Non loin de la mairie se trouvait une pizzeria. Ils décidèrent d’y aller pour se restaurer et faire le point sur le dossier. Ils s’installèrent en terrasse, pour profiter du soleil. Sarah sortit le dossier de son attaché-case, et le posa sur la table. Il contenait les résultats d’analyse du laboratoire, les fiches de disparition et la photo qu’ils avaient faite à partir des images de vidéosurveillance. Ils devaient remettre les informations dans l’ordre, à la manière d’un puzzle. Le docteur Enrickson leur avait dit que les ossements pouvaient correspondre aux deux premières victimes, ce qui voulait dire que, soit la troisième victime était toujours vivante, soit qu’il ne s’était pas encore débarrassé de ses restes. À ce stade de l’enquête, ils n’avaient qu’une certitude : il recherchait un homme. La première disparition remontait à huit jours et la dernière à quatre jours. Les restes avaient été trouvés la veille par le chien d’un promeneur, ce qui signifiait que le tueur s’en était débarrassé quelques jours auparavant, voire même la veille de la tornade, étant donné qu’il se promenait dans le parc tous les jours et qu’il ne les avait pas trouvés avant. On pouvait donc supposer qu’il avait tué deux femmes en moins de quatre jours, soit une femme tous les deux jours. S’il était aussi prolifique, il se pouvait même que la quatrième disparue soit déjà morte, et qu’il ait une nouvelle victime en vue. « Ce couvre-feu n’était peut-être pas une mauvaise chose après tout », se dit Sarah. Elle l’imaginait mal traquer et kidnapper sa proie en plein jour. Surtout que les images de vidéosurveillance laissaient supposer qu’il chassait de nuit. Elle regarda la photo et frissonna.
— On va devoir retourner faire du porte-à-porte, tu crois ? demanda soudain Thomas.
— Aucune idée. Mais il faut montrer cette photo à un maximum de personnes. On pourrait demander aux chaînes locales et aux journaux de la diffuser, par exemple.
— Bonne idée. Faisons aussi circuler les photos des disparues. Maintenant que tout le monde sait qu’il y a un tueur en liberté… J’irai au Wichita Eagle tout à l’heure et tu n’auras qu’à te rendre au Kake.
— Ça veut dire quoi Kake ?
— C’est comme ça qu’ils appellent leur station de télévision locale. Ils diffusent sur le canal 10.
— Et tu le sais, parce que ? lui demanda-t-elle, suspicieuse.
— Parce que je n’arrivais pas à dormir la nuit dernière et qu’en zappant, je suis tombé sur cette chaîne. Il diffusait un reportage sur les tueurs en série, justement.
— Qu’est-ce que tu crois qu’il fait des corps avant de les dissoudre ? demanda-t-elle, songeuse. S’il voulait juste les tuer, il ne prendrait pas la peine de les kidnapper. Il les tuerait simplement. J’ai du mal à cerner son profil.
— Tu as demandé aux profilers qui bossent pour le département ? Ils doivent avoir l’habitude des tordus, eux.
— J’y ai songé, mais je n’ai pas encore eu le temps de les contacter. Je dois aussi prendre rendez-vous avec le docteur Caitlin.
— La psychologue ? demanda-t-il, inquiet. C’est encore tes cauchemars ?
— C’est plus que des cauchemars, je le sens. C’est lié à mon enfance. Et quand j’en parle à ma mère, elle se ferme comme une huître.
— Je serais toi, je me dépêcherais de savoir ce qui cloche. Il ne faudrait pas que l’enquête en pâtisse.
— T’inquiètes, j’ai aussi envie que toi de coincer ce fumier.
***
Joseph décida qu’il était temps d’avoir une discussion avec sa captive. Il n’avait jamais eu de relation aussi longue avec une femme. En général, il la kidnappait, il la tuait dans la foulée, puis la rendait immortelle. Depuis quatre jours qu’elle était là, il ne lui avait parlé pour ainsi dire, qu’une seule fois, lorsqu’elle s’était réveillée dans la cage. Il avait peur pour son image. Il ne voulait pas qu’elle le trouve grossier, lui qui aimait tellement les jolies femmes. Il prépara quelques sandwichs, puis monta les lui apporter. Il frappa à la porte et cette fois, attendit qu’elle réponde. Elle lui dit d’entrer, ce qu’il fit et posa son plateau devant elle. Il prit une chaise dans le couloir et alla s’installer dans un coin de la chambre pour pouvoir discuter pendant qu’elle déjeunait.
— Bon appétit ! commença-t-il. Voyant qu’elle ne répondait pas, il continua. Nous sommes partis du mauvais pied, toi et moi. Je peux te tutoyer maintenant, n’est-ce pas ? J’ai conscience que tu as dû avoir un choc en voyant ce que je faisais dans mon atelier.
