Dol Rual
Troisième jour du troisième mois de la saison de Rual
Un mois avant la dernière lune d’automne
L’aiguille du monde, la plus haute montagne du disque émergé, axe autour duquel tournent le monde, les astres et les plans. C’est dans cette montagne que Rual fit naître Duka, et c’est cette montagne qui devint le foyer de son peuple : Dol Rual.
Histoire du peuple de Duka à l’attention des jeunes nains.
Le Conseil des Anciens avait duré plus longtemps que d’habitude, Kohl avait grand-faim. En quittant le Rinn Khaz, le patriarche entendit les échos de la concertation qui continuait. Après avoir congédié les patriarches, les mères et les filles administraient les affaires du royaume. Déjà, par un escalier annexe, les serviteurs de la maison de la reine amenaient plats et victuailles tandis que d’autres dressaient la table au pied du trône. Kohl savait par sa fille que les naines des lignées allaient maintenant partager un long repas durant lequel elles planifieraient les activités de chacune et chacun pour la lune à venir. Elles organisaient les maisonnées, principalement artisans et paysans, coordonnant les efforts en vue de la saison hivernale. Les nains étant un peuple prévoyant, la reine souhaitait que les entrepôts soient pleins.
Si certains des patriarches nains désapprouvaient d’être ainsi congédiés, sans participer à la bonne marche de la cité, ce n’était pas le cas du Gardien des Serments. Ses affaires le retenaient plus souvent hors de l’Ankor Dawi qu’à l’intérieur. Sa Tâche était dirigée vers l’extérieur de la crête de Trud : trouver des alliés et surveiller les ennemis. Il était le Gardien des Promesses, gravant dans la pierre la parole donnée.
La reine l’envoyant souvent au-delà des frontières ces dernières décennies, Kohl avait laissé les affaires de sa maison dans les mains de son fils Kilond. À bientôt trois cents ans, le jeune prince avait l’œil perçant et l’oreille avisée. Kohl lui avait choisi des conseillers parmi ses meilleurs Throndi, et Kilond était suffisamment sage pour les écouter. Maintenant adulte, le fils avait fait ses preuves et siégeait à la place de son père en son absence. Il rendait la justice et maintenait l’ordre, tandis que sa femme Orifra administrait leur maisonnée. Ainsi tout était en ordre à Dol Rual, et le patriarche pouvait quitter les murs de sa cité l’esprit tranquille.
Une fois encore, le conseil avait jugé utile de l’envoyer loin de son foyer. Il n’était pas question de légation1 chez un allié ni d’évaluer les mouvements sur le grand échiquier des royaumes, tâche qui lui était habituellement attribuée. Cette fois, il ne s’agissait que d’une courte mission de reconnaissance autour du chantier de creusement d’Ungdrin Ankor. Les excavations de la route souterraine de l’est avaient beaucoup progressé, et le patriarche devait veiller à la sûreté du chantier. Sa mission ne le tiendrait pas éloigné plus d’un mois hors des frontières.
D’autant que la reine avait insisté pour que chacun revienne pour la lune d’automne, au moment des festivités : pendant une semaine, le peuple de Duka célébrerait la naissance de leur grand-mère au Premier Âge. Il y aurait nombre de choses frivoles, mais aussi des défis et des combats rituels. La grande arène construite par Kilond serait pleine de guerriers qui rivaliseraient d’adresse et de combativité pour forcer le respect de leurs pairs. Quelques naines viendraient sûrement, mais les Rualundi de Glorideth ne démontraient jamais leurs compétences martiales en public.
Alors qu’il descendait d’imposants escaliers taillés à même la roche, Kohl observa des artisans installant des couronnes de feuilles mortes. À leurs pieds, des nainfants jouaient en les tressant. Si Kohl ne voyait pas l’intérêt de salir les marches du palais avec des feuilles mortes qu’il faudrait ensuite balayer, ce n’était pas le cas de son frère qui cheminait à ses côtés : le patriarche Angrad — seigneur du feu et grand initié, désigné pour l’accompagner — adorait ces festivités. Kohl était soulagé qu’un mystique doublé d’un hermétique le seconde, il lui passait donc volontiers son amour des frivolités. Habituellement, il n’aurait pas cru bon de s’adjoindre les services d’un sorcier ou d’un clerc. Cependant, la reine souhaitait que deux patriarches aux talents complémentaires se chargent de cette mission. D’après les rapports d’excavations du patriarche bâtisseur Grondinar, les mineurs avaient dépassé Karak Dron et se rapprochaient dangereusement du Botaan.
