ciel la terrifiaient. À la lumière des lampadaires, derrière les véhicules de police, la petite fille aperçut une élégante voiture noire avec un beau signe lumineux sur le toit. Un taxi ?

C’est alors qu’elle le vit : Papa. Dans un habit bleu d’hôpital. Il était là. Il n’était plus en danger. Un sourire naquit sur le visage de Lily. Les ambulanciers n’avaient donc pas menti ? Sa blessure n’était pas vraiment pas trop grave.

« Ça ne change rien au fait que c’est toi qui lui as fait du mal. Tu le sais bien. »

Lily secoua vivement la tête pour chasser cette pensée. À présent, Papa levait les yeux. Elle était trop haute pour voir son doux visage avec précision, mais elle put y lire une expression inquiète. Papa s’inquiétait pour elle. Un doux sentiment parcourut son corps.

Bam. Bam. Bam. Quelqu’un tentait de forcer la porte d’entrée. Elle était néanmoins solidement fermée, bien que Lily ne se souvienne pas l’avoir verrouillée.

« Envole-toi ! »

Cette fois, la voix intérieure de Dolores la fit sursauter, et elle entendit une vague de panique prendre possession de l’assistance, en bas. Papa criait son nom, désormais à genoux sur le sol. Quelqu’un posait une main sur son épaule pour le réconforter.

— Madame Fernandez ?

« Saute ! Maintenant ! »

À travers ses propres veines, Lily pouvait sentir le sentiment d’urgence de son amie, comme si le tableau lui communiquait la volonté de Dolores. Elle savait que si sa propriétaire s’emparait de la petite peinture, plus jamais elle ne verrait sa princesse.

Cette idée lui était tout bonnement insupportable.

Boum. Boum. Boum. Crac !

Lily vit volte-face et manqua de perdre l’équilibre. La porte d’entrée avait cédé et un groupe d’hommes en uniforme pénétrèrent dans le salon.

— On a un visuel ! Petite ! Descends !

« NON ! »

La pensée assassine de Dolores surprit Lily alors que le battant de la porte du balcon se referma de lui-même avec une violence inouïe. La petite laissa échapper un petit cri de stupeur.

— Qu’est-ce que tu fais ! Ne leur fais pas de mal !

« C’est toi qui as fait du mal aux gens, Lily. Pas moi. Pense à Maman ! Serait-elle morte si tu n’étais pas née ? Aurait-elle perdu sa joie et son désir de vivre si elle n’avait pas terni son existence pour s’occuper de toi ? »

— Je ne sais pas… Papa dit que ce n’est pas ma faute ! Il m’a dit qu’elle était malheureuse, et qu’on ne pouvait rien y faire.

— Un… Deux…

La tentative des policiers de briser la vitre avec un bélier fut interrompue par l’explosion des ampoules au-dessus de leur tête. De grandes étincelles jaillirent du plafond à l’intérieur et bientôt de grandes flammes s'agitaient sur le tapis, bloquant le passage des policiers.

« Alors tu ne sais pas si c’était toi qui as rendu Maman malheureuse ? »

— Non ! Papa m’a dit que non !

« Une seule façon de le savoir… Rejoins-là. Pose-lui la question. »

Lily se détourna des flammes. Après tout… Pourquoi Dolores lui mentirait-elle ? Elle était son amie. Papa pleurait sur le sol. Elle avait pourtant cru qu’il ne l’aimait plus. Cette pensée lui réchauffa le cœur. Mais… Lui… Lui avait-il menti ? Maman était-elle morte à cause d’elle ?

— Ça ne fera pas mal ? marmonna Lily en interrogeant la princesse du regard.

L’étoffe de peinture coulait le long de la toile, criblée de gouttelettes de pluie. Dolores s’effaçait.

« Pas plus que de vivre sans Maman. »

Oui. Elle avait raison. Rien ne pouvait être pire que ça.

À l’intérieur, les policiers avaient éteint le feu. Leurs voix étouffées lui parvinrent à travers le verre de la porte. Elle les ignora, et ferma les yeux. Elle serra le tableau contre elle, une fois de plus, pour le protéger de la pluie.

— Pas plus que de vivre sans Maman.

Et alors que la vitre cédait sous les coups des patrouilleurs derrière elle, tel un ange, Lily prit son envol.

Le petit corps ne fit presque pas de bruit en touchant le sol. Le grondement du ciel, le brouhaha des hélicoptères, le clapotis de la pluie sur les pavés… Le décor s’agitait encore davantage dans la rue. Alors que pour Arthur, le monde venait de s’arrêter.

