Lorsque Joseph arriva à Greensburg, il était environ vingt-deux heures trente. Ce qu’il aimait, dans le fait de vivre en Amérique, était que, contrairement aux autres pays, les villes ne dormaient jamais vraiment, les grands magasins étant ouverts 24/24. Mais ce qui l’intéressait, à ce moment précis de la nuit, était de trouver quelqu’un capable de le recoudre, sans poser de questions. Il tourna un moment dans la ville, sa première idée étant de trouver un vétérinaire, puis remarqua un dispensaire, dans un quartier malfamé. Au milieu des dealers et des filles de joie, personne ne ferait attention à un homme avec une entaille au front. Il mit quand même une casquette et des lunettes de soleil, au cas où son profil tournerait déjà en ville. Il se gara dans une ruelle, et entra dans le bâtiment. La femme de l’accueil ne leva même pas la tête lorsqu’elle lui adressa la parole. Il lui expliqua ce qui l’amenait, lui donna un faux nom et elle lui répondit d’aller s’asseoir dans la salle d’attente, où une petite télé était accrochée au mur. Quelques personnes attendaient leur tour. Des drogués qui s’étaient battus, pour la plupart, des prostituées qui avaient fait une mauvaise rencontre, et une personne qui n’avait, semble-t-il, rien à faire là. Cette dernière regardait la télé d’un air attentif. Il alla s’asseoir à côté d’elle, et se mit lui aussi à la regarder. Elle était réglée sur une chaîne d’information. On y voyait une maison, la sienne, entourée d’un cordon de sécurité, et des policiers qui entraient et sortaient. Un homme, probablement le shérif, vu la tenue qu’il portait, était en train de discuter avec les deux empêcheurs de tourner en rond, qui lui avait mis des bâtons dans les roues. La journaliste qui tenait le micro expliquait qu’une des jeunes femmes disparues à Wichita, avait été retrouvée saine et sauve, et que c’était dans cette maison qu’elle avait été tenue captive pensant presque une semaine. Soudain, le shérif s’approcha des journalistes et leur demanda de partir. L’image se coupa et l’antenne fut rendue aux journalistes en plateau.
— Hé ben, s’exclama la femme à côté de lui. Quelle histoire !
— Vous m’en direz tant. On est plus en sécurité nulle part, se sentit-il obligé de répondre.
Elle leva la tête vers lui et remarqua son accoutrement, ainsi que sa blessure à la tête.
— Désolée, s’excusa-t-elle. Je me parlais à moi-même. Mais vous avez raison, on n’est plus en sécurité nulle part. Vous êtes blessé ?
— Ah ça ? demanda-t-il en montrant sa plaie. J’ai trébuché sur un tapis et je suis tombé, tête la première, sur un des coins de ma table basse. Table basse 1, moi 0, répondit-il, en rigolant. Je suis un boulet, parfois.
— Je vous comprends complètement, dit-elle en riant à son tour. Mon fils est pareil. C’est pour lui que je suis là. Il s’est tordu la cheville en faisant du skate.
— Ah oui, le skate, c’est dangereux. Il ne faut surtout pas oublier le casque.
— Monsieur Crowford ? appela la dame de l’accueil.
— Ah, c’est moi, lui dit-il. Je vous souhaite une bonne soirée, madame, dit-il en soulevant sa casquette, comme s’il se fut agi d’un chapeau.
— Merci, à vous aussi, lui répondit-elle en souriant.
Elle le regarda s’éloigner, en se disant qu’il était charmant, finalement, malgré son accoutrement, et se blâma pour avoir pensé le contraire. Elle et les préjugés ! se dit-elle. Elle reporta ensuite son attention sur la télé. De son côté, il la regarda une dernière fois, en se disant que s’il n’avait pas été en cavale, elle aurait fait une sublime recrue. Il suivit le docteur dans une salle et s’assit pour être recousu. Quinze minutes plus tard, il ressortait du dispensaire, comme si de rien n’était. Sa voiture n’avait pas bougé. Il monta à l’intérieur, mit le contact et reprit sa route, direction le Colorado.
