Le téléphone de Sarah sonna. Elle apprit à dix heures du matin que son frère venait d’être appréhendé. La conversation dura moins de cinq minutes. Elle raccrocha, en proie à différents sentiments. Son interlocuteur, le shérif du comté de Dolores, dans le Colorado, venait de lui expliquer qu’Éric Delmarle, alias Joseph Smith, allait être transféré de Dolores à Topeka par le prochain vol en partance de Denver. Il lui demandait donc de venir le chercher à l’aéroport régional de Topeka à vingt-et-une heures trente, heure locale. Visiblement, il n’était pas au courant qu’on l’avait retiré de l’affaire. Après quelques minutes de réflexion, durant lesquelles elle se demanda si elle devait y aller seule et passer outre les ordres de l’agence, elle décida finalement de faire remonter l’information à ses supérieurs, qui demandèrent à Thomas et à deux autres agents d’aller le récupérer. Elle allait enfin pouvoir lui parler après toutes ces années. Elle avait hâte.
***
À son arrivée au bureau du shérif, les policiers confisquèrent les affaires personnelles de Joseph et le prirent en photo avant de le mettre en cellule. Sa veste, sa perruque et ses lunettes de soleil furent mises dans une boîte, en attendant leur expertise par les scientifiques du laboratoire de Topeka. Sa voiture fut remorquée également et passée au crible, mais n’y trouvant rien, le shérif l’envoya à la fourrière. Il devait maintenant attendre son extradition vers le Kansas, État où il avait commis ses meurtres. Étant donné sa dangerosité, il était enfermé seul. Les prisonniers qui se trouvaient dans les cellules voisines le regardaient, certains avec mépris, d’autres avec admiration, d’autres encore avec crainte. Son petit côté Hannibal Lecter ne laissait personne indifférent. Pourtant, il ne voulait pas spécialement inspirer la crainte. Il était arrivé à ce choix de carrière un peu par hasard. Peut-être que s’il n’avait pas été confronté aussi souvent à la mort, il n’en serait jamais arrivé à cette extrémité. Mais ça, il ne le saurait jamais. L’être humain était faible, son corps finissait toujours inévitablement par le lâcher, et peu importe les progrès de la médecine pour allonger la durée de vie, celle-ci finissait toujours par s’achever, plongeant les survivants dans la souffrance. Et il se devait de faire quelque chose pour inverser la tendance. Donc, oui, il avait agi par altruisme, mais ça, personne ne semblait le comprendre. C’était l’histoire de sa vie. Un homme continuellement incompris.
Après la mort du Joseph original, il avait profité de son argent pour s’inscrire à la fac de médecine. Il voulait devenir chirurgien. Ses professeurs le trouvaient doué, mais un peu trop enjoué lorsqu’il devait disséquer des cadavres. Il maniait le scalpel avec dextérité, et possédait des doigts de fée en ce qui concernait les sutures. Les autres étudiants le trouvaient bizarre, mais pas Anna. Il la rencontra en deuxième année. Ils partageaient l’amour de la dissection. Ils se glissaient discrètement dans la morgue, le soir, quand tout le monde était rentré chez lui, et s’entraînaient sur les cadavres qu’ils avaient disséqués dans la journée, pour ne pas laisser de trace. Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Et un jour, en allant en cours, il apprit la triste nouvelle. Elle avait eu un accident en rentrant chez elle et était morte sur le coup. Encore une vie qui s’achevait trop tôt. Ce fut la goutte de trop pour lui. Toutes les personnes auxquelles il tenait finissaient par disparaître : son chien, sa mère, son ami et maintenant, elle. Il se dit alors qu’il devait faire quelque chose, que lui seul en était capable. Oui, Joseph Smith allait vaincre la mort et rendre les gens immortels. Fini la maladie et la vieillesse, ils les garderaient jeunes pour l’éternité. Et il serait adulé pour ça. Il demanda à voir la dépouille de son amie, qui avait demandé de son vivant à faire don de son corps à la science. Étant étudiant de deuxième année, on le laissa accéder à la morgue. Il fut horrifié par l’état de son corps, très abîmé par l’accident. Dans cet état, il ne pourrait malheureusement rien pour elle. Même s’il avait voulu l’immortaliser, le résultat n’aurait pas été à la hauteur. Mieux valait donc laisser les étudiants s’entraîner sur elle. Mais une idée lui vint. Lui aussi devait s’entraîner pour mener à bien son projet. Chaque artiste travaillait d’abord avec une ébauche avant de finaliser son œuvre. Il jeta un nouveau coup d’œil à sa défunte amie. Et si ? Oui, il pourrait s’en servir comme brouillon. Histoire qu’elle ne soit pas morte en vain. Il devait peaufiner sa technique. Il n’avait travaillé qu’avec de petits animaux jusqu’à présent. La méthode devait être la même, il fallait peut-être juste un petit peu plus de temps. Il réfléchit un instant et accepta le défi qu’il venait de se lancer à lui-même. Il referma le tiroir qui contenait son corps et quitta la morgue, en se promettant de revenir plus tard, lorsque tout le monde dormirait.
