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Chapitre 2 : Urk Damnaz — l’obsession d’Angrad

Dol Rual

Troisième jour du troisième mois de la saison de Rual

Un mois avant la dernière lune d’automne

Les premiers-nés menèrent une guerre lors du Premier Âge. C’était un conflit contre les féroces cyclopes qui infestaient notre montagne. Les onze nés de la pierre par la main de Duka les défirent tout à fait, si bien que nous vivons en paix depuis.

Histoire du peuple de Duka à l’attention des jeunes nains.

À une heure avancée de la nuit, Angrad quitta Valag Khaz. Plus tôt, après avoir confié Kramir et Gofnyr aux bons soins d’un vieux Valagi, expert dans la réduction des blessures graves, il avait rejoint Dame Bolka dans son temple.

La matriarche et plusieurs de ses adeptes avaient longuement célébré les premières récoltes de Frongol de l’année. La maison des mères était interdite aux mâles, Angrad était l’un des seuls à pouvoir y pénétrer. Il était après tout père fondateur et grand prêtre du culte des ancêtres. Il s’était enfoncé plus avant dans Valag Khaz, dépassant le dispensaire pour rejoindre les salles réservées aux mystiques.

Comme à son habitude, informé de l’indisponibilité de la matriarche, Angrad se rendit dans la sacro-sainte maternité. Il était fasciné par les nainfançons, conscient de leur extrême fragilité. Les mères aussi devenaient très faibles après l’accouchement. Angrad plaignait les courageuses qui enduraient dans leur chair la naissance du peuple nain. Ainsi que Dame Bolka le rappelait, les nains étaient destinés à se reproduire par la chair et non la roche. Encore peu nombreux, le peuple de Duka mettait difficilement ses nainfants au monde.

Dame Bolka prenait extrêmement soin des mères et de leurs nainfants, tenant par là même la clef de l’avenir de son peuple. La maternité était bien plus grande que le dispensaire, les prêtres plus nombreux et plusieurs Valagi se relayaient au-dessus des berceaux. Angrad aimait à passer pour les distraire avec ses jeux de lumière. Pour lui, les pupilles émerveillées représentaient le plus beau des spectacles. Il avait patiemment attendu la fin de la célébration en amusant les tout petits par ses tours pyrotechniques.

Finalement, il put rejoindre la matriarche dans la chapelle qui lui servait de bureau. Là, constamment interrompu par les allées et venues de novices porteurs de messages, le patriarche initié essayait de s’entretenir avec sa sœur. Ces interruptions insupportaient Angrad, mais Dame Bolka était si attentive à tout ce qui se passait dans son Khaz qu’il ne pouvait lui en tenir rigueur. Elle était toujours d’une grande bienveillance en recevant les novices honteux de déranger leur maîtresse. Elle les détrompait en donnant réponse à leurs messages, les aiguillant sur leurs tâches. Ainsi, elle organisait la foule de religieux de Valag Khaz.

Angrad s’abîmait en contemplation, fasciné par la Dame d’Or. Ses tresses rousses, quoique perlées de fils d’argent à présent, encadraient ses traits d’une douceur éclatante. Angrad ne pouvait détacher son regard de ses lèvres quand elle instruisait ses Throndi des différentes corvées à réaliser pour le temple. Elle les distribuait avec une telle prévenance que c’était grand honneur que de la servir. Le patriarche en oublia le fil de leur conversation. Elle lui faisait toujours cet effet-là : en sa compagnie, il pouvait l’observer des heures durant. Elle avait dû l’entretenir du culte, à son corps défendant.

Angrad n’était pas très pieux. Seigneur du feu, initié, grand prêtre, Karugromthi même, il n’appréciait pas les trop nombreuses charges qu’il devait porter. Hétérodoxe au sein de son propre culte, malgré son rôle prépondérant au sein de celui-ci, Angrad fuyait tous ces rituels obséquieux à son goût. Étant l’un des savants les plus éclairés des cercles religieux et hermétiques, il préférait se consacrer à ses recherches personnelles.

Conscient de manquer à ses devoirs, il s’obligeait à dédier une partie de son temps à des étudiants doués, triés sur le volet. Religieux ou initiés, Angrad leur inculquait le même corpus. Il espérait ainsi élargir leur horizon. Son savoir pléthorique divergeait de ceux des mystiques et des hermétiques, il considérait pour sa part qu’il ne s’agissait que des deux faces d’une même pièce.

Le seigneur du feu ne se sentait en accord qu’avec son maître Dolgrim et l’inquiétant Draskar.

Ces pensées lui rappelèrent que Dame Bolka lui avait demandé de revenir impérativement au temple pour la célébration de la lune d’automne. Elle avait insisté plus qu’à l’accoutumée, connaissant les répugnances du patriarche. Il lui avait répondu qu’étant en mission, il ne pourrait malheureusement pas participer aux messes, mais qu’il espérait bien être rentré pour les réjouissances qui suivraient. Bolka avait insisté quant à la présence de son frère, mais cette fois Angrad avait une bonne excuse pour se dérober à ses obligations.

Finalement, elle lui fit promettre de rejoindre Dol Gromdal s’il ne pouvait revenir à temps à Dol Rual. Elle avait parlé de la conjonction à venir, redoutant sa force. Angrad promit sans y penser. Elle devait se faire du souci pour lui, sachant quels pouvoirs s’échappaient du seigneur du feu lors des grandes conjonctions. Il rassura la dame de Valag Khaz, arguant qu’il garderait assez de pouvoir en réserve. Si cela s’avérait nécessaire, il rejoindrait l’artefact planaire : demeure de son maître Dolgrim.

La discussion avec Dame Bolka avait duré toute la nuit. Ainsi, Angrad n’avait-il pris congé de la Dame que peu de temps avant l’aube. Quittant Valag Khaz pour Baraz Khaz, le patriarche marchait dans des rues désertes. Nullement incommodé par le manque de sommeil, Angrad avança d’un pas rapide vers la demeure de Kohl.

Le patriarche, grand érudit, initié aux secrets hermétiques et mystiques, était certainement le plus puissant prêtre mage après son maître. Ainsi, il lui était possible de se priver de sommeil plusieurs nuits d’affilée. Le tour était simple, mais le niveau de puissance exigé et les composantes de ce tour n’étaient accessibles qu’à cinq ou six personnes au monde.

Tous d’abord, il fallait posséder une pierre-esprit de Rual. D’autres objets de puissance devaient théoriquement pouvoir la remplacer, encore qu’Angrad ignorait si de tels objets existaient. L’une des nombreuses facultés auxquelles cette pierre donnait accès, c’était de pouvoir percer le voile entre les plans. Ainsi, ouvrant l’œil de Rual, Angrad déambulait dans le plan matériel tout en scrutant ceux des ombres et des esprits.

Percer le voile n’était pas une mince affaire. Seule une grande érudition permettait d’interpréter ce que l’œil de Rual percevait sur d’autres sphères d’existence. Les pierres-esprits étaient par nature très liées au plan éthéré. Angrad découvrit un moyen, non pas d’y envoyer ses sens, mais son esprit lui-même. Dolgrim le sage théorisait qu’il s’agissait en fait d’une enveloppe astrale, liée au plan du même nom. Angrad avait pu constater que sa découverte coïncidait avec les conclusions de son maître. En effet, quand il projetait son esprit hors de son corps, ce dernier sombrait dans l’inconscience. Vulnérable, l’enveloppe charnelle entrait dans un sommeil réparateur. Il était bien sûr dangereux pour le patriarche initié de laisser son corps sans protection, tandis que son esprit voyageait. Aussi, toujours grâce à la pierre-esprit, il veillait son corps endormi depuis le plan éthéré. Par cette astuce risquée, dès lors que le patriarche initié se trouvait en sûreté, il pouvait laisser son corps au repos et plonger son esprit éveillé dans l’étude.

Angrad travaillait sur cette astuce, tentant de garder une plus grande maîtrise sur son corps, ou bien d’évoluer à des strates intermédiaires entre les plans avec son esprit. Il lui semblait plus important de parfaire son pouvoir, sa compréhension du monde et des plans, que de devoir poser des couronnes de fleurs toute la journée sur les têtes de naines et nains en prières. Le culte des ancêtres avait dérivé vers des cérémonies interminables où l’on recevait pompeusement l’hommage dû au Gnollengrom.

Tout ce protocole dérangeait le seigneur du feu. Le culte devrait être célébré selon lui de la même manière que l’on célébrait ensuite la lune d’automne. Rires, chants, concours, festins : voilà ce qu’était l’âme du peuple nain. Durant les festivités, il pourrait donner la mesure de ses talents. Depuis la précédente lune rouge, il travaillait sur un nouveau spectacle de flammes et lumières. Créant des schémas spécifiques pour morpher les énergies astrales selon sa volonté, il contrôlerait des boules de feu colorées, invoquerait des explosions de lumières iridescentes et autres pyrotechnies spectaculaires.

Si nombre de patriarches voyaient dans ses spectacles des nainfantillages pour épater la galerie, Angrad savait qu’il repoussait toujours plus loin les limites de la connaissance. Ses heures de travail étaient tournées vers la maîtrise des arts hermétiques et la méditation sur les desseins divins. Les clercs du culte des ancêtres ne passaient pas assez de temps, selon lui, à les explorer. Que ce soit ceux des Primordiaux, du Chemin Doré de Duka ou bien d’autres destins célestes, ces mécaniques constituaient la Grande Balance cosmique.

Ces domaines étaient excessivement sérieux, et ne souffraient aucune distraction, de quelque ordre que ce soit. Du moins Angrad défendait-il cette idée devant ses élèves. En effet, le patriarche initié ne souhaitait pas imiter son maître. D’ailleurs, il ne le pouvait pas. Resté minéral et immortel, maître Dolgrim prévoyait de passer l’éternité à percer les mystères de ce monde dans sa forteresse planaire. Il s’était détourné d’un destin de reproducteur au Premier Âge, scellant son existence dans la pierre.

Angrad, lui, transmuté en chair, avait donné une descendance au peuple nain. Malgré toutes les beautés cosmiques des Neuf Plans, rien n’était plus précieux à ses yeux que ses deux nainfants. Il avait vite accepté les limites de la chair, chérissant ses fruits. C’était d’autant plus facile pour lui qu’il pouvait tricher avec sa condition de mortel, grâce à ses pouvoirs. Angrad considérait son état comme souhaitable, malgré la nécessité de prendre du repos et d’abandonner l’étude afin de recouvrer ses forces mentales. Après tout, les guerriers n’alternaient-ils pas entraînement et pause, afin de laisser leurs muscles récupérer ? Il en était de même pour l’esprit, aussi Angrad s’offrait-il des moments de détente auprès des siens.

Après de longues années d’absence, il avait passé les dernières lunes dans son Khaz auprès de son fils Bazguk. Il visitait aussi à l’occasion sa fille à Khaz Grungraz, ou sur ses chantiers gaziers. Ces jours de quiétude auprès des siens s’achevaient, alors que son devoir le rappelait au service du conseil. Au moins avait-il le luxe de choisir ses missions.

Contrairement à d’autres patriarches, Angrad avait été plus qu’heureux de passer la main à son héritier. Son fils Bazguk projetait d’ambitieux ouvrages, et sa femme Noratia menait sa maisonnée avec bienveillance. Les Throndi d’Angrad avaient toujours été très indépendants, aussi ne passait-elle pas beaucoup de temps à administrer Khaz Zharr. Tout comme le patriarche initié, elle était érudite. Jeune occultiste, elle cherchait, avec sa cousine Orifra, à percer les mystères du pouvoir des pierres. Très attachée à ses recherches, elle consacrait la majeure partie de son temps à la forge mystique plutôt qu’à sa maison, contrairement à la plupart de ses cousines.

Angrad approuvait ce choix, soupçonnant que les recherches menées dans la forge mystique propulseraient la technologie naine jusqu’à de nouveaux sommets. L’ouverture commandée par une télékinésie induite dans des pierres en était un exemple flagrant. Ces inventions révolutionneraient bientôt la construction, la forge, peut-être même la guerre pour les Âges à venir.

Angrad avait habitué ses gens à s’autogouverner en bonne intelligence. Il avait choisi de rustres montagnards, supportant les températures des grands lacs de magma de son Khaz. Ses Throndi étaient travailleurs, collaborant étroitement pour assurer une bonne vie à tous. Bien sûr, le Khaz du seigneur du feu n’était pas très peuplé. Sa maison étant la plus petite des neuf, Angrad les connaissait tous et savait pouvoir compter sur eux.

Il avait tenu dans ses bras tous les nainfançons de sa maison, les plongeant dans la lave avec Az Zharr. Chaque nain de sa lignée était ainsi lié aux feux souterrains. Angrad en connaissait les vrais noms et y exerçait un contrôle total. Le Primordial Ajax les lui avait enseignés, lui conférant ainsi un pouvoir sur une partie de son corps matériel. Par ce rituel, Angrad liait sa maison à sa lignée, à son Khaz et aux feux qui le parcouraient.

Présentés lovés autour de Az Zharr, les nainfançons étaient protégés des feux, qui les reconnaissaient en retour comme des autochtones. Bien sûr, seul Angrad pouvait se baigner dans la lave sans risque, n’importe qui d’autre se consumerait instantanément. Néanmoins, le patriarche initié constatait que ses Throndi étaient beaucoup plus résistants aux vapeurs minérales échappées du magma, aux chaleurs insoutenables des profondeurs et aux fournaises de n’importe quel brasier.

Plus qu’à sa maison, Angrad avait intégré ses Throndi à sa famille. Il ne les amenait jamais avec lui hors de Dol Rual, car ils lui étaient beaucoup trop précieux. Angrad les avait confiés à Bazguk, afin qu’il en fasse les ouvriers et maîtres d’œuvre de ses grands travaux. Ainsi auprès de son fils, ils travaillaient en sécurité dans l’enceinte de Dol Rual. Grâce à eux, des canaux de lave sillonneraient bientôt tout le royaume souterrain, illuminé par des cascades magmatiques.

La conscience tranquille, Angrad déambulait dans la grande route souterraine reliant Valag Khaz à Barak Khaz. La route était inusitée à cette heure matinale. L’axe n’était pas commercial, excavé principalement pour permettre une circulation rapide des civières entre la porte-forteresse et l’hôpital. Elle n’était pas encore élargie pour accueillir le trafic attendu par les débouchés d’Ungdrin Ankor à Kazad Orrud. D’ici une centaine d’années, cette route serait pareille aux grandes artères reliant Rinn Khaz, Baraz Khaz, Khaz Khazul et Khaz Grungraz.