Elle leva la tête pour le regarder rapidement, puis retourna à son sandwich.
— Mon père a fait la même tête quand il a découvert les expériences que je menais dans la cabane. Et il a très mal réagi. J’ai commencé avec mon chien, mais ça n’a pas marché. Tu vois, tout ce qui m’intéressait, c’était de garder, de conserver un souvenir de lui. Et puis, au fur et à mesure de mes expériences, je suis tombé dans la fascination. Comment un animal mort pouvait avoir l’air aussi vivant ? Lors de ma visite dans un musée d’histoire naturelle, j’étais allé voir la « galerie des animaux disparus ». Il y avait des spécimens rares, qui n’existaient plus, mais qui étaient naturalisés à la perfection. Je me suis dit que c’était une bonne façon de devenir immortel. Plus vivant désormais, plus vraiment mort, situé dans un entre-deux à la fois mouvant et immobile. Bref, je m’égare. Donc, je te disais que mon père n’avait pas très bien réagi lorsqu’il avait découvert mon travail. C’était un mercredi après-midi, il faisait beau. Mon père a décidé de faire un peu de jardinage, alors qu’il ne le faisait jamais, et en creusant dans le parterre pour y planter des fleurs, il est tombé sur mes sujets, ou ce qu’il en restait. Il a commencé à crier mon nom. Moi, j’étais dans la cabane, mais j’étais tellement concentré, que je ne l’ai pas entendu. Il savait que c’était là que je passais mes après-midi, et c’est donc tout naturellement qu’il a déboulé sans crier gare. La porte s’est ouverte avec fracas, je me suis retourné, et j’ai vu son regard. Il avait le teint pâle, les yeux grands ouverts, et il a commencé à trembler. Il est resté comme ça quelques minutes, dans un silence pesant, puis il a mis sa main devant la bouche, et il est sorti vomir dehors. Moi, j’étais là, debout, à attendre qu’il revienne. En regardant autour de moi, j’ai compris pourquoi il avait réagi de cette manière. Tu vois, je ne m’en rendais plus compte parce que j’avais l’habitude, mais pour un novice, ça avait quelque chose d’effrayant. Les créatures que j’avais réussi à naturaliser étaient clouées sur le mur, le sol était recouvert à la fois de sang séché et encore humide. Les gens ne se rendent pas compte à quel point c’est difficile de nettoyer de telles taches, dit-il avec un air détaché. Un animal écorché se tenait devant moi, sur la table, sanguinolent, ses chairs reposant dans un seau posé à côté de lui. J’avais les mains recouvertes de sang et je ne te parle même pas de l’odeur. Dans un coin de la pièce, j’avais aménagé deux grands bacs : un pour le bain de tannage et un pour celui de rinçage. Enfin, pendu sur un fil, il y avait des peaux qui séchaient, laissant tomber quelques gouttes d’eau mêlée de sang. Une vraie boucherie en somme, continua-t-il, fier de lui.
Il la regarda finir de manger, déçu qu’elle n’ait pas réagi à sa plaisanterie. Sentant son regard sur elle, elle leva de nouveau la tête. Si elle ne voulait pas d’ennuis, il fallait qu’elle fasse au moins semblant de s’intéresser à son histoire.
— Et donc, commença-t-elle d’un air faussement enthousiaste. Qu’est-ce qui s’est passé ? Votre père est revenu ?
— Oui, il est revenu, dit-il d’un air las. Et il était très fâché. Son air de dégoût était passé et il était maintenant rouge de colère. Il m’a empoigné par le bras, m’a fait sortir de la cabane, et m’a poussé contre le mur. Il m’a mis une gifle, que j’ai senti passer. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » qu’il a commencé à crier. « T’es un grand malade, il faut te faire soigner ! Je veux que tu me débarrasses de tout ce bordel avant que ta mère ne rentre. » Je le regardai sans vraiment le voir. En fait, dans ma tête, je m’imaginais qu’il n’était pas là, non, qu’il n’était plus là. J’avais enfin trouvé une passion, une raison d’être et lui, il voulait me l’enlever ? Il a continué à hurler : « je vais appeler le docteur Henderson, il saura quoi faire de toi. Tu es bon à être enfermé. Tu es une honte pour la famille. Et ces pauvres animaux, comment tu as pu leur faire ça ? ». J’étais terrifié. Mon père allait le dire à tout le monde, j’allai être la risée de la ville, le bizarre, la curiosité. Et puis, une idée m’est venue. Mon père gesticulait dans le jardin, faisait de grands gestes, mais ne faisait plus attention à moi. Il était parti dans un grand monologue et semblait ne plus pouvoir s’arrêter. J’ai essayé d’en placer une, de lui expliquer que ce n’était pas si terrible, que les animaux étaient morts avant que je les trouve, que ce n’était qu’une expérience d’enfant. Mais il ne m’écoutait pas. Alors, j’ai voulu le faire taire. Pour qu’il m’écoute, tu vois. Pour lui faire comprendre que j’avais trouvé ma voie, dit-il avant de faire une pause.