S’il fallait patrouiller si près du territoire des ogres-mages, Kohl était rassuré de pouvoir leur opposer une puissante magie.
Le seigneur du feu avait été acquis sa réputation lors d’épiques duels contre de puissants et néfastes sorciers, cependant Kohl n’avait plus bataillé à ses côtés depuis le Premier Âge, la guerre des Cyclades remontant mille deux cents ans en arrière. Il n’avait pas beaucoup côtoyé son frère depuis, chacun s’acquittant de sa Tâche pour fonder Dol Rual. Toutefois, ces temps étaient révolus, comme les trop nombreuses nouvelletés le rappelaient désagréablement au Gardien des Serments. Cette mission permettrait à Kohl de côtoyer cet illustre initié dont il ne savait presque plus rien. Bien sûr, il connaissait par on-dits certains récits de ses aventures hors du royaume nain. Kohl aussi avait guerroyé aux côtés de grands héros et de puissants alliés, il avait ainsi lui-même plus d’une histoire à raconter sur ses propres exploits. Pourtant, si lui et Angrad passaient pour d’illustres ancêtres aux yeux de leurs Throndi, ils ne s’étaient plus aventurés ensemble hors de l’Ankor Dawi ni ne s’étaient fréquentés de retour dans leur demeure.
Kohl ruminait ainsi dans sa barbe, se frayant un passage au milieu des nains affairés. Ordinairement, les humbles s’écartaient sur son passage, montrant par des révérences le respect qu’ils lui vouaient. Malheureusement, Angrad s’amusait de magie, faisant naître flammes dansantes et pyrotechnie entre ses doigts. Les nainfants criaient de joie sur son passage, courant sur ses talons. Ces éclats joyeux résonnaient dans la grande cavité où tournait l’escalier descendu par les deux patriarches. Une cascade de lave iridescente se précipitait dans le vide depuis les hauteurs, au centre du puits. Les veines de minerais, courant sur les murs, étincelaient, réverbérant les rougeurs magmatiques en de multiples rayons verts et cuivres. L’escalier était encombré d’échafaudages de toute sorte, sur lesquels artisans et sculpteurs magnifiaient la splendeur de l’endroit. Kohl esquiva un groupe de nainfants qui se précipitait vers Angrad. Un artisan, dont le fils s’était cogné sur Kohl, vint se confondre en excuses suite au comportement irrespectueux de son nainfant. Kohl balaya l’incident d’un revers de main, engageant la conversation avec le ciseleur de roches. Quitte à être retardé par les nainfantillages du seigneur du feu, autant mettre ce temps à profit pour mesurer l’avancement des embellissements du palais.
« Nous avançons avec célérité seigneur, l’entretenait l’artisan dénommé Snorri. Mon équipe remonte les veines de quartz tandis que les Throndi de la maison de Tarak polissent les veinures de cuivre, particulièrement riches dans ce gouffre. Nous taillons des arabesques suffisamment grandes pour être visibles de n’importe quel endroit de la cavité. C’est cette roche sombre que nous travaillons afin d’en faire ressortir les quartz. D’ici vingt ans, nous aurons fini, et la luminosité sera supérieure ici à un soleil d’été à son zénith. Rien ne peut approcher les beautés des profondeurs. »
Le fier artisan parlait avec passion, et deux de ses aides vinrent se joindre à la conversation. Kohl hocha la tête, tapant sur les épaules des ouvriers et les félicitant d’une bourrade. Finalement, Angrad le rejoignit, visiblement attiré par la bière qu’un des aides venait de distribuer à l’assemblée réunie autour du patriarche. Finissant sa chope d’un trait, Kohl essuya la mousse de ses moustaches tombantes, puis fit signe à son frère qu’il était temps de se remettre en route.
Angrad, visiblement déçu, le suivit vers les grands halls au pied de la montagne. Pressant le pas, les patriarches contournèrent une zone de chantier. Deux statues colossales de guerriers nains émergeaient de la roche de chaque côté d’une arche en construction. Autour du chantier, d’autres artisans installaient des décorations d’automne pour les festivités. Sous l’arche s’ouvrait un long tunnel donnant accès à un autre gouffre, proche de la demeure de Kohl. Déjà décoré, l’ouvrage serait complété par les deux sculptures. Une fortification se rajoutait à l’intérieur du tunnel. Alors qu’il y entrait, Kohl observa un groupe de maçons creusant le passage d’une herse. Tandis que son frère se penchait sur les réservoirs de lave en bord du gouffre, Kohl rejoignit les gardes du chantier et le maître bâtisseur. Il leur signifia d’un geste de continuer leur travail, inspectant plans et schémas étalés sur la grande table du contremaître.