Pour l’heure, le tunnel, large d’une vingtaine de pieds et haut de dix, était encore brut. Taillé en suivant la strate de grès, il montait et descendait suivant une courbe rattrapée par les mineurs pour permettre une circulation aisée. Le tunnel, très peu maçonné, exhalait une forte odeur minérale. Des colonnes ascendantes, creusées au plafond, aspiraient l’humidité, l’évacuant dans les failles naturelles sillonnant la montagne. Aucune lumière ne perçait l’obscurité, aussi Angrad avançait-il au pas sans se presser.

Comme tout nain, il percevait les teintes de chaleurs des objets proches. Le couloir gris foncé se découpait sur des parois gris anthracite. Des taches sombres et froides marquaient les tunnels d’aérations, tandis que le sol humide, couleur d’obsidienne, se déroulait à ses pieds. Bien sûr, le seigneur du feu aurait pu bannir l’humidité du tunnel le temps de le traverser et invoquer assez de lumière pour illuminer l’endroit. Mais Angrad appréciait ses marches dans l’obscurité. À Khaz Zharr, il ne la ressentait jamais. Son Khaz était toujours éclairé de lueurs magmatiques et de flammes éructées par les chambres souterraines. Ici, dans ce boyau humide et sombre, il communiait avec le Dharkhangron sauvage.

Dans l’enceinte de l’Ankor Dawi, peu de tunnels gardaient encore cet aspect primitif. Seuls quelques dessertes peu usitées, ou bien de longs tunnels utilitaires comme celui-ci étaient restés proches de leur aspect originel. L’humidité qui lui mordait la chair, l’obscurité qui lui obstruait les sens, la solitude de sa marche : tout cela était excellent pour réfléchir. À force d’introspection, Angrad était passé maître dans l’art de visiter son domaine intérieur.

Tandis qu’il parcourait ce tunnel désolé, il repensa à Dame Bolka. Elle lui avait donné nombre de sujets de réflexion. Bien sûr, ils ne concernaient pas l’organisation de la vie ecclésiale ni les schémas divins. Si Angrad et Bolka se souciaient de les percer, le seigneur du feu n’arrivait pas à suivre les réflexions de la Grande Prêtresse. Trop limitée, jamais elle ne prenait en compte les mécaniques planaires ni le pouvoir des lieux. Pour ce qui était du clergé, Angrad n’avait cure des rites et ne voyait pas l’intérêt de mettre en exergue le sacré.

Non, ce qui interrogeait le patriarche initié, c’était le besoin qu’il ressentait de visiter Dame Bolka, de se tenir à ses côtés, de partager sa conversation et de se noyer dans ses yeux marrons. Angrad sentait son corps réagir en sa présence : son pouls accélérait, son cœur battait plus fort et plus vite. Son esprit tournait alors au ralenti, occupé entièrement par l’image de la Dame.

Il lui semblait que tout cela était mal. Non parce que Dame Bolka était sa sœur, mais parce qu’elle n’était pas sa femme.

À la fin du Premier Âge, alors qu’il n’y avait en tout et pour tout que les douze premiers-nés, Volgit s’était unie à cinq de ses frères pour faire naître les lignées des patriarches combattants, tandis que Bolka se mariait avec les deux autres pour créer les lignées des artisans. Il en avait été décidé ainsi par la volonté de Duka.

La Première Née, façonnée par Rual lui-même, était trop minérale pour nainfanter. Même une fois transmuté vers la chair, son corps était encore trop semblable à la roche pour qu’un nainfant puisse grandir dans son ventre. Elle tailla les matriarches et les patriarches, sculptant avec intelligence leur corps pour qu’ils puissent nainfanter. Ayant longtemps séjourné auprès des peuples simples, elle connaissait les risques et la beauté du nainfantement.

Elle créa les mâles nains avec le désir de séduire, mais sans le plaisir de la chair. Cela devait les protéger contre les dérives que Duka avait observées chez les peuples simples. Elle créa les femelles du mieux qu’elle put, redoutant que la semence de chair bourgeonne difficilement dans un ventre minéral. Finalement, ses craintes furent infondées, puisque les deux matriarches mirent au monde quatorze nainfants, tout bien bâti et en bonne santé : la perfection minérale, transmutée en chair, n’empêcha pas les ventres de Volgit et Bolka de porter la vie.

Angrad avait retenu de ses conversations avec la Dame d’Or que si les unions des premiers-nés au sein de la fratrie n’avaient posé aucun problème, il n’en serait plus de même par la suite. Apparemment, il ne fallait pas marier de sang trop semblable de peur que la chair ne naisse débile. Les lignées devaient être perpétuées entre cousins, et Dame Bolka insistait pour que cela soit la seule génération à y être réduite. Quand la reine Volgit dut choisir les couples pour marier les lignées, la Grande Prêtresse l’avait beaucoup conseillée.

Elle avait un jour expliqué au patriarche initié que, si son fils Bazguk était marié à Noratia, c’était parce qu’Angrad avait été d’obsidienne et Tarak de roche minerai. Le fils et la fille avaient hérité d’un sang teinté par les roches de leurs parents. Gilaed, la fille du seigneur du feu, avait du coup épousé Aradin, le fils de Tarak. Dame Bolka, grande érudite des pierres, des plantes et animaux, parlait avec autorité des roches mères et des roches pères qu’il fallait mélanger. Les nains des lignées devraient être faits d’un alliage qui résisterait au passage des Âges.

Encore une fois, Dame Bolka accaparait les pensées d’Angrad. Ce doux visage occupait entièrement son univers intérieur, embrouillant son esprit. D’étranges et puissants sentiments l’envahissaient. Le patriarche initié refusa de les nommer, sachant que le pouvoir des mots leur donnerait corps. Il craignait pourtant que cela ne finisse par arriver. Bolka n’était pas son épouse et il ne lui était pas destiné. Son destin, tracé par Duka, le liait à la Reine.

S’il avait un profond respect pour son épouse, il n’éprouvait pas de sentiments doux pour elle. Dame Volgit se montrait autoritaire et distante avec lui. Angrad savait que tous les consorts n’étaient pas traités de la même manière. Magrim et Kohl, ses préférés, la rejoignaient souvent dans ses appartements. Angrad, lui, ne la rencontrait que lors des cérémonies officielles. Elle se montrait alors glaciale, comme s’il la décevait constamment, se montrant indigne de son rang.

Le patriarche initié s’était lassé de rechercher l’approbation de son épouse. Les relations entre Rinn Khaz et Khaz Zharr s’étaient d’ailleurs grandement améliorées dès lors que Bazguk avait repris le flambeau. Les quatorze héritiers des lignées étaient les préférés de la reine, et les sept filles ses favorites. Angrad aurait aimé éprouver un amour fort pour sa compagne, mais il n’avait su tisser de tels liens avec cette dame froide et dure. La Dame de glace, comme il l’appelait avec ses intimes, lui était trop opposée pour que quoi que ce soit puisse naître entre eux. Il s’en était longuement ouvert à Dame Bolka au début, cherchant un remède auprès de Celle Qui Soigne. Il ne l’avait pas trouvé, mais la compassion et la bienveillance de la Dame d’Or avaient atteint son cœur. Patiente, elle écoutait le patriarche initié exposer ses griefs concernant la reine ou ses frères, sans le sermonner sur ses sombres pensées. Toujours, elle trouvait les mots pour le réconforter et le conforter dans ses choix.

Sachant qu’il déplairait immanquablement à la reine, Angrad avait choisi de ne plus remplir ses obligations de patriarche. Laissant ses Throndi gérer sa maisonnée et son Khaz, Angrad avait consacré son temps à développer ses pouvoirs et sa maîtrise hermétique, découvrant bien des mystères. Bolka l’avait poussé dans cette voie, prévoyant qu’il s’y accomplirait. Grâce à elle, il était parti confiant, en quête de nouvelles sagesses. S’il n’était pas un fervent du culte, il avait tout de même entraîné à sa suite de nombreux mystiques à la découverte des desseins divins. Il n’en avait pas été avare avec les clercs curieux. Il avait même créé un cercle de réflexion, en marge de la hiérarchie naissante, de mystiques érudits. S’ils n’étaient pas prolifiques comme ses quelques élèves hermétiques, au moins leurs réflexions les amenaient à des découvertes tangibles. Entre autres choses, ils avaient fait le lien entre la mystique et le pouvoir des noms, permettant d’imprégner des runes de pouvoir. Ce cercle avait même attiré les faveurs de la reine, toujours intéressée par les prouesses pouvant servir ses desseins.

Depuis bientôt cent ans, Angrad se dédiait plus avant à ses recherches, laissant ses Throndi, ses élèves et ses nainfants tracer leur propre chemin. Il s’était aussi éloigné de Dame Bolka, cherchant à se détacher d’elle, espérant ainsi étouffer les sentiments qui naissaient en lui. Il s’était retiré dans les profondeurs pour y trouver le calme et la solitude. Là, dans les bouffées de vapeurs carboniques, dans les flammes et la roche en ébullition, il avait focalisé son esprit sur l’étude. Angrad savait devoir accomplir une Tâche pour corriger une horrible imperfection du monde matériel.

Quelques brèves interruptions le rappelaient auprès de son fils, mais il n’avait fait d’exceptions que pour lui. Toujours, Angrad replongeait dans les océans magmatiques sous le manteau terrestre, laissant libre cours à ses sombres sentiments. Le détestable objet de sa haine défigurait aujourd’hui l’un des plus beaux panoramas créés par les Primordiaux. Il en avait conçu une haine terrible en le découvrant, haine qui ne se calma jamais.

Pendant de longs mois, parfois même des années, Angrad avait réfléchi aux moyens d’assouvir sa vengeance et de balayer du Gazangron et du Dharkhangron l’existence même de l’objet de sa haine : Goria. Cité inique, furoncle purulent incrusté dans le plus beau des joyaux, tyrannie aux mains des géants de feu, dominée par une dynastie terrible. La cité représentait tout ce qu’Angrad détestait.

Tout d’abord, elle défigurait l’un des plus beaux paysages créés durant l’Âge primordial. Sur les bords de Gori Zorn se dressait le massif volcanique de Harag Karag, les monts de lave. Six grands volcans recouvraient ces vastes terres. Les cratères, toujours en activité, déroulaient çà et là leurs langues de feu à travers les monts, embrasant un temps la verdure éclatante des contreforts. Dans les hauteurs, les lacs de lave et les éruptions noyaient les cratères dans des rayons iridescents de vapeurs surchauffées. Le vert de la vie, le noir de la terre et le rouge du feu : Harag Karag était d’une magnificence inégalée sur les Neuf Plans.

Mais les Zharr Gronti, qui, ayant courtisé Ajax, lui avaient volé ses secrets, avaient conquis les monts. Ces brutes aux mœurs violentes et aux lois iniques avaient peuplé les splendeurs inviolées de Harag Karag. Ils y avaient bâti des bastions de basaltes, caricatures informes des Kazad Dawi. La plus grande, la plus forte, Goria, s’était vite imposée comme le centre du pouvoir arbitraire de la famille Sumendi. Limohr, puis Blittag et maintenant Govag construisirent un vaste empire oppresseur qui imposait ses tributs sur les pentes vertes du massif.

Utilisant les pouvoirs volés à Ajax, ils infligèrent leur domination par la force, la ruse et l’absolutisme, réduisant les petits peuples en servitude. Blittag avait très vite fait commerce avec son voisin détestable : le Botaan. Quand le jeune Govag eut assassiné son oncle, au cours d’une vengeance rituelle qui ensanglanta le royaume de feu durant dix ans, il sut garder le soutien des ogres-mages en continuant le commerce d’esclaves.

Angrad avait un jour rêvé de construire une cité naine dans les sommets brûlants de Harag Karag. C’était au temps du Premier Âge, à l’époque où les plaines voyaient émerger les premières cités. Mais depuis, la lignée de Sumendi s’en était emparée. Tant que la lignée de Limohr, ou ses successeurs aviliraient les monts de lave, les beautés sauvages seraient souillées de leur détestable présence.

Depuis qu’Angrad avait découvert Goria, quatre cents ans plus tôt, sa haine grandissait au fil des années. Le seigneur du feu finit par être obsédé par la sombre citadelle. De sa haine, grandirent les frustrations de ne pouvoir nettoyer Harag Karag de cette engeance Zharr Gronti. Si la tyrannie représentait un souci pour le Conseil des Anciens, elle ne menaçait pas l’Ankor Dawi. Aucune expédition militaire n’était envisagée contre elle. Année après année, l’inaction du conseil avait permis à la lignée de Limohr de croître en puissance, étendant ainsi les terres sous sa domination.

Angrad enrageait de cette prospérité, cherchant d’autres moyens que le soutien de ses pairs pour endiguer ce mal insidieux. Il se tourna vers Ajax, mais le patriarche initié comprit bien vite que les affaires des mortels n’intéressaient en rien le Primordial. Il interpella les bosquets sur cet incendie qui ravagerait bientôt leurs forêts, mais ils le repoussèrent. Les géants n’étaient une nuisance que par leur promiscuité avec le Botaan. Les Tréans avaient d’autres sujets d’inquiétude, notamment la volonté nanesque de transmuter la pureté sauvage du Dharkhangron en la cité titanesque de Duka. Angrad fut vite chassé de Thingaz Gorak.

Le patriarche initié chercha alors toutes sortes d’alliés. Mais Goria était située dans le quadrant de Dol Urk, et donc entourée uniquement de royaumes terrifiants et indignes de confiance. Le Botaan, ainsi que la cité cyclope de Gorgrond, entretenait avec la Tyrannie de feu des relations de bon voisinage. Seules grandes puissances de la région, les trois royaumes malfaisants avaient tacitement reconnu leur collusion d’intérêts. Grâce à un statu quo malignement entretenu, les petits peuples de Dol Urk étaient sous la coupe de l’un ou l’autre de ces géants.

Finalement, en désespoir de cause, Angrad avait cherché des moyens mystiques et hermétiques dont il pourrait user pour balayer Goria de la carte. Le patriarche initié avait réfléchi à de puissants schémas pour la détruire. Il s’était alors éloigné de Dol Rual, rejoignant les territoires désolés. Là, il avait expérimenté par la roche et le feu de puissants schémas à même d’engloutir la cité maudite et ses habitants. Risquant sa vie dans des essais infructueux qui invoquèrent des tempêtes de mana, il finit par trouver un moyen de parvenir à ses fins.

