À Wichita, dans l’état du Kansas se trouve le quartier de Linwood, qui abrite un peu moins de quatre-cents âmes. Les routes tracées parallèlement à l’aide d’un quadrillage forment les pâtés de maisons. Ce qui marque le plus lorsqu’on arrive dans ce quartier, c’est l’alignement des bâtisses, de part et d’autre des avenues. Comme si elles avaient été installées le long d’une ligne imaginaire. Des arbres sont également présents, longeant toute la rue. C’est en tout cas ce qu’avaient remarqué les deux agents du bureau d’investigation du Kansas à leur arrivée dans le quartier. Deux jours qu’ils l’arpentaient rue après rue, sonnant à toutes les portes, trois photos à la main. C’était dans ce secteur qu’avaient été vues pour la dernière fois, trois jeunes femmes qui avaient disparu, et c’est à eux qu’on avait confié l’enquête. Ils venaient de terminer le côté droit de Greenwood Street lorsque le vent se leva, faisant voler la poussière qui jonchait le sol. À quelques mètres d’eux, un petit tourbillon se forma, se déplaçant le long de l’allée. Alors qu’ils commençaient à se couvrir le visage de leur main pour se protéger, une alarme retentit.
— Tu entends ? demanda l’agent Miller. Une tornade est en approche. On devrait peut-être rentrer ?
— Encore une maison et on y va, rétorqua l’agent Parker, en regardant par-dessus l’épaule de sa coéquipière.
De l’autre côté de la rue se trouvait un chalet en bois peint de taille moyenne, qui détonnait dans le paysage pavillonnaire. Son large porche disposait d’un banc pour pouvoir profiter des journées ensoleillées ou des soirées pas trop fraîches. Il était entouré d’une palissade de bois, sur laquelle était clouée une pancarte « ne pas entrer ». Et dans le cas où le message ne fut pas assez clair, un écriteau supplémentaire indiquait « chien méchant ». C’était exactement le genre de détail qui donnait à penser aux enquêteurs que la personne qui habitait là n’aimait pas être dérangée. Elle serait donc la dernière à être interrogée avant la mise en sécurité. Ils passèrent la porte en bois non verrouillée qui se trouvait sur le côté de la maison, montèrent les quelques marches qui menaient au porche et sonnèrent à la porte.
***
Joseph Smith contemplait son œuvre. Il lui avait fallu plusieurs semaines avant d’arriver à ce résultat, mais il ne le regrettait pas. De tout ce qu’il avait accompli jusqu’à maintenant, c’était de loin sa plus belle création. Il enleva son masque et le posa sur le petit chariot qui se tenait près de la table et qui contenait ses outils : spatules, râpes, limes, pinceaux, scies. Rien ne manquait. Lui qui avait toujours voulu être chirurgien sans y parvenir avait fini par trouver une autre vocation. À défaut de sauver les vivants, il redonnerait un semblant de vie aux morts. Et il était plutôt doué dans son genre. Bien sûr, il y avait eu quelques ratés, mais n’est pas Louis Dufresne qui veut. La méthode n’était pas aisée et il lui avait fallu plusieurs années pour la maîtriser complètement. Mais ça en valait la peine. Le résultat était plus que satisfaisant. Il reporta son attention sur la table et la contempla. Elle était allongée là, silencieuse, parfaite, telle une poupée. Ses yeux de verre regardaient fixement le plafond. Il les avait choisis bleus afin de rendre son visage plus harmonieux, en adéquation avec ses longs cheveux roux. Il l’avait rendue plus belle qu’elle ne l’avait jamais été. Il lui devait bien ça. Sa vie avait été pathétique, et sa mort peu glorieuse. Il l’avait espérée combattante, elle s’était révélée décevante. Il lui avait suffi d’une main, une seule, pour la libérer de sa misérable existence. Il l’avait donc rendue plus forte, immortelle. La lumière se mit à vaciller, éclairant par intermittence le chef-d’œuvre qu’il avait mis tant de temps à créer. Il pouvait entendre la tempête qui grondait à l’extérieur. Elle était en avance. Il ne l’attendait pas avant ce soir. Encore une erreur du service météo. C’était fort préjudiciable. Il devrait certainement remettre ces autres projets à plus tard. Il posa délicatement un drap sur le corps dénudé, rangea ses outils et remonta dans la cuisine, sans oublier de fermer la porte à double tour. Il ne fallait pas qu’un autre que lui descende dans son atelier. Il ne comprendrait pas. Par la fenêtre, il vit son carillon à vent commencer à tourner rapidement et jeta un œil à son anémomètre. Aucun doute possible, une tornade était en approche. Son sentiment fut confirmé lorsqu’il entendit l’alarme de l’hôtel de ville retentir. Il devait rejoindre son abri creusé dans le jardin au plus vite. Selon le « tornado warning », il lui restait dix-sept minutes pour se mettre en sécurité.
