Elle téléphona directement au docteur Caitlin. Elle se doutait bien qu’elle ne pourrait pas avoir de rendez-vous dans l’immédiat, du fait de la distance, mais elle espérait qu’elle la dirigerait vers un confrère, ici, à Wichita. Deux sonneries plus tard, sa secrétaire décrocha et après avoir entendu sa requête, lui passa la thérapeute :
— Agent Miller ! Comment allez-vous ? Tout se passe bien à Wichita ? Ma secrétaire m’a expliqué que vous faisiez encore des cauchemars et que cela vous empêchez d’être pleinement attentive à votre enquête en cours.
— Heu, oui, c’est exact. J’ai encore fait le même cauchemar. Celui où je suis devant un cercueil.
— Et votre mère ? Vous lui en avez parlé après notre dernière séance ?
— J’ai essayé, mais elle élude le sujet. Pour elle, ce n’est pas important.
— Je vois. Que diriez-vous d’aller voir un de mes confrères en consultation. Je pense qu’une séance d’hypnose régressive pourrait vous aider à y voir plus clair. Je pense qu’il s’agit d’une scène de votre passé, que votre subconscient essaie de faire remonter à la surface. Ça pourrait valoir le coup d’essayer. Vous avez de la chance, il y en a un très bien à l’hôpital Wesley Woodlawn. Vous avez de quoi écrire ?
— Oui, un instant, dit-elle en prenant un post-it près du téléphone. Je vous écoute.
— C’est le docteur Goodwin. Vous pouvez le joindre au 316-853-3670. C’est sa ligne personnelle. Vous ne passerez pas par son secrétariat comme ça. Dites-lui que vous appelez de ma part. On se connaît bien, et il me doit un service.
— Merci, docteur. C’est noté. Et encore merci.
— De rien. J’espère que vous y verrez plus clair après ça.
Sarah raccrocha et composa le numéro que lui avait donné sa thérapeute. Le cabinet du docteur Goodwin allait bientôt fermer et il fallait absolument qu’elle prenne un rendez-vous rapidement. Par chance, elle réussit à lui parler, et après avoir expliqué qui l’envoyait, il lui donna un rendez-vous pour le lendemain matin.
***
La couture de sa deuxième victime avançait bien et sur les coups de dix-huit heures, il avait presque fini. Le visage demandait une certaine attention. Tel un sculpteur, il fallait qu’il repositionne les orbites, de façon à ce que ça ait l’air naturel. Pour cela, il prenait ses victimes en photo, afin de ne pas faire d’erreur. Il disposait de petits accessoires pour remplacer les oreilles, la langue, tout ce qui ne pouvait pas être gardé. Ne manquait plus que les yeux. Il s’étira en levant les bras bien hauts au-dessus de sa tête, ce qui provoqua un craquement sinistre au niveau de son dos. Travailler en étant toujours courbé était mauvais pour le corps, et il le savait. Il l’avait étudié lors de sa première année de médecine. Mais il ne voyait pas comment faire autrement. Alors, il prenait sur lui, et régulièrement dans la journée, il faisait des séances d’étirements. Il jeta un dernier coup d’œil à son travail, se retourna et ouvrit une petite boîte d’yeux de verre. Il en sortit une paire marron et vint les fixer à l’intérieur des globes oculaires. Pour finir, il arrangea ses cheveux blonds afin qu’ils aient l’air naturels. Maintenant, elle ressemblait davantage à une jeune femme. Il la peindrait plus tard. Il avait quelqu’un d’autre à aller voir.