Jubilant de sa découverte, Angrad avait voyagé par la lave jusqu’à Harag Karag, dans la chambre magmatique située sous la cité. Il y avait alors déchaîné ses nouveaux pouvoirs, les alimentant de la puissance de sa hargne et de sa haine. Tous ses scrupules à prendre la vie envolés, Angrad focalisa son pouvoir pour relâcher les énergies accumulées par ses schémas. La montagne trembla, la lave dévora les corps et engloutit les murs.

Mais la famille Sumendi avait elle aussi progressé dans sa maîtrise mystique. La cité de basalte avait tenu bon, la lave ne noya pas les remparts. Les corps brûlés furent ceux de malheureux esclaves et serviteurs, tandis que les géants nageaient dans la lave bouillonnante. Plutôt que de sombrer, Goria sortit purgée et renforcée de cette tentative désespérée. Les sorciers de feu de Goria, usant du pouvoir d’Ajax, puisèrent dans la lave qu’Angrad avait déchaînée. Avec elle, ils façonnèrent des donjons, des tours et des bastions. D’autres esclaves remplacèrent ceux consumés par la fureur d’Angrad.

Plus forte que jamais, la cité de feu se renforça dans l’épreuve.

Désespéré, sombrant dans une frustration abyssale, Angrad revint à Dol Rual, craignant la vengeance que les géants de feu pourraient déchaîner sur ses gens. Réalisant où son entêtement l’avait mené, Angrad se garda bien de poursuivre ses investigations.

Pourtant, Goria continuait de l’obséder.

Alors qu’il traversait l’obscurité de ce tunnel froid et humide, ses pas produisaient de la vapeur. Une lueur rougeoyante l’entourait, et la roche du tunnel chauffait. Ses yeux, tout à fait ardents à présent, embrasaient l’air devant lui. Ainsi était-il quand il pensait à Goria, et mieux valait qu’il soit seul pour ruminer sa défaite. Le patriarche initié ne s’était pas avoué vaincu. Comme tous les premiers-nés, il jouissait d’une longévité encore inconnue. Il attendrait donc son heure, ruminant ses rêves destructeurs. Le temps viendrait où Goria disparaîtrait dans les laves de Harag Karag, pour y être à jamais dissoute par les feux des profondeurs.

Ses sinistres pensées et le pouvoir qu’elles déchaînaient avaient dû alerter la garnison de Barak Khaz. Angrad entendit le son d’un cor d’alarme. Bientôt, il vit les Throndi de Trud avancer en formation serrée, dressant un mur compact de boucliers et de lances. Avançant dans une semi-obscurité que ses pensées avaient embrasée, Angrad se porta au-devant du Gottal. Les gardiens de Barak Khaz avaient dû soupçonner une menace puisqu’ils avançaient en rang, progressant au rythme cadencé par la voie profonde d’un longue barbe. Distant à présent d’une centaine de coudées, le seigneur du feu balaya ses sombres pensées, l’image de Dame Bolka s’imposant à nouveau à lui. Les émanations de pouvoir se turent, replongeant le boyau dans l’obscurité. À présent, tout à fait calme et maître de lui-même, Angrad invoqua des lanternes magiques qui illuminèrent le tunnel d’une douce lumière. S’arrêtant au milieu, il lança de sa voix forte et claire :

« Holà, Trud Throndi, je suis Angrad — Karugromthi. Relevez vos lances. »

À ces mots, le Gottal s’immobilisa. Les lances et boucliers jouèrent, les rangs s’ouvrant pour laisser passer un vieux nain à la barbe longue, blanche et tressée.

« Avancez, seigneur, le pressa le Gnol Dawi. Il semble que quelque menace ait fait irruption dans le boyau. Mes nains ont entendu des grondements, l’un d’eux a même reconnu des incantations. Nos boucliers vous protégeront, mais hâtez-vous, la bête ne doit pas être loin. »

Rejoignant le mur de bouclier, Angrad tranquillisa le sergent par quelques paroles rassurantes.

« Paix, braves guerriers. Je viens de remonter le tunnel et puis vous assurer qu’aucune créature n’a investi notre foyer. Je peaufinais quelques sortilèges pyrotechniques à l’abri des curieux en revenant de Valag Khaz. Vos guetteurs ont l’ouïe fine et la vue perçante pour les avoir captés de si loin. »

Un certain relâchement traversa le Gottal. Apparemment, ils s’attendaient à trouver une créature féroce et prévoyaient une rude bataille. Mais il ne s’agissait que d’Angrad de mauvaise humeur. Le patriarche initié se fit la réflexion qu’il devrait peut-être garder ses ruminations sur Goria pour son lac de lave de Khaz Zharr. Rassurant une fois de plus les guerriers de Barak Khaz, il rejoignit la formation. Le sergent diligenta tout de même trois nains qui devaient patrouiller jusqu’à Valag Khaz et s’assurer de la sûreté du tunnel. Les trois guerriers s’exécutèrent de mauvaise grâce, redoutant quelque mauvaise rencontre.

Remontant le Gottal, Angrad continua sa route jusqu’à Barak Khaz en compagnie du vieux sergent. Ils échangèrent quelques politesses, puis Angrad le questionna sur les allées et venues, surveillées par les Throndi de Trud, à Dol Rual. Le Gnol Dawi l’entretint des passages incessants des ors et de leur bétail. Les animaux laissaient derrière eux toutes sortes d’immondices. Les gardes se plaignaient constamment de ces allées et venues qui les empêchaient de faire correctement leur travail. Aucune créature douée d’intelligence, hors les nains et exception faite des griffons, n’était autorisée à pénétrer l’enceinte sacrée de Dol Rual. S’il était facile d’éconduire les giganthropes, qui tentaient rarement de pénétrer sous la montagne, il n’en était pas de même pour les petits peuples. Tous à moitié animaux, il paraissait, par exemple, possible à un Tengu de se fondre dans un transport de poules.

Si le vieux nain ne redoutait pas que d’honnêtes marchands usent de ce genre de stratagème, il s’inquiétait que des voleurs se faufilent dans la cité à la recherche des fabuleuses richesses du royaume nain. Il y avait aussi les mercenaires des Ongrun Tiwaz armés de bronze ou de fer, qui enviaient aux guerriers nains leur métal bien plus résistant. La plupart ne cherchaient pas d’ennuis, pourtant certains nouveaux venus, insatisfaits des marchandises du marché du lac d’argent, tentaient de pénétrer dans la cité pour y trouver le métal tant convoité. Évidemment, tous ces individus n’avaient pas franchi Barak Khaz, tant la lignée de Trud contrôlait activement le trafic.

Pourtant, si les propos du vieux sergent se voulaient rassurants, Angrad y voyait de réelles menaces. Quelques mercenaires ne causeraient pas préjudice au peuple de Duka. Mais s’ils fuyaient en nombre vers Dol Urk, ils pourraient donner des idées aux royaumes malveillants. Si une coalition n’était pas à craindre, plusieurs têtes brûlées pourraient former une compagnie, voire une armée, marchant sur Dol Rual. L’appât du gain, aussi sûrement que l’argent poli brille aux soleils, pousserait nombre d’aventuriers de tout genre à braver les cimes pour s’introduire sous la montagne. Ce flot continu d’avides créatures viendrait troubler à jamais la quiétude de l’Ankor Dawi.

Tandis qu’il conversait avec le vieux nain, Angrad traversa le colossal édifice fortifié qu’était Barak Khaz. La maisonnée de Trud avait pour Tâche, tout comme son patriarche, de protéger l’Ankor Dawi. Si les patrouilleurs parcouraient la crête de Trud et surveillaient le royaume depuis les tours de garde extérieures, la majorité de la maisonnée protégeait la porte principale de Dol Rual. Le patriarche gardien avait demandé à ce que son Khaz tout entier soit une forteresse, construite autour des cinq tunnels qui reliaient Dol Rual à Kazad Agril Varn. Des herses massives barraient ces routes tout les trente pas. Des casernes et des salles d’armes les encadraient. Le Khaz n’était pas aussi grand que celui de Kohl ni situé dans une caverne à la voûte aérienne comme le Rinn Khaz. Au contraire, il était compact, découpé en une multitude d’alcôves communiquant par des passages dérobés, des tunnels faciles à défendre et des escaliers en colimaçon qu’un bouclier et une lance pouvaient tenir.

Angrad déambulait dans ce méandre de salles, guidé par le vieux sergent, jusqu’à tomber finalement sur la troisième voie principale. Là, des ors ramenaient leur bétail sous la montagne, après l’avoir laissé paître, la nuit durant, sur les pentes verdoyantes. Des aciers inspectaient incessamment le trafic, arrêtant les bêtes pour les contrôler. Les herses se levaient et s’abaissaient au rythme des contrôles, exécutant une mélodie mécanique bien huilée. Angrad remarqua que le trafic était ralenti à l’endroit où des travaux étaient en cours sur les herses. S’attardant sur le chantier avec le vieux nain, Angrad vit qu’un pan de mur était tombé, révélant une pièce profonde dans laquelle reposait une arbalète aux dimensions incroyables. Voyant le patriarche initié impressionné par le mastodonte, le vieux sergent se permit quelques explications.

« Voici nos arbaroches et arquepieux, annonça-t-il fièrement. C’est comme une arbalète, à la différence de sa taille. Chaque grande herse est couverte par ces engins. Bien sûr, je ne peux pas vous révéler leurs nombres, c’est un secret de lignée. Ces machines, cachées dans des salles tenues secrètes, tirent à travers des roches illusoires. Évidemment, au premier tir, le subterfuge tombe, mais en général la cible ne se relève pas. Les arbaroches ont une rampe qui accueille des rochers, tandis que les arquepieux sont dotés d’une saignée où l’on place de grosses barres de fer. Aucun nain ne peut remonter ces monstres seuls, tant le mécanisme développe de force. Même avec des systèmes de tension à roue, mes nains ont du mal à mettre les machines en branle.

— Et vous les avez déjà utilisées sur des cibles vivantes, questionna Angrad, curieux ?

— Pour sûr ! Un groupe de mercenaires a tenté de se faufiler une nuit. Le seigneur Falthaï en aura fait un exemple. Une arbaroche a écrabouillé un groupe de trois tandis que plus loin, deux de leurs compagnons ont été embrochés par un arquepieux. Les gars ont même eu du mal à dégager les barres fichées dans le mur. Ensuite, on a entassé les cadavres au pied de la roche des jugements de Ongrun Tiwaz. Le message a dû passer, plus de tentative depuis !

— Le secret est éventé maintenant, bougonna Angrad, scandalisé par le traitement réservé à ces intrus. Sans l’effet de surprise, ces armes ne seront plus aussi dévastatrices. Vous avez eu la main lourde.

— Nous les changeons de place, en attendant d’en faire venir d’autres de Khaz Grungraz. Mais les efforts sont moins à la défense de la cité qu’à rajouter de jolis bas-reliefs dans nos couloirs, se désola le vieux sergent. Que voulez-vous, la reine décide. »

Partageant l’avis de son interlocuteur, Angrad ne le signifia pourtant pas à haute voix. Il ne souhaitait pas critiquer les décisions de sa femme ouvertement. Tentant de cacher sa gêne, et ne voulant pas sermonner un Throndi honnête et direct, le patriarche initié poursuivit la conversation.

« Mais pourquoi avoir abattu les murs ici, questionna-t-il ? Vous révélez l’emplacement de vos salles secrètes.

— Comme vous l’avez dit, seigneur, le secret est éventé. De toute façon, les alcôves seront bientôt connues et, nous l’espérons, toutes garnies. Les ouvriers procèdent à des améliorations sur le système de herse à contrepoids. »

Le sergent longue barbe n’en dit pas plus, adressant un clin d’œil au patriarche initié. Il devait s’agir, une fois encore, d’un secret de lignée. Pourtant, Angrad reconnut les roches que l’on insérait ici et là dans le mécanisme sophistiqué des herses : des pierres veinées de malachite. Ainsi donc, les trouvailles de la forge mystique s’exportaient-elles rapidement dans Dol Rual ? Il y avait fort à parier que l’administration du Rinn Khaz prévoyait déjà de former des ouvriers spécialisés à l’installation de ces mécanismes. Ils auraient fort à faire dans les prochaines dizaines d’années. Le patriarche initié appréciait que les recherches de sa belle fille Noratia soient si intelligemment mises à profit. Il se demanda si l’envoi de naines par la reine, pour libérer du temps à la Dame du Khaz Zharr, ne faisait pas partie d’un plan plus vaste dont le résultat tangible apparaissait sous ses yeux.

Balayant cette idée d’un revers de main, Angrad sortit des grands tunnels principaux pour passer la grande porte marquant la fin de Barak Khaz. Au-delà, une large allée aux parois ornementées de statues continuait jusqu’à Baraz Khaz. La haute voûte était polie pour réfléchir les lueurs des flambeaux installés dans de larges braseros de fonte suspendus. Les murs étaient décorés entre deux statues. Angrad y vit une représentation de la première guerre des Cyclades, opposant les premiers-nés aux cyclopes. Ainsi, la première chose que verraient les générations futures en entrant dans la cité serait le récit d’une guerre prestigieuse gagnée par les Karugromthi.

Angrad y voyait un prosélytisme grossier, affirmant le pouvoir des lignées. Ayant participé à la bataille, Angrad aurait peint d’autres scènes : le sang omniprésent, le cri des guerriers, le gémissement des blessés, la mort, rodant sur le champ de bataille, emportant à loisir combattant et non-combattant. Le patriarche initié avait été marqué par la barbarie dont avaient fait preuve les cyclopes, mais horrifié par le pouvoir de destruction que les premiers-nés leur avaient opposé. De plus, ni Draskar ni Dolgrim n’avaient participé à la bataille, ce qui aurait accru encore le massacre.

Les cyclopes qui fuyaient avaient été pourchassés et tués, et les blessés achevés. À l’époque, cela n’avait nullement touché le patriarche initié. Ces géants difformes occupaient l’Ankor Dawi. Les déloger lui avait paru la seule solution envisageable. Libérer les esclaves aussi, car il n’y avait aucune raison de les laisser mourir enchaînés. Mais une fois devenu père, découvrant les difficultés à créer une vie, il lui était devenu insupportable de distribuer si aisément la mort.

Tout comme les nains, les peuples à longue vie, comme les elfes et les géants, procréaient difficilement. Si les nains se rappelaient des Damnaz causés par les cyclopes, l’inverse était aussi vrai. Viendrait un temps où les Cyclades trouveraient des alliés de circonstance, comme Goria, pour marcher sur Dol Rual et piller les richesses contenues sous la montagne.