Le patriarche reconnut sans difficulté les plans aux mécanismes subtils : l’œuvre de son neveu Helkraal. Le contremaître avait couvert de notes plusieurs plaques de marbre afin de percer la complexité du génie d’Helkraal. Comparant les croquis avec l’avancée des travaux, Kohl sourit sous ses moustaches. S’il n’était pas un grand bâtisseur, il était un mécanicien expert. Voyant des artisans installer une herse, il se demanda comment cyclopes, ogres et géants pourraient enfoncer cette pièce de ferronnerie massive. Elle leur donnerait indubitablement du fil à retordre. Même à plusieurs, et malgré leur force herculéenne, ils ne pourraient plier le fer forgé. Satisfait une fois encore par les travaux, Kohl laissa le maître bâtisseur et le contremaître exécuter laborieusement les instructions du maître architecte.
Angrad devançait Kohl, attiré par les victuailles qui rôtissaient au bord du chantier. Il était évidemment exclu d’en prendre une partie et priver de solides ouvriers de leur pitance. Il est certain qu’ils seraient enthousiastes à l’idée de partager leur repas avec un patriarche, mais Kohl avait une tâche à accomplir : il lui fallait s’y préparer. Hâtant le pas, maintenant tiraillé par la faim, Kohl se dirigea à grands pas vers son hall. Traversant le tunnel avec son frère, ils débouchèrent sur le carrefour principal Dwe Drin Khaz Ungoraz.
Dans ce gouffre immense se croisaient les routes menant à Rinn Khaz, Baraz Khaz et Khaz Khazul. Traversé de grands ponts enjambant le vide sur des centaines de coudées, ses parois percées de mille tunnels et couvertes d’escaliers reliant les jonctions, Dwe Drin Khaz Ungoraz était la quintessence de l’architecture naine. Des cascades de roche en fusion se précipitaient depuis ses hauteurs, se déversant de bassin en bassin, s’écoulant dans le grand lac de lave qui baignait les pieds du titanesque édifice.
Depuis la voûte, une stalactite colossale couverte de veines métalliques et de cristaux illuminait le gouffre. La reine Volgit prévoyait des travaux d’embellissement pour la croisée principale de Dol Rual, et de magnifier l’épine de Rual qui déchirait la montagne à cet endroit. Pourtant, cela passerait après les constructions de casernes, d’auberges et de postes de garde, indispensables au contrôle du carrefour.
L’évergétisme2 de la Reine Volgit confortait Kohl à ne pas se mêler des affaires administratives du Royaume. Bien qu’elle fût sa femme, lui n’était qu’un des cinq consorts avec Angrad, Trud, Magrim et Drangdvit. Si ces deux derniers essayaient de s’immiscer dans la gestion de l’Ankor Dawi, Kohl et Trud soutenaient la reine dans chacune de ses décisions. Il paraissait évident au Gardien des Serments qu’elle usait des ressources du royaume le plus efficacement possible. Bientôt, Dol Rual serait le joyau souterrain du monde connu, un foyer digne des nains et du Primordial Rual. Volgit accomplissait la Vision de Duka : une montagne regorgeant de splendeurs et habitée par son peuple.
La reine avait aussi constitué les maisons des patriarches, écoutant les conseils de Dame Bolka. Les proportions entre or, étain et acier avaient déplu à Kohl, mais il admettait à présent avoir eu tort. Les nains d’or, paysans et éleveurs, avaient été moulés en grand nombre, bien supérieur au nombre d’artisans d’étain ou de guerriers d’acier. Kohl n’imaginait pas qu’il fallait tant d’or pour nourrir ses Throndi. Les naines des lignées contrôlaient, sur ordre de la reine Volgit, les ors et étains des maisons, afin de pourvoir aux besoins de tous. Le patriarche supposait que sa femme s’allouait ainsi les moyens de ses ambitions.
Au sein de la maison de Kohl, le prince Kilond ordonnait aux aciers tandis que sa femme, Orifra, gouvernait étains et ors. Si le patriarche conservait la préséance sur ses gens, les véritables gestionnaires de sa maison restaient son fils et sa belle-fille. Cela l’avait durablement désorienté, car il fut un Âge où il gérait seul. Mais le nombre croissant de ses Throndi, complexifiant la gouvernance de sa maison, l’avait poussé à en transmettre la conduite à Kilond et Orifra. Il était dans l’ordre des choses que les héritiers gouvernent pour que les nains prospèrent.