***
Le shérif le sortit de sa torpeur à l’heure du déjeuner. Il lui apporta un plateau avec de la soupe tiède et du pain. Il n’avait pas spécialement faim, mais mangea tout de même avec appétit. Peu après, on lui remit les menottes et on l’escorta jusqu’à un fourgon cellulaire. De là, ils prirent la route de Denver, situé à 613 kilomètres de leur position.
***
Il se laissa bercer par la route, malgré sa position inconfortable. Il était pieds et mains liés, ces dernières reposant sur ses genoux. Il n’avait même pas de ceinture de sécurité, si bien qu’il était balloté à chaque virage. Il était entouré par deux agents armés jusqu’aux dents, qui ne le quittaient pas des yeux. Au bout de cinq minutes, il baissa la tête et ferma les yeux. Il ne tarda pas à plonger dans un demi-sommeil qui le ramena des années en arrière.
Cette nuit-là, à la morgue, il avait été obligé d’endormir le gardien, afin qu’il ne vienne pas tout gâcher. Il s’y était pris en mettant un somnifère dans son gobelet de café, après une légère diversion. Avec le champ libre et la nuit devant lui, il avait tenté d’écorcher délicatement et consciencieusement la jeune femme. Il n’y était pas vraiment arrivé. La peau était plus fine que celles des animaux et elle se déchira à plusieurs reprises au cours de sa tentative. Lorsqu’il vit les premiers rayons du soleil poindre derrière les fenêtres, il en était à peine arrivé aux genoux. Il devait renoncer. Le personnel allait bientôt arriver, trouver le gardien endormi et voir que la porte de la morgue avait été forcée. Il appellerait la police et il se ferait arrêter pour profanation de cadavre et effraction. Il laissa là son travail inachevé, mais avant de s’enfuir, il prit soin d’enlever deux molaires à la jeune femme, qu’il mit dans sa poche. Il les garderait comme un trésor. Et elle serait avec lui pour toujours, comme Joseph. Il rentra chez lui, fit ses bagages, et décida sur un coup de tête de partir, loin. Il ne serait jamais chirurgien, mais ce n’était pas grave. Il trouverait bien un autre moyen pour assouvir sa passion. Il avait suffisamment d’argent pour refaire sa vie ailleurs, si possible dans un autre État. Son regard se posa sur une carte postale qui traînait sur la table basse, envoyée par un ami, où il était écrit « Salutation du Kansas. Où l’Est se termine et où l’Ouest commence ». La carte représentait l’État du Kansas avec ses villes principales et sur chacune d’entre elles, un dessin symbolisait un lieu ou une activité à faire sur place. Il ferma les yeux et posa son doigt au hasard sur la carte. Lorsqu’il les rouvrit, il regarda dessous et vit marquer « Wichita ». Parfait, se dit-il. Ce serait son nouveau terrain de jeu. Une fois sur place, il acheta une petite maison dans un quartier résidentiel sans histoire et commença à réfléchir à la suite de son projet.
***
Vers vingt heures, le fourgon de l’administration pénitentiaire arriva à l’aéroport de Denver. Joseph fut escorté jusque dans un petit avion de tourisme et placé au milieu de deux policiers. Une heure et demie plus tard, il atterrit à Topeka. Des agents du KBI attendaient déjà sur le tarmac, à côté d’une grosse voiture noire aux vitres teintées. Des journalistes étaient aussi présents un peu plus loin et les forces de l’ordre tentaient tant bien que mal de les garder éloignées. Nul ne savait comment avait fuité l’information. L’agent Parker soupçonnait une personne de l’agence, mais ne pouvait pas le prouver. À présent, il souhaitait juste que le transfert du prisonnier vers leurs locaux se passe au mieux. Il regarda la porte de l’appareil s’ouvrir, et reconnut l’homme qu’il avait interrogé quelques semaines plus tôt. Il était entouré de deux policiers lourdement armés. Pourtant, avec ses menottes aux poignets et ses chaînes aux pieds, il ne voyait pas comment il pourrait s’échapper, ni même descendre de l’avion. C’est alors qu’un des policiers lui ôta ses entraves, le temps pour lui de descendre les marches. Il les lui remit cependant juste après que son pied ait touché le sol. Les agents du KBI s’approchèrent du détenu et les policiers le leur confièrent, ainsi qu’un sac contenant ses affaires personnelles emballées. Ils remontèrent ensuite dans l’appareil et Joseph fut conduit dans la grosse cylindrée. L’agent Parker prit le volant et les deux autres se postèrent à l’arrière. Ils quittèrent l’aéroport sous les flashs des journalistes.