***
Sur les coups de vingt-trois heures trente, l’équipe scientifique se gara devant la maison du suspect. Trois hommes en descendirent, tous habillés de blanc des pieds à la tête. Ils furent accueillis par le shérif, qui leur expliqua la situation.
— Bonsoir. Je suis le Shérif Newman. Vous avez du pain sur la planche. Je vous souhaite bon courage.
— Bonsoir. Oui, on nous a briefés dans la voiture. Je me présente. Docteur Anton, médecin légiste, et voici Messieurs Brown et Williams, nos meilleurs techniciens de laboratoire et experts scientifiques, expliqua-t-il en présentant ses collègues. Ils vont passer la maison au peigne fin et trouveront tout ce qu’il y a à trouver.
— Ok. Je vous laisse. Mes hommes seront dehors au cas où.
— Merci.
Les trois hommes se dirigèrent vers la maison et y entrèrent. Ils en ressortirent au petit matin, visiblement exténués. Le docteur Anton alla chercher deux sacs mortuaires dans la fourgonnette, avant de revenir dans la maison et d’en sortir les corps trouvés à la cave. Vers dix heures, les scellés furent mis sur la porte d’entrée et ils repartirent pour le laboratoire, où l’équipe de jour prendrait le relais.
***
— Salut, Thomas! commença Sarah, avant de prendre place en face de lui, à la table du petit déjeuner. Tu as réussi à te reposer ?
— Pas vraiment. À chaque fois que je fermais les yeux, je voyais ces deux filles, transformées en… en quoi, des mannequins de vitrine ? Et toi ?
— Non plus. J’ai reconstitué les événements d’hier soir, depuis la fuite de Martina jusqu’à notre visite des lieux.
— Et alors ? Tu ne m’as pas dit ce que tu avais vu à l’étage.
— Ce n’était pas aussi traumatisant que pour toi. Il y avait du sang dans la chambre où il la retenait prisonnière, des chaînes, et du matériel pour se soigner dans la salle de bain. Mais le plus intrigant, c’est cette espèce de sarcophage qui était dans le grenier. Je ne sais pas ce que c’était, mais ça m’a donné la chair de poule, dit-elle avec un air de dégoût. J’espère que la scientifique pourra nous en dire plus.
— Hé ben, on dirait qu’aucun de nous deux n’a été épargné hier soir.
— Tiens, dit-elle, en lui tendant un dossier. C’est mon rapport sur le déroulement des faits.
— Merci. Tu vas l’envoyer au QG ?
— C’est déjà fait. Je l’ai envoyé par mail, tôt ce matin. On a aussi reçu le portrait-robot. Tiens, regarde, dit-elle en lui tendant une photo.
— Hé, mais c’est pas le mec bizarre qu’on avait interrogé le premier jour, avant que la tornade ne frappe ?
— Si, lui-même. Il m’avait semblé louche, j’aurais dû me fier à mon instinct.
— Peut-être, mais on n’avait aucune raison de perquisitionner chez lui. Et puis, on était pressé, le vent se levait. Peut-être que s’il n’y avait pas eu cette tempête…
— Oui, on ne saura jamais. En attendant, sa photo circule sur toutes les chaînes de télé, et dans les journaux locaux et nationaux. Il peut être loin à l’heure qu’il est. J’espère que quelqu’un le repérera. Toutes les forces de police sont sur le coup.
— C’est vrai, mais tu as écrit dans le rapport qu’il était blessé. Il a donc forcément dû s’arrêter quelque part pour se faire soigner. L’hôpital étant trop dangereux pour lui, où est-ce qu’il a bien pu aller ?
— Le portrait-robot ne circulant que depuis ce matin, il a dû avoir tout le loisir de trouver quelqu’un pour le recoudre. Cette personne va être sacrément surprise lorsqu’elle découvrira que c’est un criminel.