Alors qu’il progressait entre les peintures glorieuses, Angrad accéléra le pas. Remontant une foule de nains d’or et leur bétail, le patriarche initié laissa les bas-reliefs pour se concentrer sur la route. Esquivant les animaux massés malgré l’heure matinale, il finit par arriver en vue de la porte des serments. Là, un comité d’accueil l’attendait visiblement. Plusieurs Throndi de Kohl, en cotte de mailles, arborant un médaillon d’officiel, invitèrent le seigneur du feu à les suivre. Ils avaient reçu l’ordre de guetter l’arrivée d’Angrad, jusqu’au matin même, si nécessaire, afin de l’amener à la citadelle où une chambre avait été préparée à son intention. Suivant les aciers médaillés, le patriarche initié traversa la porte et les contrôles, avant de monter par des voies secondaires sur la paroi est du Khaz.

Fronçant le nez à cause des odeurs, Angrad comprit qu’ils ne prendraient pas la grande route, afin d’éviter les abattoirs et les tanneries. Les vapeurs nauséabondes qui venaient de ces quartiers étaient écœurantes. L’odeur de la chair et du sang montait des abattoirs, tandis que les tanneries exhalaient un relent d’urine et d’effluves plus nauséabonds encore. Depuis que Kilond avait acheté les techniques de tannerie aux seigneurs des cornes de Stygia, les nains de Barak Khaz devaient donner leurs urines au quartier des tanneries. De pauvres manœuvriers, souvent des Unbaraki, y transportaient les terres cuites géantes remplies de ce liquide fétide. Angrad était rassuré de ne pas passer à côté, certaines odeurs étant si fortes qu’elles provoquaient des maux de tête persistants. Le patriarche initié se demanda d’ailleurs quels nains acceptaient de travailler dans ces deux quartiers. La cherté des habits de peau permettait sûrement de rétribuer les artisans pour leur courage. Quoi qu’il en soit, il leur en était reconnaissant, car les nains utilisaient presque exclusivement des peaux pour l’habillement. Peu à l’aise avec le tressage des fibres végétales, Dol Rual ne fabriquait pas d’étoffe, les important à grands frais des cités voisines. Bien qu’éloignées des tanneries, les vapeurs flottant dans l’air étaient encore pestilentielles.

Gravissant un escalier très abrupt à flanc de paroi, Angrad s’éleva jusqu’à la voûte de Baraz Khaz, englobant la cité dans une vue panoramique. Elle était immense, dix fois plus grande et vingt fois plus peuplée que Khaz Zharr. Une bonne douzaine de quartiers envahissait l’espace entre les piliers. On voyait des bâtis depuis le sol jusque dans les parois les plus hautes du Khaz. Angrad préférait la beauté magmatique de son Khaz, mais il reconnaissait à la demeure de Kohl toutes les qualités recherchées par Duka. Grandiose, pleine de vie, besogneuse et animée : Barak Khaz était un miroir parfait des aspirations de la mère de tous les nains. Son attention fut attirée par le canal noyé de lave sur lequel quelques barges déambulaient paresseusement, chargées des nombreuses denrées produites dans la cité de Kohl. Angrad s’interrogea sur le peu de canaux en activité. Bazguk lui avait pourtant raconté que l’avancée de ces travaux était stratégique pour que les écluses de Khaz Grungraz puissent enfin déverser leur surplus refroidissant.

Longeant la paroi est du Khaz entre les habitations des familles aisées s’éveillant en ce début de journée, Angrad traversa de coquettes rues suspendues. Des champignons phosphorescents délivraient une pâle lueur bleutée et des parterres de Frongol luminescents ornaient intersections et croisements. Le ruissellement clair de sources froides le disputait aux clapotements des fontaines limpides. Une odeur de pain frais et chaud imprégna l’air, sortant des fournils pour nourrir les habitants. Officiers et administrateurs vivaient ici, installés derrière la citadelle. Tandis qu’il s’en rapprochait, les cors gigantesques de la cité sonnèrent le début de la journée. Angrad quitta le quartier des magistrats pour rejoindre le chemin de poterne, pénétrant la citadelle de Kohl.

Un jeune nain, acier en cours d’apprentissage, tuméfié de nombreux bleus, attendait le patriarche initié au pied de la poterne. Le pauvre petit tenait à peine debout, tant le sommeil l’assaillait. Dans la trentaine, il quittait le temps béni de la nainfance pour basculer dans celui de l’adolescence. Il n’était plus la petite créature chétive à laquelle on passait tout. Ses premiers poils poussaient, il était donc en âge d’apprendre un métier. Pendant les vingt à trente prochaines années, il serait apprenti. Les aciers de Kohl avaient la réputation d’être durs avec les jeunes recrues, afin de forger leur caractère. À l’arrivée d’Angrad, le page l’accueillit, ensommeillé.

« Bienvenue, seigneur, je devais vous montrer votre chambre à votre arrivée, mais je ne suis plus sûr que ce soit de circonstance.

— Merci, mon nainfant, mais je connais ces murs, lui répondit affectueusement le patriarche initié. Rejoins ta couche et vole quelques heures de sommeil avant d’être appelé. Je vais prévenir l’intendance de mon arrivée et descendre à la bibliothèque. »

Laissant le page filer vers son lit sans demander son reste, Angrad passa la poterne et gravit l’escalier en saluant les gardes. Atteignant le rez-de-chaussée, le patriarche initié s’annonça, en salle de garde, à un intendant furieux que le protocole ne soit pas respecté. Affamé, les narines chatouillées par les petits pains frais, Angrad se servit en compagnie des quelques guerriers qui prenaient leur quart. Échangeant quelques mots avec eux, il prit pourtant congé rapidement, souhaitant descendre au plus vite dans la bibliothèque de Kohl. Réputée pour l’exactitude de ses cartes, elle faisait autorité dans tous les Khaz.

Descendant les marches tout en se délectant de son petit-déjeuner, Angrad s’engouffra dans la salle des cartes. Quelques scribes étaient déjà à pied d’œuvre, gravant des copies ou des résumés pour d’autres lignées. Dès qu’il fit irruption dans la bibliothèque, Angrad reconnut un des Throndi de son frère, un linguiste entre deux âges, dénommé Dwinbar. Cet acier avait décidé de servir sa lignée grâce à ses talents pour les langues, devenant de fait réserviste pour les Gottal de son seigneur. Voyant entrer le seigneur du feu, ce nain jovial vint à sa rencontre.

« seigneur, c’est un plaisir de vous voir dans nos murs, la table des cartes est justement vierge ce matin. Souhaitez-vous que nous y installions les plaques de Harag Karag ? »

Signifiant son assentiment de la tête, tandis qu’il faisait disparaître les dernières bouchées de pain, Angrad déambula dans la pièce pendant que Dwinbar donnait des instructions. De jeunes pages installaient les dalles des montagnes de feu, ainsi que celles de Gori Zorn. Curieux, le patriarche initié se rapprocha des marbres. De nombreux détails avaient été ajoutés, depuis son dernier passage il y a un an. Désignant du doigt les collines dorées, Angrad interrogea silencieusement le linguiste.

« Oh ! Ces plaques sont désormais primordiales afin de comprendre la position actuelle de Goria. Voyez-vous, seigneur, depuis votre précédent passage, nos Kazhunki et nos Urbari envoyés à Dol Urk nous ont rapporté de nombreuses informations. »

Laissant les pages continuer d’installer, avec une précaution extrême, les autres dalles, Dwinbar se pencha sur la carte.

« Les contours géographiques de Gori Zorn sont plus clairs à présent, surtout depuis que nous avons découvert la frontière naturelle qui sépare Gori Zorn de Harag Karag. Il s’agit d’un fleuve qui capte tous les cours d’eau des deux régions. À cause de sa géographie très accidentée, les gens du pays l’appellent rivière dansante. Nos éclaireurs l’ont nommée Zhuf Ruvalk à cause des nombreuses chutes d’eau et torrents que l’on trouve sur ses affluents. Son lit principal change tous les ans, sur une partie plus ou moins étendue de son cours, rendant son franchissement risqué et hasardeux. »

Angrad contempla les nombreux détails gravés sur les dalles. Les affluents, les crêtes, les passes et la plupart des zones stratégiques y étaient représentés. En y regardant de plus près, même lui, pourtant mauvais stratège, voyait que la cité d’Urbar Gor était la clef de la région. Au centre d’un vaste plateau dominant ses environs, tous les méandres serpentant depuis les montagnes basses de la région y menaient. Depuis ses murs, les habitants de la cité rayonnaient entre cent et deux cents milles alentour. Il leur était bien sûr plus facile de descendre vers les basses terres au sud et à l’est, que de remonter vers les contreforts de Dol Rual ! En remontant vers le royaume nain, Angrad vit trois mentions de Minar Karak. Trois des vallons principaux étaient barrés, non loin des frontières, par des tours de garde. Ainsi, les lignées avaient déjà réagi à ces nouvelles. Redescendant à Urbar Gor, Angrad dévala les vallons abritant les affluents de Zhuf Ruvalk. Les suivant maintenant, le patriarche initié découvrit plusieurs sillons marquant les lits du fleuve. L’adroit graveur avait représenté la typologie du terrain qu’ils laissaient : des pierriers de torrents. Le fleuve était infranchissable une partie de l’année. Les troupes de Goria ne pouvaient donc pas s’aventurer au-delà de cette frontière : leurs approvisionnements seraient difficiles et elles ne pourraient pas aisément vivre sur le pays. Tout ceci était de bon augure, Angrad y voyant un moyen d’isoler Goria à ses frontières ouest.

Pendant ce temps, les pages avaient fini d’installer les dalles de Harag Karag, de Ogri Kadrin et des terres désolées au-delà de Goria à l’est et au sud. Ces dernières n’étaient pas très précises, tant les nains peinaient à trouver des informations fiables sur ces régions. Bien sûr, Angrad avait pu donner de nombreux détails sur Harag Karag, puisqu’il connaissait intimement ce massif. Mais depuis, les géants de feu en avaient fait leur territoire, et les abondantes coulées de lave transformaient continuellement le terrain. Si son tracé était imprécis, de nouvelles annotations attirèrent tout de même l’attention du patriarche initié.

Deux groupes de runes, au nord et au sud-ouest, étaient accolés au massif : Vorn Drakk et Vorn Zharr. Voyant le patriarche initié s’arrêter sur ces deux lieux, Dwinbar lui tendit deux tablettes. Angrad s’en saisit, parcourant rapidement les runes.

Vorn Drakk était un lieu étrange et dangereux. Si le Botaan ne réclamait apparemment pas cette colonie, des ogres-mages y habitaient pourtant. La cité était nouvelle, administrée par un chef de guerre giganthrope dénommé Ymir. On ne connaissait pas sa filiation, son teint grisâtre sombre ne ressemblant à aucun de ses cousins. Peu renommé dans ce monde brutal, Ymir faisait apparemment commerce de bêtes monstrueuses qu’il élevait. Des ogres-mages du Botaan avaient, depuis, rejoint Vorn Drakk, expérimentant leurs terribles transmutations pour créer d’effroyables créatures. Jouissant d’une réputation sans tache, accueillant tout acheteur potentiel dans sa colonie, Ymir maintenait sa cité à l’abri des querelles grâce à la « bienveillance » du sang noir et à un commerce florissant avec Goria. Nombre de communautés des collines dorées venaient aussi acheter des créatures fantastiques afin qu’elles protègent leurs villages.

Plus inquiétant était Vorn Zharr, car directement sous la coupe de Goria. Cette colonie abritait aussi des éleveurs, tout aussi dangereux que ceux de Vorn Drakk. Située sur la rive ouest de Zhuf Ruvalk, accessible grâce à des guets formés par des coulées de lave récentes, les géants de feu y élevaient des animaux de combat, sorte de taureaux à la peau de pierre. Ces animaux étaient inconnus des éclaireurs, mais le dressage qu’entreprenaient les dompteurs ne faisait aucun doute quand à leur utilisation. Angrad y voyait aussi une position sur l’autre rive du fleuve, avant-poste permettant aux géants de feu de rayonner vers l’ouest.

Tandis qu’il rendait les tablettes runiques au linguiste, le patriarche initié lui demanda les rapports mentionnant Goria depuis son dernier passage. Prenant place sur un pupitre que les pages lui avaient libéré, il commença à parcourir les tablettes que lui apportait Dwinbar au fur et à mesure.

Les nouvelles ne laissaient rien paraître d’extraordinaire. Les frictions avec le Botaan continuaient, générant des conflits de peu d’envergure aux frontières. Les livraisons d’esclaves depuis Goria aux ogres-mages continuaient à décroître, tandis que les surfaces de terres cultivées sur Harag Karag augmentaient. La tyrannie des Sumendi développait son agriculture, installant des villages d’esclaves sur les pentes verdoyantes des contreforts. Pendant ce temps, les géants menaient des raids dans le sud de Gori Zorn, et aussi contre les géants des marais de Vlag Thingaz : c’était leur approvisionnement principal en esclaves.

Au milieu de ces nouvelles maussades, Angrad put se réjouir des revers infligés à ses ennemis. Des rapports faisaient état d’escarmouches avérées au sud de Harag Karag. De plus, les marchés aux esclaves du Botaan étaient approvisionnés en géants de feu par des mercenaires d’un petit peuple inconnu des nains. Angrad jubilait, lisant avec délice les détails de ce retour de bâton bien mérité. Ainsi Goria avait-elle des ennemis à Dol Urk : il faudrait enquêter sur ce nouveau joueur.

Absorbé par sa lecture, Angrad n’avait pas vu Kohl arriver. Celui-ci revenait de ses exercices physiques matinaux, comme le suggérait la forte odeur de sueur qu’il dégageait. Torse nu, le large ventre musclé de Kohl apparaissait çà et là sous sa barbe et ses longues moustaches tombantes. Il était suivi de son fils Kilond. Ce dernier était lavé, encore humide d’eau et de sable. Il portait sur son pantalon un gilet de laine des montagnes teint avec quelques herbes aux pigments bleutés. Ils étaient arrivés depuis quelque temps, prenant grand soin de ne pas perturber Angrad durant sa lecture. Les deux nains alignaient des pions sur les dalles qu’on avait installées à l’attention du seigneur du feu.