La veille, il avait sorti le corps du congélateur et l’avait posé sur une table froide, afin que la décongélation ne se fasse pas trop rapidement. Il devait attendre qu’il soit parfaitement décongelé avant de pouvoir enlever la peau. Il avait posé un drap sur elle afin de conserver sa pudeur. Il se dirigea vers elle, souleva le morceau de tissus, et pinça la peau avec le pouce et l’index. Elle était souple. Il devait se dépêcher avant qu’elle ne se raidisse. Il alla chercher son chariot qui contenait son matériel de dépouillage, prit un scalpel et commença par faire des entailles sous les pieds, du talon aux orteils. Parfois, il se disait que la thanatopraxie aurait été plus simple. Mais ce n’était pas un challenge à sa taille. Et puis, comme ça, il pouvait leur donner la position qu’il voulait. Il prit le couteau écorcheur et commença à séparer la peau de la chair très doucement, délicatement, afin de ne pas l’abîmer, comme l’on ferait pour un poisson. Cette étape demandait de la patience et de la dextérité. Dans les faits, cela ressemblait à remonter un collant, millimètre par millimètre, afin d’avoir une peau complètement retournée au bout de quelques heures. Il suffisait ensuite de gratter les morceaux de chair et de graisse qui y étaient encore collés avec un outil pour décharner les mammifères et le tour était joué. Bien sûr, il fallait avoir le cœur bien accroché, parce que c’était vraiment une étape horrible, surtout pour le commun des mortels, mais pas pour lui. Déjà, à force d’utiliser des produits toxiques, il avait peu à peu perdu l’odorat, ce qui fait que les odeurs de son atelier ne le dérangeaient pas, et puis il avait été jusqu’en troisième année de médecine. Il avait donc pratiqué la dissection sur de vrais cadavres. Plus rien ne le dégoûtait. Lorsqu’il eut fini toutes ces étapes, il était trois heures du matin. Il n’avait pas vu le temps passer. Il retourna la peau et la déposa dans le bain de tannage. Sa blouse et ses mains étaient couvertes de sang. Ses bottes en caoutchouc faisaient du bruit en marchant sur le sol spongieux. Il se demanda ce que diraient les gens si quelqu’un venait sonner à la porte maintenant et qu’il le trouvait ainsi. Cette pensée le fit sourire. Il savait très bien ce qui se passerait si quelqu’un venait sonner maintenant. Il ne dirait rien, et finirait très probablement dans le bain d’acide. Il ne lui restait plus que deux choses à faire avant d’aller se coucher : dissoudre le corps décharné et passer un jet d’eau sur le sol pour enlever tout le sang.
***
Le docteur Goodwin lui avait donné rendez-vous à neuf heures, dans son cabinet, au sein de l’hôpital Wesley Woodlawn. Sarah s’y présenta avec cinq minutes d’avance et s’assit dans la salle d’attente. À l’heure dite, le psychologue sortit de son cabinet et l’invita à entrer.
Dans un coin de la pièce se trouvaient un bureau et une chaise, et en son centre, deux fauteuils se faisaient face. Les murs étaient recouverts de tableaux représentant des paysages abstraits, d’affiches d’animaux avec des messages de soutien et de ses différents diplômes. Non loin des fauteuils se trouvaient une petite table avec une bouilloire, des tasses, du thé et du café soluble. Un tapis moelleux finissait de rendre cette pièce chaleureuse. Tout était fait pour que le patient se sente à son aise.
— Madame Miller, je présume ?
— Tout à fait. Merci de me recevoir. C’est le docteur Caitlin qui m’a parlé de vous.
— Oui, elle m’a envoyé une note avec vos antécédents. Il est écrit ici que vous faites beaucoup de cauchemars en ce moment. C’est exact ? lui demanda-t-il en regardant son calepin. Mais je vous en prie, asseyez-vous.
— Merci, dit-elle en s’asseyant sur le canapé.
Il vient s’asseoir en face d’elle.
— En fait, c’est toujours le même rêve. C’est pour ça que j’ai commencé à aller la voir. Je pense que c’est lié à mon enfance. J’ai grandi dans une famille d’accueil et je ne sais rien de mon passé. Pour une raison que j’ignore, ma mère n’a jamais voulu en parler avec moi.
— Je vois. Et pouvez-vous me dire ce qu’il se passe dans ce mauvais rêve ? continua-t-il en prenant des notes.
— Je suis devant une maison de banlieue et un homme se tient devant moi. Il me tend la main. Je n’arrive pas à voir son visage. Il me montre quelque chose du doigt. Je me retourne, et je vois un corbillard, avec un cercueil à l’arrière. Au moment où je m’approche pour le toucher, je change d’endroit. Je me retrouve alors dans une église, devant un cercueil. Et quand je veux regarder qui est allongé dedans, je me réveille en sursaut.