Kohl regrettait le Premier Âge : c’était un temps plus simple, les nains étaient peu nombreux et aux ordres des ancêtres, les ennemis vaincus et la montagne verte et vierge. Irrémédiablement, le Premier Âge avait passé. Avec le Second Âge, les Khaz s’étaient remplis de merveilles façonnées par des maisonnées toujours plus peuplées. Celle de Kohl comptait maintenant cinquante mille nains et le patriarche ne se rappelait plus que les noms de ses vieux Throndi. Une certaine amertume avait amené Kohl à quitter son domaine pour accomplir sa Tâche. Malgré ses absences, il restait très respecté de ses gens.
Tandis qu’il traversait Dwe Drin Khaz Ungoraz vers son domaine, nombreux furent les nains interrompant leur besogne pour s’incliner au passage de leur seigneur. Bien que les nouvelletés déplaisent à Kohl, il appréciait tout de même le travail titanesque abattu par ses Throndi pendant à peine cinq cents ans. Une bouffée de fierté lui gonfla le cœur tandis qu’il traversait les ponts gigantesques excavés de la montagne. Partout où il posait les yeux, il voyait le peuple de Duka, besogneux, continuant de forger sa Vision. Kohl traversa le carrefour au milieu des manouvriers convoyant les matériaux extraits de la montagne, des maçons élevant bâtiments et monuments et des tailleurs de pierre polissant roches et veines. Des charrettes à bras, poussées par colporteurs et marchands, regorgeaient de victuailles salées et de tonneaux de bières racées. Une vie industrieuse bourdonnait au cœur de la montagne.
Kohl et son frère contournèrent les artères principales encombrées de charrettes et de porteurs, privilégiant les chemins creusés tout au long des parois du gouffre. Ils croisèrent plusieurs jeunes guerrières en patrouille derrière une Rualundi à la cotte de mailles étincelante. Les servantes de Glorideth s’écartèrent respectueusement pour laisser passer les patriarches sur le sentier sinueux. Voyant ces dévouées recrues, Kohl repensa à sa mission : il lui faudrait des braves pour constituer son Gottal.
Le patriarche avait gardé tous ses vieux guerriers à son service, afin qu’ils le servent dans l’arène et au sein de ses Gottal. Partant à l’est, il lui faudrait des nains avec l’expérience de ces terres. La sélection serait ardue, sachant que nombre de ses vieux briscards menaient dorénavant une vie rangée. La plupart entraînaient à présent les jeunes guerriers pour affiner leurs qualités martiales. Il y avait aussi les indéfectibles du champ de bataille, qui préféraient mourir la hache à la main plutôt que dans leur lit auprès du feu. Les uns devaient continuer leurs enseignements et les autres n’assureraient pas une mission discrète.
L’estomac de Kohl lui rappela que son cerveau tournerait mieux après un bon repas. Une table bien garnie l’attendait dans sa retraite sur les hauteurs de Baraz Khaz. Quittant le sentier, il atteignit les grands balcons proches de son domaine. Les nains lui ouvraient dorénavant le passage, se reculant pour le saluer. Après une courte descente sur des escaliers étroits épousant la courbure de la caverne, Kohl et Angrad arrivèrent à Barak Baraz.
Les artisans de Grondinar avaient œuvré pour que les deux grandes portes du hall de Kohl soient d’une majestueuse sobriété. La rune Baraz était sculptée dans la paroi de pierre, graduée sur de nombreuses lignes de relief. Le triangle à sa base était percé d’une porte large pour cinq chariots. C’était l’entrée du tunnel qui menait à Baraz Khaz.
Les nains allaient et venaient sous la surveillance attentive des gardes de sa maison. Le losange qui surplombait le triangle était une construction de glace volcanique. Un grand brasier brûlait à l’intérieur, alimenté par les gaz des profondeurs. À travers les cristaux translucides, une lueur rouge orangé illuminait les alentours. Le triangle supérieur de la rune était stylisé, mais dissimulait des postes de tir d’où des arbalétriers surveillaient les environs. Dans le tunnel, deux routes à sens unique facilitaient la circulation.
En contemplant l’édifice, on ne voyait que les strates rocheuses sculptées. Pourtant des portes massives étaient cachées dans la roche, actionnées par des systèmes de contrepoids emprisonnés dans les parois. En cas d’invasion, Kohl pouvait interdire toute progression plus avant dans Dol Rual ou bien enfermer les forces ennemies dans son Khaz.
Traversant les portes de sa demeure, Kohl reconnut deux de ses valeureux Throndi. Ils buvaient au balcon d’un des postes de garde, observant distraitement la foule qui déambulait en contrebas. Leur discussion était intense et le patriarche la savait moqueuse même sans l’entendre. Ces vieux guerriers, dénommés Gulnyr et Gofnyr, étaient toujours animés d’un esprit rusé et facétieux.