Dix minutes plus tard, il arrêta le véhicule devant le quartier général et en fit sortir le prisonnier. Il le conduisit directement à l’étage des gardes à vue et le plaça dans une salle, où il le fit asseoir avant de relier la chaîne à la table. Puis il quitta la pièce, le laissant seul. Il sortit son téléphone et appela Sarah, pour lui dire de venir assister à son interrogatoire. Elle accepta immédiatement et raccrocha. Lorsqu’elle arriva devant la salle, elle était en nage.
— Hé ben, alors ? T’as couru ?
— Peux…pas…respirer ! Laisse…moi reprendre…souffle, dit-elle en posant la main sur le mur.
— Ok, va dans l’autre salle, celle avec la vitre sans tain. Moi, je vais interroger ce fumier.
Il entra de nouveau dans la pièce, tandis qu’elle allait rejoindre l’autre côté. Il s’assit en face de lui et le regarda sans rien dire. Au bout de quelques minutes de silence, il vida le sac contenant ses affaires sur le bureau. L’autre n’osait pas le regarder en face et préférait regarder la table. Il aligna les lunettes de soleil, la casquette, la perruque et une petite boîte devant lui. Toujours aucune réaction de la part de son « invité ». Il approcha alors la main de la boîte et vit Joseph le regarder furtivement, avant de fixer de nouveau la table. Il fit la même chose avec les autres objets, mais n’obtint aucune réaction. Cette fois, il attrapa carrément la boîte et l’autre se leva brusquement.
— Non ! Ne faites pas ça ! Vous n’avez pas le droit. C’est à moi !
— Tiens donc, commença Thomas. On dirait qu’il a une langue, finalement. Qu’y a-t-il dans cette boîte ? Et pourquoi vous ne voulez pas que je l’ouvre ?
— C’est personnel ! C’est à moi !
— Vous avez perdu ce droit quand vous vous êtes fait arrêter. Je répète. Qu’y a-t-il dans cette boîte ?
Joseph s’était rassis et regardait de nouveau la table.
— Bon, on va bien voir, dit-il en soulevant le couvercle.
Sarah observait leur échange attentivement, de l’autre côté du miroir sans tain. Elle aurait aimé être au côté de son coéquipier, afin d’interroger le suspect ensemble, comme il le faisait d’habitude. La méthode « méchant flic, gentil flic » marchait assez bien avec eux. Cette fois simple spectatrice, elle observa avec étonnement la réaction du détenu lorsque Thomas prit la boîte. Pourquoi une telle réaction ? Qu’y avait-il dans cette boîte qui puisse le faire sortir de ses gonds ? Elle le regarda se rasseoir et se complaire dans le silence. Puis, sans crier gare, Thomas eut un mouvement de recul, et elle vit qu’il venait d’enlever le couvercle. Elle ne pouvait cependant pas voir ce qu’il y avait à l’intérieur. C’est alors que son coéquipier se leva, en prenant appui sur la table. Il se tourna vers le miroir un instant et elle put constater qu’il était devenu blême. Il reporta son attention sur l’homme en face de lui et le ton monta d’un cran.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? lui demanda-t-il en vidant le contenu sur la table.
Sarah put alors voir des petits morceaux blancs s’éparpiller devant lui. Joseph leva la tête en entendant le bruit et tendit le bras pour les ramasser.
— Je répète, dit-il, qu’est-ce que c’est que ça ?
— Ça se voit, non ? lui répondit l’homme vivement. Ce sont des dents. Et elles m’appartiennent. Rangez-les. Vous allez les perdre.
— Des dents ? Et elles vous appartiennent ? répéta Thomas, incrédule. Vous me semblez pourtant avoir toutes les vôtres.
— Vous ne pouvez pas comprendre. C’est à moi, c’est tout. Et je vous prierai de les remettre à leur place.
— Non, lui intima-t-il en se rasseyant. Elles vont aller rejoindre les autres preuves et elles seront analysées. On verra bien à qui elles appartiennent.
— Je veux un avocat, lui demanda-t-il soudain. Je ne dirai plus rien sans la présence d’un avocat.
Thomas se tourna de nouveau vers le miroir en secouant lentement la tête. Il remit les dents dans la boîte, non sans faire attention à ne pas laisser d’empreintes dessus. Il regarda le suspect une dernière fois et sortit. Sarah en fit de même et ils se retrouvèrent dans le couloir. Il lui tendit la boîte et lui demanda d’aller la porter au légiste, pour une recherche ADN. Il devait de son côté faire venir un avocat, afin de faire parler ce monstre. Malgré l’heure tardive, ils partirent chacun de leur côté faire ce qu’ils avaient à faire, avant de rentrer chez eux.
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