À présent, elle était tout ouïe. Elle ne manquait pas une miette de son récit sordide, retenant même sa respiration.
— Il y avait une grosse pierre qui traînait près de ma cabane. Elle était là, toute proche. Il suffisait que je me baisse pour la saisir. Ça aurait été tellement facile. J’aurais pu en finir ce jour-là. Mais il m’avait énervé. Son ton de reproche, son regard de dégoût posé sur moi. Pour lui, je n’étais qu’un monstre, un être dénué de sentiments. Et j’avais envie qu’il paye pour ça. Oh oui, j’en avais très envie. J’ai donc reporté mon attention sur lui. Il ne monologuait plus. Il m’a regardé une dernière fois, ajouta « commence à ranger, je ne veux plus rien voir dans une heure » et s’est dirigé vers la maison. J’entendais ma petite sœur qui pleurait. Sûrement ses hurlements qui l’avaient réveillé. Tout le voisinage avait entendu. Et pour cette humiliation, il allait souffrir. Dieu m’en fut témoin ce jour-là, il n’allait pas s’en sortir aussi facilement. Il avait réveillé quelque chose en moi. Quelque chose que je ne soupçonnais même pas. Quelque chose de mauvais.
Un frisson la parcourut. L’homme qu’elle avait devant elle était dangereux. Il valait mieux faire profil bas, le temps qu’il baisse sa garde. Il se leva, laissant son récit en suspens. Il ramassa le plateau, lui sourit et sortit. Il retourna dans son atelier pour continuer son travail.
***
Le Wichita Eagle se trouvait sur Douglas Avenue, non loin du Vagabond Cafe. En ce début d’après-midi, il régnait une certaine effervescence au journal. Les journalistes s’affairaient devant leur ordinateur pour écrire les articles qui paraîtraient le lendemain. Thomas se dirigea vers l’accueil et demanda à voir un responsable. La secrétaire l’appela dans son interphone et celui-ci vint à sa rencontre. Thomas lui expliqua ce qu’il attendait de lui et l’homme accepta sans rechigner.
— Vous savez, c’est un peu grâce à nous que Dennis Rader a été arrêté. Il ne faisait plus parler de lui depuis 1979. Mais sans savoir pourquoi, peut-être le manque de notoriété, il nous a envoyé une lettre en 2005, où il revendiquait un nouveau meurtre, celui d’une jeune femme tuée en 1986. L’ADN contenu sur la lettre a permis à la police de l’arrêter. Peut-être qu’une photo de lui dans le journal incitera votre tueur à sortir de l’ombre.
— C’est ce que nous espérons aussi. Merci. Je vous laisse. J’ai une enquête à mener.
— Oui, et moi, j’ai des photos à imprimer en première page.
Il sortit du journal et retourna à l’hôtel, le temps que Sarah revienne du Kake.
***
La chaîne d’information Kake News se trouvait au premier étage d’un immeuble composé de plusieurs bureaux. Arrivée à l’accueil, Sarah expliqua sa requête à la secrétaire, qui lui dit d’aller voir le directeur de la chaîne. Celui-ci se trouvait probablement à la machine à café, comme tous les jours à cette heure-là. Après avoir demandé son chemin, elle trouva non sans mal l’endroit où il se trouvait.
— Bonjour. Sarah Miller, KBI. J’enquête sur les meurtres qui ont eu lieu il y a quelques jours. Ceux dont on a retrouvé les ossements.
— Ah oui, triste histoire. Comme si un tueur en série ne suffisait pas. Je ne sais pas ce qu’ils ont tous avec notre ville. Ed Morton, directeur en chef de la chaîne, lui dit-il en lui serrant la main. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— J’aimerais que vous diffusiez la photo du tueur. Enfin, on n’a pas son visage, que son allure. Mais peut-être que quelqu’un reconnaîtra son accoutrement, lui expliqua-t-elle en lui montrant la photo.
— Oui, peut-être. En tout cas, à moi il ne me dit rien, répondit-il après l’avoir longuement regardée. Je ferais passer sa photo dans l’émission du matin « Bonjour Kansas ». C’est une heure de grande écoute.
— Merci. J’espère qu’on pourra le coincer rapidement, lui dit-elle avant de tourner les talons pour partir.
— Oui, moi aussi.
Elle quitta l’immeuble et regarda sa montre. Il était quinze heures. Elle rentra à l’hôtel.
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