Curieux, Angrad posa les tablettes qu’il venait de finir pour rejoindre son frère et son neveu. Des pions de pierres rouges et noires étaient disposés aux alentours de Vorn Drakk, tandis que des pions marrons y étaient regroupés. Les pierres étaient taillées de toutes formes et devaient représenter des éléments bien distincts, puisque le père et le fils discutaient à voix basse de leurs capacités.

« Les Vongal du Botaan suivent souvent une même organisation, malgré le chaos menant à leur formation, expliquait Kilond. Étant proches des ogres-mages, plusieurs ettins y occupent une place de choix. On y retrouve pêle-mêle ogres, trolls et géants des grottes ou des collines. Toutes ces bêtes sont stupides et brutales. Elles n’appliquent aucune stratégie et basent leur tactique sur un choc initial fort. Enragées, elles se jettent dans la mêlée. Celles-là ne seront pas dirigées par un ogre-mage, car il ne faudrait pas lier la confrontation à Gog. Il les envoie directement depuis les bois aux trolls. Leur date d’arrivée est incertaine, puisqu’elles enchaîneront pillages et disettes sur le chemin. Dès qu’elles verront l’ennemi, elles chargeront.

— Les soldats des Sumendi seront mieux coordonnés, exposa Kohl à son tour. Govag n’enverra pas sa garde rapprochée. Ils ne se battront pas contre leurs anciens frères. Sauf si Zurtur Lame-Noire est présent. L’engagement sera limité : Vongal contre Zharr Gronti. Ymir restera neutre, quoi qu’il arrive. Le vieux Govag est entouré d’ennemis. Il enverra sûrement son plus puissant opposant mener cette bataille, priant Ajax qu’il ne survive pas ! »

Angrad tiqua à ces paroles. Les géants de feu étant des voleurs, il lui paraissait discutable qu’ils prient celui qu’ils avaient détroussé.

Kohl continua son explication en désignant les pions rouges.

« Je pense qu’il enverra son neveu Mokvag. Son parti est fort, mais, sans grande victoire, il n’a aucune légitimité. Il n’a fait que profiter de la mort de son cousin. Govag marche sur des œufs. Il veut Vorn Drakk, mais ne se mettra pas Gog à dos. La tête de son neveu apaisera Gog en cas de victoire ou de défaite… »

Kilond hochait la tête, mais Angrad était perdu. Rejoignant les deux nains, le patriarche initié les interrogea sur leur curieuse activité.

« C’est une sorte de jeu de guerre, mon oncle, déclara Kilond. Avec cette carte et ces pions, nous essayons de prévoir l’issue d’une bataille. Bien sûr, nous le perfectionnons continuellement.

— Et à quoi cela sert-il, questionna Angrad déconcerté ?

— Déjà à me distraire en compagnie de mon cher père, s’esclaffa le prince. Mais aussi à imaginer des stratagèmes, percer les secrets et les motivations de nos ennemis, prévoir des campagnes et des guerres.

— La guerre des Cyclades n’était qu’une simple bataille, précisa Kohl. Nous n’avons attaqué qu’un clan cyclope. Il fut mis en fuite. Ces affrontements sont révolus. »

Angrad s’offusqua de la légèreté avec laquelle son frère parlait de cet effroyable massacre. La mort avait frappé plus que de raison, sous les armes des nains, et les anciens esclaves avaient réduit leurs tortionnaires en pièces. Dans une brusquerie qu’il ne contrôla pas, il s’emporta.

« Tu as perdu la tête, Kohl, tempêta Angrad. Ce fut un horrible massacre. À nous dix, nous avons balayé une centaine de cyclopes. Le double d’esclaves a dû être massacré avant que nous les libérions. Quand les pauvres ont été relâchés, leur frénésie guerrière les a poussées plus loin dans la poursuite qu’aucun nain. Ils ont rattrapé les fuyards et les ont exécutés, combattant ou non-combattant… »

Achevant sa tirade, alors que sa voix puissante avait interrompu toutes conversations dans la bibliothèque, Angrad continua sa diatribe.

« Il restait à peine une cinquantaine de cyclopes le lendemain matin. Des malades, des enfants, des faibles. C’est à ces pauvres bougres que tu as extorqué des promesses sous la contrainte. Bien sûr qu’ils ont émigré, il ne restait plus rien de leur clan ! Cette guerre meurtrière a fait couler le sang et répandu la vie de cinq cents êtres sur les pentes de Dol Rual. Ce n’était pas une guerre, c’était un massacre ! »

Angrad avait appuyé ces dernières paroles, martelant la table de granit de ses poings. La température de la pièce avait considérablement augmenté et une odeur minérale sèche se répandit.

« As-tu fini, grommela Kohl ? »

Angrad acquiesça, calmant ses nerfs.

« Notre première bataille devait être décisive. Tu regrettes les morts de ce conflit. Nos alliés Tengus ne le font pas. Frapper vite, frapper fort. Ne laisser aucune chance à l’ennemi : c’est ça, la guerre. »

Angrad voulut répondre, mais Kohl l’en dissuada d’un geste strict.

« Nous vivons en paix sur nos terres depuis huit cents ans. La fureur de notre première victoire nous a prémunis contre l’avidité de nos ennemis. Le respect de nos engagements a attiré d’autres peuples. Nous cohabitons pacifiquement avec eux dans nos frontières. Tout cela n’est dû qu’à notre victoire incontestable. »

Maîtrisant sa voix de ventre imposante, Angrad chercha à contrer ce discours.

« Peut-être bien, oui. Mais éviter le massacre aurait pu nous amener au même résultat. Il suffisait de montrer les muscles, de faire surgir la lave ! Les cyclopes couards auraient fui, et les esclaves auraient pu être libérés sans heurts. Peut-être serions-nous plus prospères encore si nous les avions chassés au nord… »

Après un instant de réflexion, Kohl finit par répondre.

« Les cyclopes ne sont pas couards. Ta lave n’aurait pas fait frémir les Utman. Je les connais mieux que quiconque ici. S’ils avaient fui, ils auraient tout pillé sur leur passage. Tu ne les connais pas comme je les connais. Ce sont des traîtres, au plus profond de leur cœur. Ils auraient capturé des esclaves dans les villages sur leur route.

— Tu parles d’eux maintenant, après que nous les ayons frappés les premiers et sans sommation, s’insurgea Angrad. À présent, toute paix est impossible ! »

Un silence de plomb s’installa dans la salle. Quelques raclements de pieds brisaient le mutisme des nains embarrassés.

Finalement Kohl soupira.

« C’est ma Tâche. Je connais leur cœur. Duka m’a façonné dans ce but. Toute paix est impossible avec les Cyclades. Des accalmies, c’est tout ce que l’on peut espérer. »

Une fois encore, le malaise flotta dans la salle. Angrad était sonné par l’absence totale d’empathie de son frère. À cet instant, le seigneur du feu se rendit compte à quel point il était inflexible. Kohl dut comprendre les émotions qui le traversaient.

« Tu me crois dur, mon frère, grommela-t-il. »

Il s’exprimait posément, sa gorge raclant comme une lame sur la roche. Lissant ses longues moustaches tombantes, il réfléchissait calmement. Son détachement atterrait Angrad.

« Sais-tu combien de guerriers ont pris part à la bataille des cornes rouges, questionna Kohl ? »

Angrad signifia d’un haussement d’épaules qu’il n’en savait rien, ne voyant pas le rapport avec leur discussion.

« Douze mille, exposa Kohl. »

Le seigneur du feu perdit toute contenance, tant le chiffre annoncé lui paraissait ubuesque.

« Quatre mille ont survécu, continua le Gardien des Serments. »

Cette fois, le seigneur du feu perdit l’équilibre, se rattrapant à la table. La tête lui tournait tandis qu’il tentait de visualiser ces chiffres. Huit mille morts, plus que toute l’étendue de sa maison. Khaz Zharr, tous sans exception, passé au fil de l’épée. Angrad avait du mal à se représenter l’énormité des pertes.

« Ce n’était qu’une escarmouche mineure, précisa Kohl. Une offensive stygienne contre la cité carrefour d’Attapleia. La lignée d’Amul mène campagne contre une coalition de cités états. La maîtrise de Dol Goruz est bien sûr l’enjeu de cette guerre. »

Angrad cherchait à reprendre contenance, mais Kohl ne lui en laissa pas le loisir. Reprenant son monologue, le patriarche savait qu’il lui en coûterait. Le Gardien des Serments ne parlait pas souvent et jamais en vain. Son regard exprimait sa détermination.

« Cette guerre ne fait que commencer, murmura-t-il d’une voix râpeuse, et durera encore plusieurs années. Stygia et ses alliés centaures ont réunis cinquante mille guerriers. Les géants d’Amul sont impitoyables. Ils valent cinq soldats des peuples éphémères. Une force équivalente à soixante-dix mille lances. »

Reprenant son souffle, la voix de Kohl se faisait rocailleuse. Pourtant, il se relança dans son explication, l’assenant à son frère aussi sûrement que des coups d’épée.

« Les cités coalisées de Khutoan, Barkeno et Sagonate regroupent deux cent mille lances. Le troisième camp, Minopolis, n’a levé que trente mille citoyens. Ils ont appelé des maraudeurs. Des Vongal et les mercenaires Kazhunki de Dol Thingaz. Cent mille lances renforcent leur armée. Les Rik de Minopolis les payent en pillages. Massaliote brûle. »

La voix du patriarche faiblissait tandis qu’Angrad se recroquevillait sous ces coups verbaux intraitables. Bien que sa voix fut réduite à un murmure râpeux qui s’extirpait difficilement de sa gorge, Kohl continua à marteler son explication.

« Que fera-t-on quand les édiles du Khutoan n’auront plus de grain pour nourrir leur armée ? Que ferons-nous quand cinquante mille lances affamées remonteront la route d’argent sur Dol Rual en formation serrée  ? »

Angrad était à présent assis, hébété. Un sifflement rauque s’échappait des lèvres de Kohl. Son fils, inquiet et soucieux, lui faisait boire un Bwor sucré. Tous les Throndi de Kohl se pressaient autour de lui, formant un bloc compact autour de leur Karugromthi. Angrad, déboussolé, regretta de n’avoir pas tenu sa langue.

Finalement, le sifflement rauque se calma et les murmures de Kohl se firent moins rêches.

« Mon frère, ta retraite t’a coupé du monde. Les cités du Premier Âge sont devenues de puissants états. Leur population a explosé. Dol Rual est un joyau. À peine trente mille guerriers le protègent. »

Les chiffres avaient désorienté le seigneur du feu. Scrutant l’expression de son frère, il comprit que ce dernier aussi avait du mal à les concevoir.

Alors, dans un élan d’affection qui ne lui était pas coutumier, Kohl s’approcha d’Angrad et le prit par l’épaule.

« Nous sommes vieux maintenant, mon frère, grommela le patriarche des serments. À bientôt mille quatre cents ans, rien ne nous a préparés à tous ces changements. Nous, nous sommes pareils à la montagne. »

Prenant cette fois son fils par le bras, Kohl le serra dans une étreinte compulsive. Le Gardien des Serments murmura à l’attention d’Angrad, mais regardait son fils avec un amour mêlé de fierté.

« J’ai passé la main à mon héritier, tout comme toi. C’est sûrement ce que nous avons fait de mieux, toi et moi, depuis un Âge. »

Alors que les Throndi de Kohl réfutaient cette dernière affirmation, dans un but évident de montrer le Gnollengrom qu’ils éprouvaient pour leur illustre Karugromthi, Kohl les fit taire d’un geste.

« Mais nous sommes les patriarches des Neuf Lignées. La puissance de Rual anime nos chairs jadis minérales. Peut-être ne sommes nous pas faits pour cet Âge, mais nous n’avons pas dit notre dernier mot. »

Kohl grondait ces dernières paroles. Lâchant son fils, il se retourna complètement vers Angrad, fixant son regard dans le sien.

« Les troubles se pressent à nos portes. Nos ennemis pullulent et sèment le chaos. Moi vivant, aucun Urk ne franchira les portes de Dol Rual. Aucun grenier d’aucun Khaz ne manquera de grain. Jamais le sang du peuple de Duka ne sera versé à la légère… »

Reprenant contenance et foi grâce à la détermination inflexible de Kohl, Angrad lui saisit les mains. Ce qu’il avait pris au départ pour du détachement, de l’apathie ou de l’égoïsme, masquait tout autre chose.

Kohl était un roc inébranlable, incapable de s’adapter à ce nouvel Âge. Pourtant, il restait le pilier sur lequel s’appuyait toute sa maison. S’il n’était manifestement pas à l’aise avec toutes les nouvelletés du Second Âge, cela n’avait pas entamé sa détermination à accomplir sa Tâche. Il débusquerait les ennemis de son peuple et il lui chercherait des alliés fiables.

Angrad enviait son frère. Plus que lui, et malgré son tempérament et son conservatisme, il s’était fait une place dans ces temps nouveaux. Angrad, lui, était presque apatride, méconnu jusque dans son Khaz à force d’absences.

Kohl et Kilond retournèrent à leur partie, opposant les troupes de Mokvag aux Vongal de Gog. Tandis qu’ils simulaient la bataille, Angrad reprit son questionnement, cherchant cette fois à n’attirer aucune foudre.

« Pourquoi faire s’affronter Goria et le Botaan, demanda-t-il perplexe ? Ne sont-ils pas censés être alliés ? Les escarmouches rapportées par tes éclaireurs ne mentionnent jamais plus de dix combattants. »

Tandis qu’il déplaçait des pions noirs dans une attaque contre un bastion rouge, Kilond répondit distraitement, absorbé par ses calculs.

« L’équilibre des forces est plus complexe, mon oncle. Malgré son pouvoir, Gog n’est pas le maître incontesté du Botaan. De son côté, Govag perd en puissance puisqu’il ne parvient plus à maintenir une image de conquérant. Goria et le Botaan ne sont pas des monolithes, plutôt des tas de cailloux cohérents, pour l’instant. »

Terminant son tour d’actions, le prince laissa son père mener ses offensives et se tourna vers Angrad.

« Les frictions grandissantes entre le Botaan et Goria nous font penser qu’une lutte cachée se déroule pour remporter la suprématie sur Dol Urk. Le Botaan jouit d’une situation géographique privilégiée grâce à Ogri Kadrin. Le col des ogres relie Dol Urk à Dol Vongal. Pourtant, par nature, et à cause de ses habitants, ce royaume est instable : secoué par les luttes intestines incessantes et le chaos qui y règne. Gog assure difficilement son pouvoir malgré sa poigne de fer. Ses sbires vont et viennent, ses favoris changent selon son humeur et son autorité n’est maintenue que par des moyens extrêmes. Il lui est difficile de consolider son pouvoir dans ces conditions. »

Prenant le temps de jauger les mouvements tactiques menés par Kohl, Kilond reprit sa phase d’attaque, collant à une tactique brutale et inconsciente.