Son cri désespéré avant fendu l’air en accompagnant la chute de la fillette. La pression de ses poumons s’était relâchée. Il avait eu l’impression que la vie en avait profité pour s’échapper. L’effroi empoisonnait chaque tissu de son être. Affaibli, il avait rampé jusqu’au corps de sa fille, brisé par l’apesanteur.

L’horreur se répétait. Le jour où il avait dû identifier Camille s’imposa à son esprit. La dépression qui avait suivi la naissance de Lily avait eu raison d’elle.

Dès lors, Arthur s’était préparé à vivre une vie seule, aux côtés de sa fille. Il devait être fort pour elle. S’il se brisait, il étaient tous les deux condamnés. Mais aujourd’hui ? Qu’est-ce qui justifiait de rester en vie ? Quel était désormais le sens de son existence maintenant que tout était perdu ?

Arthur continuait malgré lui à hurler à la mort lorsque les ambulanciers l’écartèrent pour se pencher sur le corps de Lily. Il lutta, supplia qu’on ne l’arrache pas à elle, mais bientôt, le groupe médical prit sa place.

Comme pour compatir avec son désespoir, les cumulonimbus cédèrent aux lois de la pression atmosphérique et un coup de tonnerre résonna dans la rue frappée d’un macabre évènement. Le jeune père, qui n’en était plus un, ne fit pas attention au torrent qui dévalait maintenant la chaussée. Autour de lui, les feuilles d’arbre mortes et les papiers oubliés dégringolaient dans la rue avant de plonger dans les caniveaux.

À travers les grosses gouttes, il témoignait de l’effort vain des ambulanciers pour sauver sa petite Lily. Alors qu’une d’entre eux lui assénait de violents coups au niveau de la poitrine, l’autre faisait pression sur un ballon transparent plaqué contre son petit visage éteint.

Madame Fernandez assistait à la scène, les cheveux gris dégoulinant sur ses épaules. Elle murmurait en espagnol. Des prières ?

Idris s’approcha d’Arthur, immobile sur le sol inondé. Le jeune étudiant tentait de prononcer des paroles réconfortantes. Son voisin ne l’écoutait pas. Il faisait face à la vie solitaire qui se profilait devant lui, une fois que les sauveteurs auraient accepté la triste vérité.

Quand soudain…

Le ballon transparent se vida sans l’aide de l’ambulancier. Le rythme d’une respiration saccadé l’animait.

— On a un pouls ! s’écria sa collègue penchée sur la petite fille.

Arthur sentit l’adrénaline envahir son corps. Ignorant les tapes amicales d’Idris, et sa semi-nudité, il bondit sur ses pieds et s’agenouilla aux côtés des ambulanciers. Les cheveux de Lily se mouvaient au rythme du torrent citadin. Ses narines libéraient du sang qui se mêlait à l’eau sur les pavés.

— Lily !

— Monsieur, écartez-vous, s’il vous plaît. Elle est très faible.

— Papa…

Derrière ses paupières qui s’agitaient difficilement, les yeux de la petite fille croisèrent ceux d’Arthur. À la lumière nocturne, l’habituel regard émeraude semblait avoir perdu en éclat, mais il n’avait pas disparu.

Arthur se pencha sur la petite tête blonde en sanglotant. Son cœur s’emplit d’un amour si profond et si pur qu’il faillit en perdre l’équilibre.

— Ma chérie… Tu… Tu vas bien.

— Elle n’est pas sortie d’affaire, répliqua l’ambulancière en obligeant Arthur à s’écarter. Nous avons réussi à la réanimer, mais nous devons l’emmener. Tout de suite.

— D’accord. Bien sûr. Merci. Mille mercis.

— Papa…

— Oui, ma chérie. Je viens avec toi. Tiens le coup. Je ne te laisserai pas seule une seconde. Je suis là.

Un sourire léger s’étira sur le visage de la petite fille.

— Qué maravilla…

Arthur rit malgré lui aux mots insensés de la petite tête blonde qui paraissaient plus sombres, sous ce déluge.

Personne ne remarqua, alors que l’ambulance déchira la nuit, qu’un petit tableau porté par les flots disparaissait dans un caniveau. Un éclair puissant jaillit dans le ciel, et accompagna la peinture dans sa chute. On pouvait y voir une petite princesse, dont la robe pâle s’effaçait par les eaux. Ses cheveux d’un blond de paille se mêlaient au fond crépusculaire. Ses lèvres fermées s’arquaient en un rictus attristé. Ses yeux, d’un vert étincelant, observaient quelque chose en dehors de la toile. Comme le souvenir d’une vie passée.

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Texte publié par GildasMergnyAuteur, 27 septembre 2022 à 13h13
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