Il avait toujours su qu’en emménageant dans le Kansas, cela deviendrait son quotidien. Cela ne l’empêchait toutefois pas de regretter l’Oregon où il avait grandi. À l’époque, il vivait avec ses parents et sa sœur à Brookings, et la vie était heureuse. Il allait souvent à la plage avec son chien lorsqu’il faisait l’école buissonnière. Bien sûr, il se faisait souvent attraper et disputer, mais ça ne l’empêchait pas de recommencer. Il n’aimait pas l’école. Trop d’interdit, de règles à respecter, de devoirs à faire. Heureusement, chaque fois, sa mère était là. Et chaque fois, elle temporisait. Un soir, en rentrant de l’école, il remarqua une forme sombre derrière un buisson non loin de sa maison. Une boule se forma dans son estomac avant même de savoir de quoi il s’agissait. Parce qu’au fond de lui, il savait. Un drame avait eu lieu.
La sonnette de la porte d’entrée retentit et le sortit de sa rêverie. Il alla ouvrir, en se demandant qui pouvait bien être assez fou pour braver cette tornade en approche. En passant devant le miroir accroché dans l’entrée, il se rendit compte qu’il n’était pas à son avantage. Son visage portait les marques du temps. Des rides profondes ornaient son front et le pourtour de ses yeux. Des valises s’y étaient formées à la suite des nombreuses nuits blanches passées à chasser sans jamais se reposer. Ses cheveux bruns, magnifiques autrefois, tombaient maintenant par poignées et il ne lui restait guère plus que quelques mèches à arranger sur son crâne. Le stress d’être découvert et la difficulté à trouver des sujets pertinents le forçaient à manger plus que de raison, et son embonpoint commençait à transparaître sur son corps chétif. De plus, lorsqu’il travaillait, il aimait être à l’aise et portait souvent un short beige et un vieux débardeur blanc. Ce jour-là, il arborait des rayures bleues. Il ne savait pas qui venait le déranger, mais il tombait extrêmement mal. Il devrait s’en débarrasser au plus vite. Il enleva la chaînette qui maintenait la porte fermée et ouvrit en grand.
Un couple d’une quarantaine d’années se tenait sur le pas de porte. L’homme était assez grand avec de larges épaules. Ses cheveux noirs coupés courts et son visage carré lui donnaient un air strict. Enfin, son costume et ses chaussures étaient impeccables. La femme, quant à elle, était plutôt petite. Ses cheveux blonds légèrement ondulés étaient relevés et seules quelques mèches encadraient son visage. Ses yeux bleu-gris semblaient vouloir pénétrer son âme et il ressentit un léger frisson lorsque son regard croisa le sien. Pour finir, il remarqua que son tailleur mettait ses formes en valeur et qu’il lui allait à merveille. Peut-être des témoins de Jéhovah, se demanda-t-il.
— Bonjour, Monsieur. Agents Parker et Miller, du KBI, énonça l’homme en montrant du regard sa collègue. Pourrions-nous vous poser quelques questions ?
— Maintenant ? répondit-il. Vous savez qu’il y a une tornade en approche ?
— Il nous reste approximativement quinze minutes. Ce ne sera pas long, rétorqua l’agent Miller en sortant les photos de sa poche et en lui tendant. Avez-vous déjà vu ces personnes ?
— Non, désolé, dit-il en regardant longuement les photos. Je ne les ai jamais vues. Il leur est arrivé quelque chose ? demanda-t-il, faussement intéressé.
— Elles ont disparu, rétorqua sèchement son collègue. Si vous les apercevez ou obtenez des informations les concernant, merci de prévenir le commissariat le plus proche.
— Bien sûr, répondit-il. J’ouvrirai l’œil.
— Merci, Monsieur…, dit-il en laissant sa phrase en suspens.
— Smith. Joseph Smith, déclara-t-il.