D’un geste, Kohl indiqua à son frère de le suivre dans le poste de garde. Il salua les deux jeunes lanciers en faction dans le tunnel, passa la porte puis traversa le rez-de-chaussée. Un âtre brûlait quelque roche-feu dans le fond de la salle vide et des rations sèches étaient disposées sur une longue table, à l’intention de la garde. La contournant, le patriarche s’engagea dans l’escalier entre les chambrées menant au premier étage. Débouchant dans une vaste salle ouverte sur la rue, il découvrit ses deux Throndi debout, s’inclinant devant lui. Comme toujours, Kohl était frappé par leur ressemblance, tandis qu’ils saluaient à l’unisson.
Gofnyr et Gulnyr étaient frères. Jadis fondus dans une même coulée d’acier par le patriarche forgeron Tarak, ils accusaient aujourd’hui quatre cents ans. Ils étaient parmi les plus vieux nains hors des lignées, façonnés à la fin du Premier Âge. Ils étaient bien bâtis, même pour des guerriers. Les premiers moules de Tarak avaient dû être affinés, et les premiers nains qu’il avait conçus étaient massifs, même aux yeux du peuple de Duka. L’âge rattrapait les deux aciers. Kohl, qui les connaissait intimement, découvrait toujours plus de nouvelles rides sur leurs visages. Pourtant, ces infatigables Throndi étaient toujours prêts à le suivre dans ses aventures. Kohl savait qu’il aurait besoin d’eux.
Sans attendre que ses malicieux bateleurs ne se relancent dans quelques mauvais concours de jeux de mots, Kohl les mandats auprès de lui.
« Throndi, Got Ungdrin Ankor. »
Perdant instantanément le pétillant qui habitait leurs yeux, les deux guerriers se rapprochèrent. Dès que Kohl abordait des sujets sérieux, les deux frères abandonnaient leur légèreté nainfantine pour reprendre leur faciès d’acier trempé, immobile et inexpressif. Kohl connaissait leur valeur et savait pouvoir compter sur eux. Il continua.
« Gofnyr, préviens Kramir. Rendez-vous avec Durbar dans ma retraite. Nu. »
Tandis que l’intéressé hochait la tête, Kohl s’adressa au deuxième frère.
« Gulnyr, va chercher Hodrik et Norri. Ils seront nos éclaireurs. »
Gofnyr venait de sangler son écu de frappe et de boucler sa ceinture où pendait son marteau de guerre. Il tendit son bouclier rond à Gulnyr tandis qu’il prenait ses ordres. Kohl était toujours très fier de voir ces deux-là à l’œuvre. Sans se concerter, ils se harnachaient mutuellement, ajustant leurs ceintures sur leurs lourdes cottes de mailles. Même sous la montagne, les deux guerriers avançaient armés et armurés. Pour ne pas se montrer trop intimidants, ils portaient leur gorgerin détaché et leur morillon3 suspendu à leurs spalières4. En quelques instants, ils avaient rassemblé leurs maigres affaires.
« Ce sera fait, seigneur, commença Gofnyr.
— Nous vous rejoindrons avant le plat principal, termina Gulnyr. »
Alors que ses deux Throndi esquissaient un sourire fugace, ils saluèrent et s’éloignèrent en petite foulée. Regardant par-dessus le parapet, Kohl les vit fendre la foule. Les gardes hurlèrent de laissez-passer les deux frères, frères qui se séparèrent en franchissant Barak Baraz.
Confiant, le patriarche se tourna vers Angrad.
« Allons dans ma retraite, murmura-t-il, au calme. Nous y préparerons l’expédition. Mon cuisinier a préparé un festin. C’est un rituel, après les réunions du conseil. Montons et mangeons.
— Je te suis, cher frère. J’avoue que les rôtis croisés dernièrement m’ont ouvert l’appétit. »
Suivi par le seigneur du feu, le Gardien des Serments sortit de la salle de garde. Les sentinelles de la porte des promesses reconnurent leur patriarche et lui ouvrirent la route sur son ordre. Émergeant du tunnel, Kohl pénétra chez lui.
À ses pieds, la cité naine de Baraz Khaz s’étendait sous une haute voûte. La porte des promesses, d’où sortaient les deux patriarches, surplombait la ville. Kohl avait installé sa retraite non loin, car depuis ses fenêtres, il pouvait embrasser d’un coup d’œil son domaine.
