France, 1979. Dans une réalité alternative.

Les doigts de Francis tapotent sur l’étui de sa guitare. Une demi-heure qu’il attend dans le hall de la maison de disque. L’hôtesse d’accueil lui adresse enfin un regard et sourit.

– Monsieur Cabrel ? Veuillez me suivre s’il vous plait.

Assis dans un confortable fauteuil en cuir, il regarde l’impressionnante collection de disques d’or et de platine accrochés sur les murs. Il a même repéré un 45 tours de Bob Dylan, son idole. Le patron de la boite de disques raccroche enfin le téléphone.

– Monsieur Ca.. Je peux t’appeler Francis, hein ? Francis nous avons écouté ta maquette, elle a retenu toute notre attention. Enfin, elle a surtout intéressé Melodix, notre IA découvreuse de talent : Les Beatles, David Bowie, c’est elle..

– Bob Dylan aussi, ajoute Francis

– Bob qui ? Ah oui, c’est possible, y’en a tellement… Trêve de bavardage, je vais lui laisser la parole !

Le mur derrière l’immense bureau du patron s’éclaire, les disques d’or semblent se volatiliser comme par magie, laissant la place à des chiffres et des graphiques. La voix semble parvenir de partout, sa tonalité chaude et mélodieuse enveloppe le chanteur.

– Francis Cabrel – Chemin de traverse. Premier album. Estimation des ventes probables : plus de 600.000 exemplaires. La chanson la plus remarquable de l’album prendra la tête du TOP 50 et se vendra à plus de 700.000. À long terme, possibilité d’adaptation en espagnol et de reprise par une chanteuse pop internationale. Fort potentiel en droits dérivés.

– Comment sait-elle tout ça ?

– Nous l’avons créée pour ça. Elle ne se trompe jamais. La date du split des Beatles, la mort d’Elvis, le seul Jackson Five sur lequel miser, elle sait tout ! D’ailleurs à propos de Michael Jackson, des Beatles et de John… Mais je m’égare, revenons au single.

Les paroles commencent à défiler sur le mur, et Melodix les chante.

– Moi je n’étais rien et voilà qu’aujourd’hui, je suis le gardien, du sommeil de ses nuits.

Francis se laisse bercer par sa voix. Elle ferait certainement une bien meilleure chanteuse que lui sur ce titre.

– Je l’aime à… » Une sirène retentit… Sur le mur, un gigantesque « MOURIR » s’affiche en rouge.

– Francis, mon cher Francis, nous avons un petit souci avec votre chanson. Vous y tenez vraiment, à ce verbe ?

– Pardon ?

– « Mourir », franchement, ça n’est pas très vendeur ! On va être très ennuyé pour promouvoir le titre sur les réseaux sociaux. On va vous accuser d’inciter au suicide, ça n’est pas très bon pour votre image.

– Pour le style chanteur dépressif, c’est un peu tôt, surenchérit Melodix. Cela marchera mieux dans les années 80 et seulement si vous être né au Royaume-Uni.

– Nous avons beaucoup réfléchi à un autre verbe. Enfin quand je dis « nous », c’est Melodix qui a fait tout le travail. Et elle a trouvé une superbe alternative, bien plus vendeuse. Musique, maestro !

La voix de l’IA chante le texte qui s’affiche sur le mur :

– Je l’aime à courir.

– C’est chouette non ? Courir, c’est bon pour la santé et il y a de fortes chances que les droits de la chanson soient vendus pour une pub d’eau minérale. C’est plutôt juteux, les eaux minérales. D’après Melodix, même David Bowie fera de la réclame pour eau dans l’avenir. Alors Francis ? Tu en penses quoi ? C’est quand même vachement plus sympa « je l’aime à courir », non ?

Francis attrape l’étui de sa guitare, se lève et se dirige rapidement vers la porte. Avant de claquer celle-ci, il se retourne :

– Allez vous faire pendre !

Photo libre de droits Pexel

Texte © Nimentrix