« En revanche, Goria jouit d’une certaine légitimité dans la région. Les géants de feu y imposent l’ordre, contrairement aux autres tyrannies. Les maîtres des portes d’Urbar Gor sont des marchands, ils cherchent la stabilité avant toute chose. Govag est un protecteur gourmand, certes, mais il tient ses engagements. »

Angrad, révolté par les paroles de Kilond, s’offusqua de cette dernière affirmation.

« Les tyrans de Goria sont des esclavagistes malveillants. Se placer sous leur protection revient à se passer les chaînes autour du cou et des poignets !

— Peut-être bien, mais peut-être pas, objecta Kilond de sa voix profonde et posée. Selon mon père, les géants de feu sont un peuple brutal, tortionnaire, mais aussi calculateur et rationnel. Ils ne peuvent dominer Dol Urk par l’esclavage, les seigneurs des portes le savent. Si le Botaan fournit à Goria des ressources inestimables, il s’agit tout de même d’un royaume anarchique et violent. Gog n’y est pas tout puissant et n’empêche pas les aventuriers de tout poil de faire ce que bon leur semblent. Au moins, les vengeances rituelles des géants de feu permettent de conserver l’unité de leurs conquêtes quand un chef fort reprend le pouvoir. Les périodes d’anarchie sont courtes, après quoi règne la discipline. On ne peut pas en dire autant de Gorgrond ou du Botaan. Si on y réfléchit bien, Goria est maintenant le seul pouvoir stable de Dol Urk.

— Quoi, s’exclama Angrad ?! Vous imaginez nous rapprocher de ces meurtriers voleurs de flammes ? »

Certes impressionné par la voix pleine d’Angrad, Kilond ne se laissa pas démonter. Intimant à son père de ne pas intervenir, le prince argumenta.

« Mon oncle, nous connaissons tous la profonde aversion que vous entretenez envers le peuple de Goria. Pourtant, il me semble que vous connaissez très mal votre ennemi. J’aurais grand plaisir à discuter avec vous de la moralité si particulière à ce peuple. Goria n’est, pour l’instant, pas notre ennemi, et aucun grief n’a éclaté à ce jour entre nos deux peuples. Le Botaan et Gorgrond représentent des menaces bien plus directes sur notre territoire ou nos intérêts. »

Angrad fulminait, mais le prince continua son exposé.

« Dol Goruz étant occupé à la guerre, nous ne pouvons pas nous approvisionner en grain dans ces régions. Les villages de Lok Zorn pourraient nous ravitailler, mais les marchands préfèrent profiter des prix plus avantageux qu’ils tireront à Dol Goruz. Dernièrement, Gori Zorn nous a fermé ses portes et ses greniers. Seuls les marchands de Kazad Orral pourraient nous approvisionner en grain à présent. »

Désarçonné, Angrad passa, une fois encore, de la colère à la frustration. Kilond, compatissant devant la détresse de son oncle, arrêta la partie pour lui accorder toute son attention.

« Le vieux Govag nous a poussés hors de Urbar Gor, déclara le prince. La rivalité qu’il entretient avec mon père l’aveugle. Mais, à Goria, tous ne sont pas favorables au vieux roi. Le jeune Mokvag, lui, a lancé des médiations avec ma lignée. Il doit savoir que nous convoitons le grain de la cité, et cherche un terrain d’entente. Nous avons déjà entamé des pourparlers avec ses troupes installées à Urbar Gor. Nous devrions pouvoir aboutir à un compromis dans les mois à venir. »

Kohl interrompit son fils, fixant durement son frère du regard.

« Je ne laisserais ni d’anciennes inimitiés ni ta fierté blessée causer disette. »

Angrad enrageait intérieurement, tiraillé entre ses sentiments et les conclusions implacables du propos de Kohl. Kilond voulut adoucir son discours.

« En négociant avec Mokvag, modéra le prince, nous sapons l’autorité du vieux Govag et renforçons la position d’un candidat au trône, plus favorable à Dol Rual. C’est une main tendue que nous ne pouvons ignorer.

— Une entente avec Mokvag fragiliserait le statu quo entre les trois tyrannies. Goria, au moins, suit des lois et prise la discipline. Nous sommes irréconciliables avec Gorgrond ou le Botaan. »

Dépité, Angrad prit son parti d’attendre. La frustration l’envahissait peu à peu et ses espoirs de détruire Goria s’éloignaient irrémédiablement. S’enfonçant dans la morosité, le patriarche initié bourra largement sa pipe, l’alluma et aspira de grandes goulées de fumée pour se calmer. Très vite, les vapeurs emplirent son esprit d’une brume envoûtante et libératrice.

Kohl et Kilond, entourés de leurs Throndi, continuèrent leur routine matinale sous les yeux apathiques d’Angrad. Plongé dans ses sombres pensées, le seigneur du feu tentait de chasser son humeur par le tabac et la lecture. Sur les conseils de Kilond, des bibliothécaires, zélés, mais craintifs, lui apportaient de nombreux rapports. Il découvrit alors l’étendue du savoir contenu dans la bibliothèque de Kohl.

Obsédé par la cité de Goria, Angrad s’intéressait presque exclusivement aux désordres provoqués par les géants de feu et aux batailles auxquelles ils participaient. Au contraire, Kohl avait patiemment décortiqué leur dialecte barbare, gravé cette connaissance en Khazalid et l’avait ensuite mise à disposition. Kilond, qui avait repris une grande partie de la Tâche de son père, envoyait des espions dans les cinq Dols. Ses nains s’attelaient à toutes sortes de besognes. Observant les batailles, ils cartographiaient les régions qu’ils traversaient. Séjournant dans les cités des petits peuples et des longues vies, ils en ramenaient quantité de rapports. Taille, population, fortification, gouvernance, valeur de leur parole, prospection marchande, tolérance aux étrangers, liens avec les autres puissances ou cités-États, intérêts qu’aurait Dol Rual à entretenir des accords commerciaux, tout cela y était scrupuleusement consigné. Angrad découvrit que les Kazhunki ne chevauchaient pas seuls. Toujours organisé en Gottal qui comprenait invariablement un clerc, Kilond réussissait à leur adjoindre un jeune hermétique, bien qu’ils soient peu nombreux à Dol Rual. Si ces derniers évaluaient le niveau d’initiation des populations croisées, les clercs, eux, s’intéressaient à leurs croyances, leur langage et leur culture.

Toutes ces données étaient ensuite rapatriées dans la bibliothèque de Kohl. Graveurs, copistes et bibliothécaires organisaient ensuite ces renseignements par thème, les classifiant par typologie. Les anciennes informations étaient confrontées aux nouvelles, des érudits évaluant les variations. Bien sûr, tout ce savoir était recopié et envoyé au Rinn Khaz. La reine possédait sa propre bibliothèque, servant surtout de coffre-fort, archivant ces sommes de savoirs, sous clef, dans des salles secrètes. Des copies devaient aussi parvenir à Valag Khaz, car Angrad y avait déjà parcouru des notes sur des cultes primitifs voués à la nature.

Décidément, Kohl et son fils Kilond n’avaient pas chômé ces dernières décennies. Dans ces documents, Angrad apprit aussi que Dol Rual commerçait activement avec les cités éparses de Wyr Zorn.

Entre les populations de chasseurs, commerçant viandes et fourrures, et les cités agraires des basses terres, la route d’argent ramenait de nombreuses marchandises au royaume nain. Ces petits peuples, maîtrisant, pour la plupart, imparfaitement le travail du fer, étaient friands de ferronneries, argenteries, couteaux et ustensiles d’étains fournis par l’Ankor Dawi. Si les Urbari Dawi avaient largement étendu le commerce à l’ouest, les trois autres portes de Dol Rual ne chariotaient presque rien. Des caravaniers Tengus occupaient déjà le terrain à Dol Vongal, concurrencés depuis Kazad Orral par des marchands géants des nuages. De Dol Thingaz, il ne fallait rien attendre. Les peuples des bosquets ne commerçaient pas, et de trop nombreux Vongal erraient dans Gazan Kazhunk. Restait Dol Urk. Mais avec Urbar Gor fermé aux nains, il fallait compter sur d’autres pourvoyeurs pour alimenter le royaume. Kohl avait clairement statué qu’il ne fallait attendre aucune aide, pas plus des alliés Tengus que des estimés Orrud Gronti. Angrad espérait que son frère se trompait. Pourtant il redoutait sa perspicacité, autant que de voir les greniers se vider.

Tandis que le seigneur du feu découvrait l’immensité du savoir accumulé par la lignée de Kohl, il cerna mieux les forces que son frère tentait de maîtriser. À la lecture de ces nombreux rapports, Angrad fut pris de doutes : son obsession pour Goria l’aurait-il éloigné de son peuple ? Ses sinistres projets n’existaient pourtant que pour le servir, et pour offrir une demeure à sa lignée.

Était-il aveuglé par sa haine, dépassé par ses sentiments pour Dame Bolka et perdu dans ses propres contradictions ?

Angrad entra en introspection, ébranlé par les révélations de la matinée. Il resta ainsi enveloppé d’un nuage dense de fumée, tirant sur sa pipe pour s’éclaircir l’esprit. Finalement, Kohl vint à sa rencontre.

« Montons mon frère, grommela-t-il de sa voix gravillonnée. Mes Throndi sont revenus. »

Éteignant sa pipe, Angrad commença à empiler les plaques de marbres sur son pupitre. Il fut rapidement interrompu par un des conservateurs.

« Nous allons nous charger de ranger ces rapports, seigneur. C’est notre rôle. »

Laissant le diligent serviteur ordonner les gravures, Angrad suivit Kohl à l’étage. Tandis qu’il gravissait les escaliers, son neveu Kilond l’assurait que la bibliothèque lui serait ouverte à son retour. Le prince voulait depuis longtemps résumer certains savoirs pour les rendre plus accessibles. Il proposa de commencer par Goria et tout ce qui se rapportait aux géants de feu. Angrad accepta chaleureusement cette offre, comptant bien utiliser ces informations. Tablant sur sa grande intelligence, il pensait trouver un moyen d’amener la lignée de Kohl à épouser son point de vue sur la cité parasite.

En haut des marches, dans la salle d’armes, le Gottal choisi pour l’expédition attendait leur Gromthi debout près de la cheminée. Tandis que Kohl s’asseyait, il fit signe au vieux Gulnyr de commencer.

« Les chevaucheurs de Talag Khaz ont rapporté de nombreux incidents dans les cieux depuis la fin de la saison chaude. Les airs foisonnent de créatures cherchant de meilleurs territoires pour passer l’hiver. Les bêtes de Karak Dron se tiennent tranquilles, mais des nouvelles, sans plumes, ont été aperçues migrantes par delà Karak Naar. Des chevaucheurs, en poste dans les Minar Karak le long de Ungdrin Ankor, pourront nous en dire plus. »

Suivant le Gnollengrom, Gofnyr fut le prochain à prendre la parole.

« En escortant le seigneur Angrad à Valag Khaz, nous en avons profité pour rapporter herbes et onguents ainsi qu’une trousse pour traiter blessures et fractures. Nous avons ensuite rejoint Khaz Khazul et sollicité une audience auprès du seigneur Grondinar. Le patriarche bâtisseur vous demande de bien vouloir patienter jusqu’à demain matin, car un convoi de jeunes apprentis va être envoyé sur le chantier de l’est. Il espère, seigneur Kohl, que vous voudrez bien escorter ses Throndi. Le maître bâtisseur, à la tête de l’expédition, dispose de nombreux plans. Il vous en instruira durant le trajet. Nous devrions atteindre Migdhal Khatûl en deux semaines.

Kohl acquiesça, lissant ses moustaches tombantes. Angrad supposa que la mission d’escorte lui déplaisait, car elle était imprévue. Mais voyager avec un convoi permettrait plus de confort. Les chariots transporteraient de grandes tentes et du ravitaillement. Si Angrad ne savait pas à quelle distance le conduiraient deux semaines de trajet, il savait qu’elles seraient plus supportables avec un lit de camp et une tente chaude.

Interrompant les réflexions du seigneur du feu, Norri fit son rapport à son tour.

« Nous avons prévu large pour notre périple, seigneur. De quoi escalader le Dharkhangron et parcourir le Gazangron. Finarin nous a fourni une liste très précise des denrées à emporter et nous aurons tout ce qu’il faut. Si nous accompagnons un convoi, nous pouvons nous passer des bêtes que nous pensions réquisitionner pour la route. »

Kohl paraissait satisfait, et Angrad se fit la réflexion que la mission était plus que routinière. Deux patriarches, n’était-ce pas exagéré pour une simple escorte et une mission de reconnaissance ? Était-ce là une manœuvre de la reine ? Et si oui, dans quel but ?

Laissant de côté ces questions sans réponses, Angrad se félicita de ne pas avoir été choisi comme responsable de cette expédition. Laissant Kohl diriger leur voyage, il n’aurait qu’à suivre. Après tout, il ne devait intervenir qu’en cas de rencontre avec quoi que ce soit de surnaturel.

Kohl grommelait quelque question à voix basse à l’attention de Gulnyr. Angrad comprit de leur conciliabule que le Gottal séjournerait à Khaz Khazul le soir même. Le vieux protecteur conseillait à son seigneur de passer leur dernière nuit avec les chariots, afin de pouvoir mettre le convoi en branle dès l’aube.

Le seigneur du feu prit congé de son frère, après avoir convenu d’un point de rendez-vous pour le soir. Encore perturbé par les conversations qu’il tenait plus tôt, Angrad décida de passer le reste de la journée dans son Khaz, auprès de ses nainfants. Profitant de son fils et de sa belle-fille, le seigneur du feu travailla avec eux à leurs expériences dans la forge mystique. Jouant avec la lave, les roches et leurs pouvoirs, Angrad laissa son esprit vagabonder au gré des flux de force. Pour une fois, le patriarche initié ne pensa ni à Dame Bolka, ni à Goria, prenant véritablement du repos comme il ne l’avait pas fait depuis bien cent ans.