— Je vois. Quelqu’un est mort quand vous étiez petite ?
— Je ne sais pas. Pas que je sache, répondit-elle, les yeux dans le vague.
— Vos parents vous ont-ils expliqué pourquoi vous aviez changé de famille ?
— Ils n’abordaient jamais le sujet. Mais un jour, j’ai tellement insisté qu’ils ont fini par m’en parler.
— Et que vous ont-ils dit ?
— Que mes parents biologiques ne pouvaient pas me garder et que c’était mieux pour moi que je vive chez eux. Et ils n’ont plus jamais abordé le sujet. Je voyais bien que ça les mettait mal à l’aise, alors j’ai arrêté de poser des questions.
— Et ces cauchemars ont commencé quand ?
— L’année dernière. Avec mon équipier, on traquait un sale type qui avait kidnappé une gosse. Une sale affaire.
— Et vous l’avez arrêté ? lui demanda-t-il avec un certain intérêt.
— Le type, oui, on l’a eu. Mais la gamine y est restée, dit-elle, abattue. Elle devait avoir dans les cinq ans et j’avais fait une promesse à sa mère…
— Je vois. Et c’est à ce moment-là que les rêves ont commencé ?
— Après l’enterrement, dit-elle en hochant la tête. La vue du cercueil a réveillé quelque chose.
— D’accord, dit-il en fermant son calepin. Si vous êtes d’accord, j’aimerais tenter une hypnose régressive sur vous. Vous en avez déjà fait avant ?
— Heu, non. J’en ai entendu parler. Mais ça s’arrête là.
— Très bien. Vous voulez essayer ? lui demanda-t-il.
— D’accord. Si ça me permet de retrouver mes souvenirs, pourquoi pas.
— Pour commencer, vous allez vous allonger. Et vous allez écouter ma voix.
Il attendit qu’elle s’allonge et continua.
— Y a-t-il un endroit où vous vous sentez en sécurité ?
— Oui, dans ma chambre d’enfant. Petite, j’y restais des heures quand j’avais besoin de m’isoler, lui répondit-elle en joignant ses mains sur son ventre.
— Très bien. Alors, c’est là que nous allons nous rendre pour commencer. Avec la méthode que je vais employer, vous revivrez vos souvenirs comme si vous étiez spectatrice et non actrice. Ce sera moins éprouvant. Vous verrez, entendrez, mais ne pourrez pas intervenir. Maintenant, je veux que vous fermiez les yeux et que vous concentriez sur ma voix. Détendez-vous, inspirez, expirez.
Sarah ferma les yeux et commença à respirer calmement. Sa poitrine se soulevait et descendait, d’abord normalement, puis de plus en plus lentement à mesure qu’elle sombrait dans un demi-sommeil.
— Bien. Maintenant, je veux que vous visualisiez un escalier. Vous allez descendre marche par marche, pendant que je vais compter à rebours.
Il compta de dix à zéro et vit que sa patiente était complètement détendue.
— Vous voyez une porte devant vous ?
Elle acquiesça.
— Bien, ouvrez là. Vous êtes dans votre chambre d’enfant. Vous êtes en sécurité. Vous regardez autour de vous, que voyez-vous ?
— Des posters sur le mur, des dessins, mon lit, au milieu de la pièce. Mon bureau, dans un coin, ma penderie. Et moi. Je me vois, assise sur le lit.
— Quel âge avez-vous à cet instant ?
— Quinze ou seize ans, je dirais.
— Bien, nous allons remonter le temps. Je veux que vous retourniez bien plus loin dans le passé, à l’époque où vous n’aviez pas encore été placée. Pour cela, vous allez repasser la porte et reprendre l’escalier. Vous y êtes ?
Elle acquiesça de nouveau.
— Comme tout à l’heure, une fois en bas, ouvrez la porte. Dites-moi ce que vous voyez.