L’homme hocha la tête et fit signe à sa collègue de partir. Joseph les regarda s’éloigner. La jeune femme jeta un dernier coup d’œil à la maison puis monta dans la voiture garée sur le trottoir d’en face. Quelques secondes plus tard, elle tourna au coin de la rue. Il regarda dehors une dernière fois puis alla se réfugier dans son abri anti-tornade. Il était en sécurité. Du moins, pour le moment.
***
— Charmant cet homme, déclara ironiquement Thomas à sa collègue. Tu as vu sa dégaine ?
— Tom, le fait qu’il ait un short et un débardeur troué taché de sueur n’en fait pas un suspect !
— N’empêche. Tu trouves pas ça bizarre, toi ? Il fait quoi, 14 °C à tout casser, et le gars se balade en short ? Je le sens pas. Tu as vu comment il a regardé les photos ? Ce mec est un pervers je te dis.
— Allez, oublie-le. On ne le reverra sûrement plus jamais. Et si on compte tous les gens qu’on a interrogés aujourd’hui, il y en a quelques-uns qui étaient plus bizarres que lui. Justement, tiens, on en est à combien de personnes interrogées jusqu’à maintenant ? demanda Sarah.
— Une cinquantaine. Et c’est pas fini. Il y a encore beaucoup de pâtés de maisons à inspecter. Pourquoi ils nous demandent de faire du porte-à-porte ?
— C’est un petit quartier. Quelqu’un sait forcément quelque chose.
Elle prit le dossier qui se trouvait sur le tableau de bord et l’ouvrit. L’enquête qu’on leur avait confiée n’était pas facile. Les trois filles qu’ils recherchaient n’avaient rien en commun. Origine ethnique, milieu social, travail et même apparence étaient différents. Cette affaire ne ressemblait en rien à ce qu’ils avaient connu dans leur carrière. Leur supérieur pensait que ces disparitions devaient être traitées séparément, ne rentrant pas dans le schéma classique d’un tueur en série. Après tout, aucun corps n’avait encore été trouvé et elles étaient majeures au moment de leur disparition. Rien ne laissait présager qu’elles étaient en danger. Elles auraient très bien pu disparaître volontairement. Mais Sarah n’était pas d’accord avec lui. Et elle avait dû insister pour pouvoir mener l’enquête avec son coéquipier. Elle présumait que bien qu’aucune ressemblance ne les liât, on avait bel et bien à faire à un seul kidnappeur. Et pourquoi pas à un tueur en série. Le seul point commun était la zone géographique où elles avaient été vues pour la dernière fois. Elle raccrocha les photos aux dossiers respectifs en s’attardant sur la première victime. Il s’agissait d’une jeune femme de vingt ans, Amalia, originaire de France. Rousse aux yeux bleus, des traits fins, un petit nez discret, elle était venue en Amérique dans l’espoir de devenir mannequin et du haut de son mètre quatre-vingt, elle remplissait toutes les conditions nécessaires pour réussir dans ce métier. Sarah referma le dossier en arrivant sur le parking.
— On est arrivé ! s’exclama Thomas en se garant devant un petit motel. Il faut se dépêcher, dit-il en sortant de la voiture. La tornade sera bientôt là !
— Quoi ? demanda Sarah en retenant la portière de la voiture.
— La tornade ! commença-t-il à hurler pour couvrir le bruit du vent. Elle sera bientôt là ! Regarde comme le ciel s’est assombri. Les lampadaires se sont allumés.
— J’arrive ! cria-t-elle en se mettant à courir vers l’entrée. J’ai jamais vu un vent pareil !
Une fois à l’intérieur, ils refermèrent la porte, non sans difficulté, et mirent une barre en travers pour l’empêcher de s’ouvrir sous la force du vent. Le gérant les attendait pour les conduire à son abri en sous-sol. Les lumières commençaient à vaciller et il leur tendit une lampe de poche. Au cas où, leur dit-il avant de leur montrer la porte de la cave. Ils descendirent prudemment et s’installèrent sur un canapé en attendant la fin de l’alerte.
L’abri était bien aménagé. Le gérant avait bien fait les choses. Dans un coin de la pièce se trouvait une petite table avec des produits de première nécessité comme des bouteilles d’eau, des conserves, ce genre de chose. Un réchaud se tenait à proximité et des couvertures étaient posées sur des étagères collées au mur. Il y avait assez de fournitures et de vivres pour qu’une vingtaine de personnes puissent tenir trois jours. Et en cas de panne de courant, un générateur était prêt à prendre la relève. Sarah remarqua une porte de secours au fond de la salle. Elle devait sûrement conduire à un tunnel qui donnait à l’extérieur au cas où la porte de la cave serait coincée. Sur les autres canapés autour d’elle, des personnes discutaient ou jouaient aux cartes pour faire passer le temps. Un employé du motel passait de canapé en canapé en poussant un petit chariot afin de proposer des boissons chaudes.