Le soir venu, Angrad rejoignit le Gottal à Khaz Khazul, la demeure de Grondinar. Le patriarche bâtisseur les avait installés dans une des casernes creusées à Barak Ungor Mhornar, la porte souterraine nord. Cette dernière n’était pas encore clairement dissociée des tunnels naturels qui couraient sous Karak Wyr. Si, un jour, Ungdrin Ankor devait parcourir toute la chaîne nord, il n’y avait pour l’instant que quelques centaines de pas de tunnel excavées. Seuls quelques prospecteurs, avides de découvertes et de richesses, exploraient cette partie du Dharkhangron.

Aucun membre du conseil n’était favorable à ce que des portes supplémentaires soient ouvertes sur Dol Rual. Les deux portes souterraines, usitées uniquement par les nains, débouchaient sur les étendues encore vierges des grands gouffres souterrains. Barak Ungor Mhornar avait été choisi pour accueillir Ungdrin Ankor nord et est, tandis que Barak Ungor Izril desservirait les routes souterraines du sud et de l’ouest.

Rejoignant le lieu où il passerait la nuit, Angrad découvrit une grande caserne occupée uniquement par une compagnie d’une douzaine de guerriers. Une herse titanesque barrait le chemin vers les profondeurs. L’arche colossale de Barak Ungor Mhornar était encore peu travaillée, mais sa voûte haute à deux cents coudées augurait de la magnificence qu’elle prendrait une fois terminée. Des portes secondaires à cet accès grandiose avaient été creusées. La douzaine de nains les contrôlant suffisait à en maintenir la garde. En dehors des convois affrétés vers l’est, seuls quelques mineurs fiévreux, en quête de richesses, franchissaient les étendues glaciales du monde souterrain.

Le convoi avait atteint la caserne avant Angrad, ainsi fut-il le dernier à rejoindre la troupe. Au pied de la grille titanesque, des fourmis géantes étaient attelées à sept grands chariots aux formes complexes. Ils étaient chargés très haut, débordant de matériel, des cordes de boyaux traités le maintenant en place. À la vue de ce chargement branlant, Angrad craignit que le voyage ne soit pas aussi confortable qu’il l’avait espéré : il ne restait aucune place pour charger les affaires du Gottal.

Au pied du chariot de tête, un vieux nain sec entretenait Kohl des détails du trajet.

« Mon seigneur Grondinar a fait creuser des Tiwaz. Spacieuses et défendables, elles jalonnent Ungdrin Ankor tout les cinquante Milluz. Nous devrons maintenir une allure soutenue, afin d’en profiter à chaque halte. Je tiens à vous remercier, au nom de ma maison. Votre mission n’était pas de nous escorter. Mon seigneur économise ses ressources et vous en remercie. »

Angrad se rapprocha des deux nains tandis que Kohl commençait à questionner le maître bâtisseur.

« Quels sont les dangers habituellement rencontrés ?

— Les vases aiment s’installer dans nos Tiwaz. Elles s’infiltrent par les aérations ou les cheminées. Il y a aussi de grands mille-pattes, empruntant parfois Ungdrin Ankor. Il faudra les abattre. Il arrive aussi que des formiens se perdent dans nos souterrains. Nous avertirons les dresseurs lors de notre retour. S’ils les veulent, ils iront les capturer. »

Saluant le maître bâtisseur, Kohl le congédia, puis se tourna vers Angrad.

« Je ne l’aime pas, grommela-t-il à l’attention de son frère. »

Tandis qu’il pénétrait la caserne, Angrad le suivit. Les deux frères rejoignirent le Gottal qui discutait avec les guerriers de Grondinar. Derrière eux, une vingtaine de jeunes nains et trois compagnons s’installaient pour dormir. Les deux patriarches s’installèrent aux côtés des guerriers. L’un d’eux posa des bols de soupe fumante à leur intention, accompagnés d’épaisses tranches de pain.

« C’est infamant de ne rien pouvoir servir de mieux à nos illustres convives, pesta le vieux sergent de la compagnie. Malheureusement, nous ne pouvons rien stocker dans cette caserne. L’air sauvage du Dharkhangron dévore nos provisions. L’humidité, le manque d’air et le froid gâtent tout ce que nous tentons de conserver. »

Balayant le problème d’un revers de main, Kohl remercia leur hôte d’un hochement de tête. Angrad se fit la réflexion que la plupart des nains frissonnaient. Bien sûr, lui ne ressentait l’humidité que lorsqu’il le souhaitait. À l’aide de sa voix grave et distincte, il prononça, dans un langage cryptique, l’un des vrais noms des feux souterrains. Sentant la chaleur monter dans son ventre, Angrad exhala un souffle chaud et sec qui emplit rapidement la pièce. Impressionnés par ce tour de force, les guerriers de Grondinar saluèrent bruyamment cet exploit, réveillant les équipes d’excavation voisines. Calmant leurs protestations par des regards sévères, la tablée loua la présence du patriarche initié. Angrad accueillit ces éloges avec une fausse modestie. Captant le regard de Kohl, il y vit une lueur d’intérêt. Le Gardien des Serments reprit la parole, s’adressant au vieux sergent :

« Comment organisez-vous habituellement les escortes ?

— Considérant la taille de votre Gottal, je dirais un patriarche trente pas devant avec deux Throndi, un patriarche derrière avec deux autres, le reste à la tête du convoi. En fin de journée, le Gottal devra prendre trente minutes d’avance pour inspecter la Tiwaz et la nettoyer des vases, si nécessaire.

— Quelle tactique en cas de rencontre, s’enquit le patriarche ?

— Les bêtes du Dharkhangron attaquent rarement, lui assura le vieux sergent. Sans combat, pas de blessés. Formation serrée autour du convoi, le Gottal en interception sur la bête.

— Mais, contra Angrad, le maître bâtisseur a spécifiquement demandé que nous abattions toutes les bêtes rencontrées. Et que faire si elles sont plusieurs ? »

Angrad avait posé ces questions candidement, ayant sa petite idée sur les bonnes réponses. Il avait lui-même côtoyé des créatures des plus étranges dans les lacs de lave des profondeurs. Il souhaitait connaître l’avis du vieux briscard, et par la même, mieux cerner le maître bâtisseur. Kohl passait pour un maître en matière de jugement sur la psyché. S’il n’aimait pas le chef du convoi, Angrad brûlait de savoir pourquoi.

« Magnyr est sûrement un très bon architecte, mais il ne vaut pas un clou pour la stratégie militaire. Mon seigneur Grondinar l’envoie creuser Ungdrin Ankor pour ne pas avoir à le supporter. En creusant le gros œuvre des grandes routes souterraines, sa folie des grandeurs servira mieux la Vision de Duka.

Pour ce qui est du convoi, les bêtes s’attaquent rarement à si gros. Sept chariots représentent une très grosse chenille. Si vous en tuez une, d’autres viendront se repaître de son cadavre et vous en croiserez dix fois plus au retour. Abstenez-vous d’engager le combat.

Quant à en croiser deux, ce serait une aubaine. Le convoi étant trop gros pour elles, l’une essayera de manger l’autre. Elles devraient se poursuivre hors d’Ungdrin Ankor. Seules les vases doivent être systématiquement détruites. Ces bêtes-là ne sont mangées que par leurs comparses. C’est une vraie plaie. »

Kramir et Gofnyr acquiescèrent vigoureusement à ces affirmations, puis témoignèrent des combats qu’ils avaient livrés pour libérer les mines. Kohl coupa court, avant que les guerriers ne se laissent emporter par leurs récits d’aventures. Angrad aurait aimé partager une dernière nuit agréable en écoutant des récits d’exploits et de combats. Il aurait sûrement pu épater la galerie avec ses propres histoires, mais il fallait partir tôt le lendemain. Tous les tailleurs de pierre étaient déjà endormis, et le Gottal suivit leur exemple. Rejoignant sa couche, Angrad sombra vite dans un sommeil profond.

Une impression étrange réveilla le patriarche initié. La cheminée centrale consumait lentement de la roche-feu, réchauffant les nains endormis. Un lourd bloc se fendit, lâchant une gerbe d’étincelles rouge vif. Projetant ses sens dans le foyer, Angrad ressentit la chaleur sèche irradiant du minéral incandescent. Face à un tabouret, une tasse de Bwor fumant reposait à côté d’une bouilloire en étain légèrement ouvragée. Angrad entendait les ronflements des nains assoupis. Son frère, Kohl, dormait profondément. Ses ronflements sonores trahissaient ses difficultés respiratoires. Angrad se fit la remarque qu’il faudrait l’emmener à Valag Khaz. Il secoua la tête, chassant les images de la Dame qui lui venaient immanquablement à l’esprit quand il évoquait ce lieu. Les autres membres du Gottal dormaient eux aussi d’un sommeil profond, les uns ronflants, les autres sifflants. Plus loin, les membres de la caravane dormaient eux aussi. Angrad, tout à fait réveillé, se leva, sortit sa tasse et la remplit de Bwor. Fixant le tabouret, il se fit la réflexion qu’il était vide.

Dans une bouffée d’adrénaline, le patriarche initié chercha la sentinelle du regard, mais ne la trouva pas. D’un pas, Angrad se porta vers la couche de Kohl. Comme il s’y attendait, il dormait lové dans ses couvertures, Baraz Zagaz en main, dans son fourreau. Ne souhaitant pas réveiller son frère inutilement, Angrad décida de dégager la lame. Par un effort banal de volonté, il projeta son esprit à travers la pierre de Rual. Attendant que la lame se manifeste, le seigneur du feu se tint aux aguets. L’esprit de Baraz Zagaz était d’un froid mordant, dangereusement tranchant. Angrad n’aimait pas user de ses talents d’initié pour entrer en communication avec des artefacts qui n’étaient pas les siens, mais il valait mieux laisser Kohl dormir encore un peu. S’il y avait traîtrise dans l’air, il en serait aussitôt averti. De plus, maintenant à demi tirée de son fourreau, la lame embrassait toute la pièce de ses sens magiques, plus efficacement que n’importe quelle sentinelle.

« Je te salue – Chasse Parjure », projeta Angrad. Après un temps infini dans le plan éthéré, qui ne dura pas un instant sur le plan matériel, la lame répondit, comme si une pierre l’aiguisait. « Que veux-tu – Disciple d’Ajax – Pourquoi me tirer de ma retraite ? Seul Kohl en est digne » son ton laissait clairement paraître le reproche. Baraz Zagaz, la pourfendeuse, jurait avec sa sœur Az Zharr, la hache d’Angrad. Cette dernière était dotée d’une grande inertie et d’un tempérament posé. Sa colère montait lentement, mais une fois enflammée, il était impossible de la calmer. L’épée, au contraire, avait le jugement prompt. Si ses accès de fureurs éclataient soudainement, une fois étanchés dans le sang, ils se calmaient bien vite. Angrad savait cette lame impétueuse, mais toujours perspicace dans ses jugements. « Ton porteur a besoin de repos, aussi t’ai-je dégainée – Sentinelle des mots — je ne m’en excuse pas, car, craignant une traîtrise, je juge cette action opportune. Maintenant que tu es aux aguets, je peux partir en quête de la sentinelle manquante l’esprit tranquille. Rien de ce qui pourrait advenir dans cette pièce ne t’échappera. » Le bruit de pierre à aiguiser reprit. « Tes flatteries sont toujours fort appréciées – seigneur du feu – Et ton jugement sûr. Compte sur moi et va faire ce que ton devoir commande ».

Avec satisfaction, Angrad ferma l’œil de Rual. Il avait su trouver les mots pour piquer l’intérêt de la lame. En cas d’incident, elle réveillerait aisément son porteur. Se tenant sur ses gardes, les sens en alerte, Angrad sortit de la pièce en quête de la sentinelle. Au-dehors, l’obscurité moite et glacée ruisselait des murs. Angrad ne s’en soucia pas, imperméable à ces assauts, cherchant du regard une forme plus chaude. Un souffle glacé traversait la herse titanesque de Barak Ungor Mhornar, charriant des odeurs de charogne. Puis, en un instant, la masse d’air qui flottait dans le tunnel fut happée, irrémédiablement aspirée au-delà de la herse colossale. La chaleur aussi fut arrachée, si bien qu’Angrad commença à grelotter. Par un effort de concentration, le patriarche initié rappela la chaleur, créant une sphère surchauffée autour de lui. De plus en plus inquiet, sidéré qu’on ait pu lui voler sa chaleur, Angrad accéléra le pas en direction de la grille colossale qui barrait l’accès à Dol Rual. Il sembla au patriarche initié que des formes titanesques se tortillaient dans l’obscurité.

Des profondeurs du Dharkhangron, des sons indicibles se répercutaient de grotte en grotte. Des échos indéfinissables se diffusaient sans fin, s’échouant finalement à la porte des ombres. Des craquements extraordinaires, maintes fois répercutés, finissaient en chuchotements entre les roches. Des crissements insensés grondaient, amplifiés par quelques cavernes étranges. Se détournant de la porte majestueuse, coupant les chimères errantes aux portes de son esprit, Angrad chercha la sentinelle dans les autres accès.

Immobile et seule au pied de la herse secondaire, dans un couloir vide, large de trois chariots sur deux de haut, la sentinelle tournait le dos au patriarche initié, scrutant les ténèbres. Se précipitant vers lui, sur le point de lui reprocher vertement l’abandon de son poste, Angrad se ravisa en voyant la mine terrifiée du vieux sergent.

« Il existe peut-être d’autres dangers dans le Dharkhangron… »

Le chef de la garnison avait murmuré ces paroles, presque inintelligibles. Les yeux dans le vague, il fixait un point au loin dans les ténèbres.

« Le seigneur Kohl n’aurait pas voulu que je lui parle des rumeurs fantasmées par des mineurs superstitieux. N’est-ce pas ? »

Tournant alors la tête vers Angrad, excessivement nerveux, le vieux sergent continua, sans attendre de réponse

« Les mineurs partis au-delà de Dol Rual ne reviennent pas souvent. Quand ils le font, ils racontent souvent de bien étranges histoires. Des rumeurs circulent sur des bêtes immenses : de gigantesques vers des profondeurs. Ils vivent dans les abysses du Dharkhangron, se nourrissant de tout ce qui y vit. Ils sont si grands qu’ils remplissent plusieurs cavernes. Leur appétit est vorace. Ils considèrent le monde souterrain comme leur domaine exclusif. Leur respiration est si profonde qu’elle peut drainer tout l’air d’une caverne, le renouvelant d’un souffle méphitique. Les mineurs racontent que lorsque l’air se déplace ainsi, il faut partir le plus vite possible : ils arrivent pour tout dévorer. »

Angrad tenta de rassurer le sergent, mais la sentinelle n’en avait pas fini.