— Oui, si elle est toujours en vie. Ça m’étonnerait qu’il laisse des témoins derrière lui.
— Alors, tu penses que la liste va s’allonger ?
— Probablement. C’est ce que je ferais en tout cas. C’est ce qui me semble le plus logique.
— Dans ce cas, heureusement que tu es de notre côté, lui répondit-elle, de la nervosité dans la voix.
Son téléphone sonna et elle sortit pour prendre l’appel. Au bout de quelques minutes, elle réapparut, visiblement excitée.
— Il a été repéré ! dit-elle, enthousiaste. Des témoins l’ont croisé hier soir dans un dispensaire à Greensburg.
— Greensburg ? Mais c’est au moins à deux cents kilomètres ! s’exclama-t-il.
— Cent soixante-seize kilomètres, exactement. J’ai regardé, lui dit-elle, avec un sourire malicieux. Si on part maintenant, on peut y être dans deux heures !
— C’est n’importe quoi ! On va pas lui courir après sans savoir où il va. Il doit être loin maintenant. Non, on va envoyer une équipe enquêter sur place et elle nous fera un rapport, lui dit-il, fermement. D’ailleurs, on doit aller au labo, tu as oublié ?
— Ah, c’est vrai, répondit-elle, boudeuse. Il y a des agents dans le coin ? demanda-t-elle, en se reprenant.
— Matthews et Stevenson sont les plus près. Ils enquêtent pour les stups.
— Ok, contacte-les. Mais qu’ils nous tiennent au jus !
Thomas sortit à son tour, appela l’antenne de Topeka, et demanda qu’on envoie les deux agents à Greensburg, vérifier une information. Il raccrocha, rentra finir son petit déjeuner, et tous deux partirent en direction de Great Bend.
***
Deux heures plus tard, ils arrivèrent devant le laboratoire de science médico-légale. Ils furent reçus par le docteur Enrickson. Il leur annonça qu’ils avaient travaillé d’arrache-pied toute la nuit, mais qu’ils avaient des résultats.
— Contente de l’entendre, s’exclama Sarah. Nous sommes tout ouïs !
— Les corps de femmes qui se trouvaient dans la cave étaient bien ceux des jeunes femmes disparues. Cela dit, il n’y avait que leur peau.
— Comment ça « que leur peau » ? questionna Thomas. Comment s’est possible ?
— Eh bien, voyez-vous, le « squelette » était artificiel, créé de toute pièce. C’est une technique qu’utilisent les taxidermistes pour conserver les cadavres des animaux, et leur donner un semblant de vie.
Au fur et à mesure de la discussion, les agents blêmissaient. Ils n’avaient pas réalisé jusque-là, à quel point ce type était horrible. « Monstre » convenait très bien pour le décrire. Une espèce de croque-mitaine qui s’en prenait aux jeunes femmes innocentes pour en faire des sculptures.
— Mais c’est horrible ! s’offusqua Sarah. Ça a un rapport avec le sarcophage que j’ai vu dans le grenier ?
— Exactement. Mais ce n’est pas un sarcophage. C’est un moule construit sur mesure. Il l’a fabriqué à partir du corps de la troisième victime. Puis, il l’a rempli de mousse polyuréthane. Il comptait mettre la peau par-dessus, une fois le « squelette » sec.
— Vous voulez dire que sa peau se trouvait quelque part dans la maison ?
— Bien sûr. Les cuves que vous avez vues. L’une d’elles servait à dissoudre les corps, comme je vous l’avais expliqué la dernière fois, et l’autre était ce qu’on appelle « un bain de tannage ». Il servait à conserver et à préparer la peau en vue d’une taxidermie.
— Je crois que je vais vomir, dit Sarah, une main sur la bouche.
— S’il vous plaît, pas ici, lui répondit le docteur. Pour la partie suivante, mon collègue ayant dû s’absenter, je vous laisse consulter son rapport, leur dit-il en le tendant à Thomas. Je vous laisse. Je dois pratiquer d’autres tests.