Des piliers gigantesques s’élevaient avec une rigueur mathématique dans la cavité. Chacun était entouré de statues représentant des nains géants soutenant le dôme monumental. Au pied des statues, les bâtisseurs avaient excavé des habitations pour loger le peuple nain et ses ateliers. De larges routes serpentaient entre les piliers. Ici et là, une place d’armes entourait une fontaine. Si d’autres Khaz perçaient la montagne, aucun n’était aussi grand ni aussi peuplé que Baraz Khaz. La maisonnée de Kohl avait investi les lieux, traçant de larges routes, installant manufactures et échoppes. Les mines les plus riches des profondeurs, en cours d’exploitation, se trouvaient à l’ouest de la cité. Seules les routes partant de ce Khaz les reliaient, et le patriarche allouait les quartiers ouest aux mineurs et à leurs familles.
Kohl s’arracha à la contemplation de son domaine, reprenant la route. Au pied de la porte des promesses, tout comme pour la porte des serments, Kohl avait fait aménager une esplanade circulaire flanquée de deux bastions militaires. Suffisamment large pour faire manœuvrer un bataillon, elle permettait la bonne circulation des mineurs, des artisans et des manutentionnaires qui transitaient entre les Khaz. Une cohue grondante et ordonnée naviguait autour de la place. Kohl imposait un sens de circulation dans son domaine, et les grandes artères de Baraz Khaz étaient à sens unique. Marchands et bagagistes s’étaient bien sûr plaints des détours, avant de changer d’avis en circulant sans encombre sur des routes dégagées. Le chaos des croisements incessants était proscrit, maintenant la circulation fluide. Bien sûr, le gardien des promesses n’en décidait pas ainsi au seul bénéfice des marchands. Il lui était aussi plus aisé de contrôler les marchandises traversant son domaine. Surtout, il pouvait faire manœuvrer ses Gottal, couper des axes de circulation pour faciliter acheminements de troupes ou manœuvres militaires…
Kohl aimait l’ordre et la discipline et son domaine le reflétait. Rejoignant la file qui pénétrait Baraz Khaz, le patriarche salua les dix aciers contrôlant le trafic. Le garde ouvrant la route devant Kohl arrêta un groupe de manouvriers pourtant lourdement chargés. Le patriarche se hâta de traverser, Angrad sur ses talons, pour ne pas briser l’inertie des charrettes à bras. D’un même mouvement, Kohl entraîna son frère par une casemate du bastion ouest débouchant dans la cour intérieure de la caserne. Pressant le pas, il s’engouffra par une lourde porte de pierre et d’acier noirci. Les contrepoids et mécanismes bien huilés coulissèrent prestement tandis qu’ils s’engageaient dans l’armurerie. Angrad suivait son frère sans comprendre, l’interrogeant du regard. Kohl le contourna pour refermer la porte, coupant les bruits extérieurs. Le silence se fit dans la salle. Puis des tintements métalliques et des frottements de chiffons résonnèrent de nouveau dans l’arrière-salle. Le maître artisan en charge de la réserve hocha doucement la tête en voyant son patriarche. Derrière lui, dans des râteliers, s’alignaient épées, haches, marteaux et boucliers. Des fagots de hallebardes reposaient contre les murs. Quelques apprentis entretenaient le matériel sous le regard sévère de leur maître.
Sans un mot, Kohl invita son frère à le suivre dans un couloir étroit. Le tunnel s’enfonçait dans l’obscurité. Le patriarche y avança quelque temps. Plongé dans le noir, il progressait au pas sans être incommodé par le manque de lumière. Angrad ne put réprimer quelques agacements mêlés d’amusement, constatant les tours et détours que son frère avait aménagés pour protéger sa retraite. Kohl resta impassible, cherchant dans le mur une pierre légèrement disjointe qui ouvrait une porte dissimulée. Il était fasciné par les mécanismes et adorait les concevoir, aussi avait-il profité de la construction de sa retraite pour mettre son ingéniosité à l’épreuve. Kohl avait installé quelques fantaisies mécaniques et portes dissimulées dans son repaire. Il allait bientôt pouvoir en faire étalage devant son frère médusé. D’un geste né de l’habitude, Kohl déclencha une commande invisible. Un système de contrepoids et une glissière révélèrent bientôt une porte secrète qu’il franchit. Un court escalier abrupt les mena jusqu’à un couloir éclairé. Ils traversèrent ainsi les sculptures titanesques qui entouraient la porte des promesses et soutenaient le dôme de Baraz Khaz au nord. Des fenêtres percées dans le mur sud laissaient entrer les lumières de la cité. Des odeurs de fumée, de roche-feu crépitante, montant des manufactures plus bas, emplissaient le tunnel.