— Café ? proposa un homme en leur tendant deux tasses dont on pouvait savoir à l’odeur qu’il était de très bonne torréfaction.
— Volontiers, dit Sarah avant de prendre la tasse. Tu n’en bois pas ? demanda-t-elle en regardant son coéquipier.
— Non, je n’aime pas ça. Je préfère le thé.
— Bizarre pour un flic.
— Il y a encore pas mal de choses que tu ignores sur moi. Passe-moi le dossier s’il te plaît. Vu qu’on est coincé ici pour un moment, autant se rendre utile.
— Tu as raison. Tiens, le voilà, dit-elle en le sortant de son sac. Tu en penses quoi, toi ? Tu es d’accord avec le chef ? Sur le fait qu’il pourrait s’agir de plusieurs enlèvements ?
— Je ne sais pas. Mon instinct me dit que quelque chose ne tourne pas rond dans cette histoire. Pourquoi n’a-t-on pas encore retrouvé de corps ? S’il s’agit bien d’un tueur en série, qu’en fait-il ? Et si elles ont disparu volontairement, pourquoi ne pas donner signe de vie à leurs proches alors qu’elles sont recherchées dans tout le pays ? De plus, et c’est ce détail qui fait tiquer le chef, elles n’ont aucun point commun. Elles ne sont même pas de même nationalité ! Même le temps entre chaque disparition est plus long que la moyenne.
— Attends, t’as dit quoi là ? s’enquit-elle soudain, posant sa tasse sur la table basse.
— Qu’elles n’ont aucun point commun ?
— Non, sur le fait qu’elles ne sont pas de la même nationalité. C’est ça, le point commun qui nous manquait. Ouvre le dossier et regarde leurs fiches.
— Ok. Qu’est-ce que je suis censé regarder ?
— La nationalité ! D’où venait la première fille ?
— France
— Et la deuxième ?
— Angleterre
— Et la troisième était allemande ! Ça t’évoque quoi ?
— Qu’elles venaient toutes d’Europe ?
— C’était des étrangères à notre pays ! Peut-être que c’est pour ça qu’on les a enlevées !
— Tu veux dire que quelqu’un n’aime pas les Européennes ?
— Faut vraiment tout t’expliquer toi ! Je pense plutôt que c’est le contraire. Vivement que cette alerte soit levée qu’on puisse retourner au bureau. Il faut en parler aux criminologues, dit-elle, visiblement excitée. On va pouvoir prouver au chef que tous ces enlèvements sont bien liés !
— Ça veut surtout dire que si tu as vu juste, on va devoir chercher des corps à défaut de les trouver, dit-il d’un air las. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
Un peu plus tard, un bruit de pas dans les escaliers leur fit tourner la tête. Le gérant revenait du hall où il venait de discuter avec la personne référente du quartier. Son visage était sombre et toutes les personnes présentes commencèrent à s’inquiéter. Il leur annonça que les routes qui menaient à l’extérieur du quartier étaient coupées et qu’il y avait des lignes à haute tension sur le sol. Par chance, son hôtel n’avait subi aucun dégât et les clients pouvaient retourner dans leur chambre sans risque. Le téléphone fixe était aussi coupé et seuls les portables pouvaient encore recevoir des communications. Il n’y avait pas d’inondation et seuls quelques arbres avaient été déracinés. Il ne savait pas pour le reste de la ville et les autres quartiers. Après son annonce solennelle, les clients remontèrent lentement les escaliers et allèrent sur le parking pour voir de leurs propres yeux l’étendue des dégâts. Thomas Parker n’en revenait pas. Leur voiture de fonction était dans un arbre. Lui qui habitait encore Washington il y a peu, n’avait jamais rien vu de tel. En vrai, tout du moins. Parce qu’à la télé, ce genre d’images étaient monnaie courante en période de tornades.
— Te bile pas, va ! lui dit Sarah en mettant la main sur son épaule en guise de réconfort. Ils nous en prêteront une autre. T’as pas faim toi ? Allez, viens, il est tard, allons manger. Le gérant a ouvert la salle de restaurant. On appellera le bureau demain.
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