Ils le regardèrent s’éloigner, puis Sarah prit le dossier des mains de son collègue et l’ouvrit. Elle le parcourut rapidement, puis d’un coup le lâcha. Il tomba par terre avec un bruit sec. « C’est pas possible, c’est pas possible », répétait-elle en boucle. Ses mains se mirent à trembler, puis son corps suivit le mouvement. Elle dut s’asseoir pour ne pas s’effondrer. Elle ne disait plus rien, et regardait dans le vide fixement. Thomas la regarda, de l’incompréhension dans les yeux, ramassa l’objet, puis s’agenouilla à côté d’elle.
— Sarah, ça va ? lui demanda-t-il doucement. Tu te sens mal ? Tu veux que j’appelle quelqu’un ?
— C’est pas possible, se remit-elle à répéter.
— Qu’est-ce qui n’est pas possible ? Sarah, parle-moi. Je ne comprends pas ce qui t’arrive.
Elle se leva brusquement, lui arrachant le rapport des mains.
— Où est le Docteur…, dit-elle en cherchant le nom sur la première page, Rodriguez ? Il faut que je lui parle !
— Je ne sais pas. Demande au Docteur Enrickson. Il a dit qu’il avait dû s’absenter.
— Ne bouge pas, je reviens. Docteur Enrickson, appela-t-elle le légiste. Il faut que je parle d’urgence à votre collègue.
Il la regarda s’éloigner et tourna la tête vers le bureau de l’accueil. La jeune standardiste lui plaisait beaucoup. Et s’il allait lui parler ?
— Docteur Enrikson, l’interpella Sarah, alors qu’il se rendait à sa paillasse, il y a une erreur sur ce rapport.
— Agent Miller ? Que se passe-t-il ?
— Il y a une erreur sur le rapport de votre collègue, le Docteur Rodriguez.
— Curieux, dit-il, il ne fait jamais d’erreur.
— Regardez. Notre suspect s’appelle Joseph Smith et il est noté ici que les empreintes retrouvées dans la maison ne lui appartiennent pas. Il n’y a aucune correspondance. Or, notre témoin est fiable. Elle n’a vu personne d’autre.
— Oui, c’est curieux. Pour faire la comparaison, mon collègue s’est servi du système de fichage d’empreintes génétiques. Il est très fiable. Il ne fait jamais d’erreur.
— Et pourtant. Les empreintes ne correspondent pas. Comment expliquez-vous ça ?
— Un bug, peut-être, mais je n’y crois pas trop. Attendez, je vais regarder sur le fichier.
Il s’installa devant l’ordinateur de son collègue, et tapa le nom du suspect. Sa fiche apparut immédiatement.
— Regardez, lui dit-il en montrant du doigt la fiche. Votre homme a été arrêté quand il avait dix-huit ans pour conduite en état d’ivresse. C’est à ce moment-là que ses empreintes ont été prises. Et effectivement, elles ne correspondent pas.
— Pourtant, c’est bien lui qui était dans cette maison. J’en mettrai ma main à couper. Et il ressemble beaucoup à l’homme sur la photo.
— Je ne vois que deux possibilités pour expliquer ceci. Soit votre homme n’est pas celui qu’il prétend être, soit il y a un deuxième homme dans la nature.
— Ce serait une usurpation d’identité ? Dans ce cas, pourquoi le vrai Joseph Smith n’a-t-il jamais porté plainte ? Ça fait des années qu’il utilise ce nom. Et pour le sang ? On sait à qui il appartient ?
— À un homme. L’ADN ne ment pas. Mais il n’est pas dans nos fichiers.
— Ok. Donc, il appartient certainement à cet homme qui se fait passer pour Joseph Smith, mais qui n’est pas Joseph Smith.
— C’est bien résumé, nota le docteur. Et maintenant, qu’allez-vous faire ?
— Tirer cette affaire au clair.
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