« Ils disent que ce sont des créatures d’Ulmo. Comme ses Léviathan sous la mer, le Primordial les a lâchées pour peupler les souterrains. Quand les yeux d’Ajax, Zonong et Zontuk, scrutent le ciel, ils se cachent. Même sous des Milluz de roche, ils redoutent les astres brûlants. Mais dès que Lhunong et Lhuntuk apparaissent, ils partent en chasse sous les yeux d’Ulmo. On les entend se déplacer la nuit, bougeant selon les marées des profondeurs. Leurs corps massifs rampent avec d’horribles bruits de succion qui se répercutent en écho écœurant à travers les tunnels. »

L’air grave et une peur panique peinte sur son visage, le sergent regarda Angrad dans les yeux.

« Je les entends, seigneur. Toutes les nuits. Les échos de leurs horribles migrations se répercutent jusqu’à moi. Je sens leur souffle à travers la porte d’ombre… »

À ces mots, Angrad tressaillit. Il ressentit une impression de déjà vu, la vision du vieux nain lui rappelant des souvenirs oubliés. Le patriarche initié avait croisé les Léviathan durant ses pérégrinations du Premier Âge. Émergeant des flammes d’Ajax, depuis les longs volcans sous-marins, Angrad avait contemplé avec horreur ces incroyables monstres gigantesques. Rejetons d’Ulmo, les Léviathan étaient des colosses cauchemardesques, des némésis dévorant tout sur leur passage : Ulmo les déchaînait selon ses caprices.

Angrad savait que ces bêtes resteraient à jamais emprisonnées dans les profondeurs des océans, servant les desseins indicibles de leur maître. Pourtant, il les redoutait, voyant leurs tentacules mortels surgir de n’importe où dans ses cauchemars. Angrad avait gardé de ces visions une phobie irréductible, il était incapable de supporter les eaux sauvages. Pour boire, il lui fallait de l’eau bouillie. Jamais il ne s’approchait d’une rivière, pouvant vaporiser, dans un accès d’angoisse, la moindre goutte touchant son corps. Angrad savait qu’Ulmo, le Primordial de l’élément liquide, n’avait aucun pouvoir hors de ses océans. Mais la découverte récente d’océans souterrains pouvait être en rapport avec les superstitions macabres du vieux guerrier. Imaginant ces étendues d’eau infestées, le patriarche initié se crispa.

« Trud les a vaincus durant le Premier Âge, grommela un nain dans leur dos. »

Angrad découvrit Kohl, réveillé, et rengainant Baraz Zagaz. Sa voix, assurée, mais rocailleuse, avait déchiré le lourd silence de la caverne. Si Angrad se réjouissait de cette intervention, le vieux sergent semblait plus terrifié encore.

« Alors ces créatures existent, seigneur ? »

Acquiesçant à cette affirmation, Kohl ajouta pour tenter de le tranquilliser :

« Elles ont été détruites à jamais. »

Le vieux sergent resta blême, le front suant à grosses gouttes malgré le froid mordant. Changeant de sujet pour ne pas le terroriser plus encore, Angrad proposa :

« Il doit être tôt, mais puisque nous sommes debout, réveillons tout le monde. Autant atteindre rapidement le premier relais. »

Approuvant, Kohl s’en retourna vers la Tiwaz. Angrad et lui réveillèrent les nains ensommeillés. Le vieux sergent prépara plusieurs bouilloires de Bwor épicé afin de leur donner un coup de fouet. Déjà, le dresseur de formiens attelait ses bêtes. Angrad fut impressionné par les mineurs de Grondinar. Ses subordonnés à peine levés, Magnyr les envoyait sèchement au travail, ordonnant en tout sens. S’il manquait cruellement d’amabilité, il n’en était pas moins efficace pour autant. En dix minutes, les nains, à peine restaurés, étaient prêts à partir. Dix minutes plus tard, le convoi passait la herse et plongeait dans le Dharkhangron.

« Dawi, convoi compact, dit Kohl avec l’autorité naturelle de celui qui n’a qu’à s’exprimer pour être obéi. Angrad, Norri, Hodrik arrière-garde. Expliquez à mon frère les tactiques du Gottal. Durbar, Kramir, Finarin, piquiers gauches sur le véhicule de tête. Gulnyr, Gofnyr, avec moi à l’avant. Vous aussi, Magnyr.

— Mais, seigneur, j’ai des ordres à donner dans le convoi, s’exclama ce dernier.

— Vous avez cinq minutes. Escorte contre informations, rappela laconiquement Kohl. Vous m’entretiendrez d’Ungdrin Ankor. »

Soupirant, le maître bâtisseur transmit rapidement ses ordres à ses contremaîtres.

« Pas d’arrêt sur le trajet, exigea-t-il. Six repas légers servis en marche. Désignez un cuisinier pour monter dans le véhicule d’intendance. Ravitaillement pour notre escorte. Seigneurs, souhaitez-vous un traitement de faveur, demanda-t-il mielleusement ? »

Kohl refusa d’un geste. Angrad apprécia la simplicité de son frère. Lui-même n’aimait pas être traité avec complaisance, préférant mériter affection, gratification et offrande.

Magnyr compléta ses ordres en déversant une avalanche d’instructions sur ses pauvres subordonnés. Certaines étaient plus des remontrances cachées et d’autres des injonctions fantaisistes. Finalement, il rejoignit Kohl à l’avant de la colonne.

Se laissant dépasser par les véhicules du convoi, Angrad arriva à hauteur de Hodrik et Norri. Les deux compères n’offraient pas du tout le même visage que dans la retraite de Kohl. Maintenant en mission, ils arboraient des traits soucieux. Angrad se fit la réflexion que ni l’un ni l’autre ne portaient les lourdes cottes de mailles prisées par les guerriers. Couverts d’une chemise de maille sur un vêtement de peau épais, complétée d’une paire de gants et de bottes renforcées par de fines plaques métalliques, ils étaient coiffés d’un casque à large mentonnière couvrant leurs joues, et laissant leurs oreilles tout à fait dégagées.

Les deux aciers passèrent la première heure dans le silence, guettant le moindre son. Angrad respecta ce rituel, essayant de faire aussi peu de bruit que possible. Devant eux, à une centaine de pas, le convoi cahotait sur la route. Les architectes avaient fait des efforts particuliers pour le pavement de la voie. Encore relativement étroite, elle promettait d’acquérir des dimensions dantesques dans les siècles à venir. La large portion du tunnel nivelé permettrait à plusieurs convois d’avancer de concert, et même de se croiser.

Tandis qu’il progressait, Angrad se fit la réflexion qu’il était horriblement bruyant, en comparaison de ses deux compagnons. Sa lourde armure de pierre ne le gênait pas, pas même pour exercer ses talents d’initiés, alors qu’aucun de ses élèves ne réussissait à s’encombrer ne serait-ce que d’une armure de peau. Cependant, malgré cette aisance naturelle, il était incapable d’étouffer les grincements qu’il produisait à chaque pas. Son armure lui venait de sa forme minérale et lui était comme une seconde peau. Il ne la remarquait plus, pas plus que les bruits qu’il pouvait émettre. Elle était un symbole de son pouvoir, une marque des Karugromthi. En société, elle attirait l’attention sur lui, le rendant reconnaissable grâce aux deux larges spalières de roche qui couvraient sa nuque, ses épaules et ses avant-bras.

Quand le patriarche initié voulait se rendre silencieux, il utilisait des schémas qui étouffaient purement et simplement les sons autour de lui. Mais le voyage commençait à peine, et il ne voulait pas gaspiller ses ressources mentales si tôt. Le convoi, en amont, était si bruyant, que ses cahots se répercutaient du tunnel jusqu’aux parois d’Ungdrin Ankor. Finalement, les deux aciers encadrèrent le patriarche initié. Angrad constata un changement dans leur attitude, et conclut que leur rituel avait pris fin. Curieux de cette pratique, il les questionna à ce sujet.

« Pourquoi ce silence, mon cher Hodrik ?

— C’est une technique d’Elgi, mon seigneur, lui répondit-il. J’ai eu la chance de côtoyer certains de leurs pisteurs lors de missions avec mon seigneur Kohl. Leurs éclaireurs sont stupéfiants. Ils ont une supériorité manifeste dans l’art de la chasse et surpassent en la matière tous les autres peuples. J’ai pu les observer, à leur insu, et apprendre quelques techniques. Au début de votre périple, vous devez vous imprégner de l’environnement. Ce peut-être par les couleurs, les mouvements que vous voyez. Déterminez les sons que vous entendez et que vous n’entendez pas. Inquiétez-vous aussi des odeurs que vous sentez ou du goût minéral dans votre bouche. L’imprégnation doit être suffisamment longue pour englober autant de détails que possible. Cela fait, vous allez pouvoir relâcher votre attention et vous laisser porter par vos sens. Ce sont les dissonances avec votre imprégnation qui attireront votre attention : un éclat lumineux plus important, un changement dans les bruits de la faune, une odeur qui en remplace une autre. Tout cela peut être le signe que l’environnement change, ou que quelque chose change l’environnement. Dans ce dernier cas, les prédateurs sont souvent en cause. Ce sont des signaux de danger. À ce moment, nous autres, éclaireurs, entrons en actions. Nous identifions la menace ou constatons une évolution de l’environnement.

— Hodrik et moi formons le duo d’éclaireurs, reprit Norri. C’est pourquoi notre équipement est similaire. Suffisamment léger pour nous permettre d’être discret et rapide, tout en restant efficace durant le combat. »

Angrad écoutait, attentivement, lui-même si peu expérimenté dans l’art de la guerre. Habituellement, il appelait des créatures du plan de la Terre pour se charger de ces besognes. Ayant développé une bonne affinité avec l’une d’elles, il l’appelait en cas de besoin, se focalisant alors sur les aspects surnaturels. Angrad était persuadé qu’il existait mille schémas pour pallier ses carences.

Mais un sorcier devait avant tout économiser son pouvoir et ne le déchaîner qu’aux moments opportuns. De plus, il fallait frapper avec le bon niveau de puissance pour juguler une menace. User de ses plus puissants sortilèges contre quelque menu fretin était un moyen funeste et sûr de se faire cueillir, impuissant, face à une menace plus grande. Si patience, discernement, anticipation étaient les clefs de la victoire, une bonne connaissance du champ de bataille était néanmoins indispensable.

Si les deux éclaireurs pouvaient le renseigner clairement et promptement, il pourrait agir plus rapidement et plus efficacement, en cas de menaces. Dans la plupart des combats qu’avait menés Angrad, les forces magiques étaient souvent utilisées en premier. Leurs effets dévastateurs sur le champ de bataille pouvaient complètement retourner une situation. Si les sorciers devaient user de patience, il fallait tout de même frapper le premier. Ces deux injonctions contradictoires devant être équilibrées, il fallait au sorcier un jugement éclairé.

Peu habitué à travailler au sein des Gottal et ignorant tout des gens de Kohl, Angrad continua de questionner les deux aciers. Il était primordial, pour le patriarche initié, de savoir à quoi s’en tenir quant à leurs capacités. Seule une connaissance approfondie lui permettrait d’user avec mesure de ses pouvoirs.

« Très bien, instruisez-moi du Gottal et de ses techniques, je vous prie.

— Bon, commençons par ses membres, expliqua Hodrik. Notre patriarche Kohl, tout d’abord, est sûrement le meilleur épéiste foulant cette terre. Il est redoutable au combat et le mène souvent depuis l’arrière-garde, position la plus dangereuse du Gottal.

Ensuite il y a Gulnyr, second dans la chaîne de commandement. C’est un guerrier protecteur, le pilier de la ligne. Il dirige les murs de boucliers et rythme la manœuvre. Ses prouesses dans l’arène sont impressionnantes, mais il préfère la tente et le feu de camp à un lit douillet au pays.

Le deuxième combattant de ligne, troisième rang de commandement, c’est Gofnyr. S’il porte un bouclier, il l’utilise plus souvent pour frapper que pour parer. Là où son frère est défensif, lui est outrageusement offensif. Il mènera les charges ou tiendra un rôle d’intercepteur. »

Prenant le relais alors que Hodrik tendait l’oreille en jetant un coup d’œil en arrière, Norri continua.

« Durbar, Kramir et Finarin ne sont pas des aciers. Leur rôle dans le Gottal est de faire du dégât avec leurs hallebardes. Ils tiennent l’ennemi en respect ou le harcèlent derrière les lignes. Leurs compétences sont ailleurs. Finarin nous régale à chaque repas et gère l’intendance. Kramir connaît le Dharkhangron en plus d’être maître bâtisseur. Durbar est une sorte de magicien : avec deux barres d’étain et un marteau, il peut faire à peu près n’importe quoi. Son cerveau déborde de tant d’idées que ça lui coule par les oreilles. »

Voyant son compagnon les rattraper, Norri s’enquit auprès de Hodrik.

« Alors ? 

— Du mouvement sur les parois et au plafond. Une bête affamée que le convoi a intimidée. Sûrement un mille-pattes géant. Il a disparu par un conduit et je l’ai clairement entendu s’éloigner. Restons sur nos gardes. Le vieux sergent est effectivement plus fin que l’autoritaire Magnyr. Les bêtes des profondeurs ne devraient pas poser de problème, sauf les vases.

— Et vous deux, demanda Angrad, en revenant sur le sujet antérieur, quels sont vos attributs ?

— Hodrik est éclaireur, répondit Norri. Mais il est aussi notre tireur d’élite. Toujours ajusté sur sa cible, il peut néanmoins rejoindre le mur pour le renforcer. Moi, j’emprunte la voie des tueurs. »

Angrad ne questionna pas plus avant Norri, sachant que les guerriers ne suivaient que rarement cette voie, et toujours suite à un évènement dramatique. Que ce soit à cause d’une condamnation, d’un déshonneur ou bien d’un funeste évènement, les tueurs s’engageaient dans une voie sans retour.

Refusant le confort, ils partaient en quête de combat pour laver leur honneur dans le sang et tombaient dans une spirale mortelle de vengeance. Norri n’avait pas la barbe taillée à la manière des criminels. Son vœu de Drengi était sûrement lié à la perte d’un être cher plutôt qu’à une faiblesse sur le champ de bataille.

Maintenant plongés dans un silence gêné, les trois compagnons avançaient, l’oreille dressée, à l’arrière du convoi.


Texte publié par Médiéfictions, 13 septembre 2022 à 17h47
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