— Je vois une petite fille d’environ deux ans, dit-elle au bout de quelques minutes. Elle est dans une maison, dans le salon. J’entends la télévision. Quelqu’un est en train de la regarder. Une femme fredonne dans la cuisine. La petite fille la regarde et lui sourit. Elle tend ses petits bras dans sa direction.
— Pouvez-vous me décrire l’enfant ?
— Elle est blonde, avec les cheveux frisés. Elle porte une petite robe à carreaux colorée et des collants blancs. Elle est vraiment jolie.
— Et la femme, celle qui se trouve dans la cuisine ?
— Elle aussi est blonde, comme la petite fille. Elle a des cheveux longs, attachée en une queue de cheval. Elle porte une salopette bleue et un t-shirt blanc à manches courtes dessous.
— D’accord. Et que font-elles maintenant ?
— La femme se dirige vers l’enfant et la soulève dans ses bras, pour la faire tourner. Les deux rient de bon cœur, dit-elle en souriant. Sur le canapé, je vois l’arrière d’une tête qui dépasse, mais il ne se retourne pas aux sons des rires.
— D’après vous, l’ambiance est heureuse ?
— Oui, très. La pièce respire le bonheur.
— Et vous, comment vous sentez-vous ? demanda-t-il, en insistant.
— Bien. Mais je suis un peu émue à la vue de cette femme. Elle me dit quelque chose. Quand je la regarde, j’ai envie de pleurer.
— Dit-elle quelque chose à la petite fille ?
— Elle bouge les lèvres, mais je n’entends pas ce qu’elle lui dit.
— Concentrez-vous, lui recommanda-t-il. Et maintenant, vous entendez ?
Elle plissa le front comme si elle était en train de se concentrer.
— « Ma petite Sarah, que tu me fais rire. J’aimerais que ces moments durent toujours ».
Elle se tut et des larmes roulèrent sur sa joue. Mais elle ne semblait pas en avoir conscience. Elle ne chercha pas à les essuyer. Le docteur Goodwin attendit quelques minutes avant de reprendre.
— Sarah, c’est vous cette petite fille. Vous vous souvenez de cette femme ? C’est votre mère ?
— Je me souviens qu’on jouait souvent toutes les deux. Elle était gentille. Oui, c’était maman.
— C’est très bien. Vous voyez autre chose ? Quelque chose d’autre qui vous revient ?
— Elle est pâle. Elle sourit, mais je vois bien, malgré mon âge, que quelque chose ne va pas. « Qu’est-ce qu’il y a maman ? » Elle ne me dit rien. Juste ce sourire de façade.
— Bon. Ça ira pour aujourd’hui. Revenez sur vos pas et remontez les escaliers. Je vais compter à rebours. Vous commencerez à grimper les marches à dix et serez de retour à zéro. Prête ?
Elle hocha la tête. Il commença à compter et elle se vit monter les marches une par une, au son de sa voix. Arrivée à dix, elle ouvrit les yeux.
— Comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-il, doucement.
— Oh, je pleure, pardon, s’excusa-t-elle en s’essuyant les yeux avec sa manche.
— Ce n’est rien. Cela arrive fréquemment pendant une séance. De quoi vous souvenez-vous ?
— Je crois que ma mère était malade. Ça expliquerait pourquoi j’ai été placée. Je sais qui pourra répondre à mes questions.
— Il est possible que d’autres souvenirs vous reviennent pendant votre sommeil. Après tout, la porte de votre subconscient a été ouverte. J’aimerais que vous notiez sur une feuille tout ce dont vous vous rappellerez, afin qu’on en discute à notre prochaine séance.
— Parce qu’il y aura une deuxième séance ? demanda-t-elle, étonnée.
— Bien sûr. On n’a fait que gratter la surface. À moins, bien sûr, que votre mémoire se débloque d’elle-même. Dans ce cas, il s’agira plus d’un bilan.
Elle se redressa sur le divan et remit ses chaussures. En se levant, elle serra la main du thérapeute, le paya et sortit de son cabinet. Le temps avait filé et elle ne l’avait pas vu passer. Il était presque midi. Thomas devait l’attendre pour aller déjeuner. Mais avant cela, elle avait un coup de fil à passer.
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