Découvrant leur position, Angrad riait dans sa barbe. Kohl lui sourit avant de s’avancer dans le couloir.
« N’aie crainte, je n’ai pas encore piégé le couloir.
— Par la flamme, se moqua Angrad, tu comptes vraiment installer des chausse-trappes sur le porche de ta maison ? »
Le patriarche haussa les épaules, comme pour signifier son indécision. Le seigneur du feu s’émerveillait de pouvoir contempler la cité et Kohl se joignit à lui. Il avait fait bâtir sa retraite dans un nid d’aigle, bien au-dessus de Barak Baraz. Une fois de plus, il jeta son regard sur les profondeurs illuminées de son Khaz. La lourde main d’Angrad sur son épaule le sortit de sa contemplation. Son frère aussi admirait l’œuvre du peuple de Duka, le cœur empli de fierté. Kohl s’extirpa de cette vision magnifique en se tournant vers lui.
« C’est encore plus beau que dans la Vision de mère, murmura Angrad. »
Lui souriant, Kohl le saisit par son brassard de force en une étreinte guerrière.
« Accordons-nous un moment avant notre départ, proposa le gardien des Serments. »
Se dirigeant vers le fond du couloir, ils arrivèrent au pied d’une porte massive incrustée dans la paroi. S’écartant pour le laisser passer, Kohl défia son frère de l’ouvrir. Tandis que le seigneur du feu palpait le mur, cherchant saignée ou poignée, Kohl précisa :
« Sans faire fondre la pierre. »
Le Gardien des Serments laissa quelques instants à son frère afin qu’il se perde en conjectures.
« Quelle idée de fabriquer une porte sans poignée, bloquée de l’intérieur, s’exclama Angrad ! »
Retenant difficilement son sourire, Kohl s’immobilisa, comme pour signifier à son frère de ne pas perdre courage.
Angrad se recula et commença à appeler son pouvoir. Kohl n’avait aucune idée de ce que l’initié fabriquait. Il avait essayé à plusieurs reprises de comprendre les arts mystiques et hermétiques, mais sans succès à ce jour. Les investigations magiques d’Angrad durent être plus fructueuses que ses observations, car ce dernier affirma :
« C’est ici que tu ouvres ta porte. J’ai senti une aura magique derrière cette pierre. »
Il désignait une des pierres du chambranle de la porte. Inclinant la tête pour saluer la perspicacité du patriarche initié, Kohl sortit de sous son vêtement une malachite enchâssée dans une monture de platine. La pierre était suspendue à une chaîne qui pendait à son cou. D’un geste sûr, il passa cette clef devant la pierre serrure pour déclencher le mécanisme d’ouverture.
Avec un grattement mesuré pour produire un effet théâtral, une roche prisonnière du mur glissa. Elle délogea un poids qui actionna l’ouverture d’un loquet. Au dernier tintement sonore, Kohl poussa la porte libérée qui pivota sur ses gonds. Renforcée de métal, taillée dans une dalle de granit ambre, la pièce massive tourna sur son axe parfaitement équilibré. La faible poussée initiale du patriarche suffit à l’ouvrir complètement.
N’étant pas doué de magie, Kohl enviait l’émerveillement qu’elle suscitait dans les maisons. Il jubila donc intérieurement en contemplant le visage d’Angrad, les rides de son front exprimant sa perplexité. Pénétrant le vestibule, Kohl laissa son frère à ses réflexions. La roche de taille polie reflétait la lumière des lanternes. D’amples capes de fourrures chaudes pendaient sur des patères dans l’entrée. Kohl s’engagea dans une petite pièce annexe où des râteliers vides attendaient ses armes et celles de ses invités. Plusieurs présentoirs s’alignaient le long du mur du fond, le sien trônant au milieu. Il ressemblait plus à une statue qu’à un porte-armure. Kohl avait refusé qu’elle lui ressemble, car Duka avait ciselé ses traits dans la pierre. Il lui paraissait blasphématoire qu’un artisan, si bon soit-il, tente de reproduire ce travail. Le patriarche prit le temps d’ôter son armure de plaque de pierre et de coiffer la statue de son casque. Une fois déséquipé, il revint dans le vestibule pour passer une fourrure sur ses épaules. Sa ceinture ceignait toujours son ventre, Baraz Zagaz pendant dans son fourreau. Kohl ne s’en séparait jamais. Jetant un coup d’œil dans le couloir, il constata qu’Angrad observait toujours la porte pensivement. Il devait l’examiner avec quelque sens magique. Kohl lui laissa tout loisir de tenter d’en percer les secrets.
« Comment as-tu réussi ce tour de force ? l’interrogea Angrad en passant la porte. »
Kohl actionna un autre mécanisme scellé dans le mur avec sa clef de malachite. La porte pivota seule sur ses gonds sans effort. L’ouvrage au poids démesuré tourna lentement sur son axe pour se fondre dans le mur. Une fois fermé, il ne restait plus une rainure visible. Kohl fut plus fier encore de voir son frère abasourdi.
L’invitant à se mettre à l’aise dans l’armurerie, Kohl décrocha une chaude houppelande d’hermine et la lui amena.
Angrad avait dû faire appel à quelques invisibles serviteurs qui le déharnachaient de sa plate de pierre. Tandis qu’ils l’installaient sur un porte-armure, les questions d’Angrad reprirent.
« Par ma barbe, comment as-tu réussi tout cela sans l’aide de schémas magiques ?
— Il vaudrait mieux en discuter à table, répondit Kohl. Finarin nous a préparé de quoi manger. »
L’évocation de nourriture ayant réveillé quelques appétits dissipés, Angrad hocha la tête en enfilant la fourrure.
Quittant l’armurerie puis le patio, Kohl guida son frère jusqu’à une grande salle à manger, flanquée de deux cheminées. Une seule était animée d’une chaleureuse flambée. Deux fauteuils de pierre trônaient au bord des flammes, entourés de plateaux chargés de victuailles.
Le dévoué Finarin entra sur ces entrefaites, une barrique de bière sous le bras.
« Bienvenue, mes seigneurs. J’ai rechargé les tiroirs à braise de vos fauteuils, ils doivent être bien chauds. Installez-vous pendant que je mets le tonnelet en perce : une bière racée, fraîchement brassée après avoir fermenté par trois fois. »
Kohl invita son frère à s’asseoir avant de s’installer confortablement dans son siège couvert de fourrure. La pierre était chaude, diffusant une douce odeur minérale. Les artisans l’avaient polie jusqu’à reproduire exactement la forme du dos du patriarche. Les meubles en pierre étaient froids, ce qui ne posait habituellement pas de problème pour le peuple des profondeurs. Les nains se satisfaisaient de vivre dans les entrailles de la Terre. La plupart portaient de chaudes fourrures jusque dans leurs habitations. En revanche, l’humidité n’était pas tolérée. Des feux brûlaient dans tous les âtres pour la chasser, plus que pour élever la température. Certains meubles pourtant, comme les sièges et les lits, pouvaient être chauffés pour plus de confort. Les âtres se multipliaient dans les Khaz. Les travaux acharnés de la lignée d’Angrad : Bazguk et Gilaed amenaient la maîtrise des feux souterrains dans tout Dol Rual. Peu à peu, le royaume souterrain était transformé pour satisfaire les exigences du peuple de Duka.
Ainsi installé au calme, à l’abri dans sa retraite, Kohl se détendit. Ce refuge était pour lui l’endroit où il déposait son fardeau à l’entrée. Cette maison était un lieu de rires et de chants, un lieu où la table était toujours mise et couverte de victuailles, un endroit de paix pour le patriarche.
Une chope moussante apparut sur la desserte installée auprès du fauteuil de Kohl. S’en saisissant, il se tourna vers son frère que Finarin venait de servir.
« Au succès de notre expédition ! »
Les deux patriarches levèrent leurs chopes pour accueillir ce présage, puis burent à grandes goulées. Kohl appréciait particulièrement cette bière. Finarin l’approvisionnait auprès du maître brasseur Laskji, dont la fabrique se situait en contrebas. Alors qu’il commençait à se faire construire sa retraite, laissant Kilond et Orifra mener sa maison, Kohl fut prévoyant. Il redistribua les bâtisses au pied du bastion pour alimenter la garnison de la porte des promesses. Ce quartier fut réorganisé pour pourvoir à tous leurs besoins. Maître Laskji s’était vu accorder le privilège de fournir la garnison en bière pour les cinquante prochaines années. Il était dans la confidence, aussi préparait-il une cuvée spéciale pour le patriarche. Le maître brasseur ne manquait de rien, ainsi obligé auprès de son suzerain et des fiers aciers de Barak Baraz. Si Kohl veillait sur ce vassal, il promouvait aussi sa production, ne manquant aucune occasion de faire goûter sa cuvée spéciale. Fort de cette publicité auprès des Gromtrommi et des Throngrink, maître Laskji avait acquis une solide notoriété qui lui assurait de bonnes places dans les concours de brasserie.
Savourant cet instant de quiétude, Kohl finit sa chope et la reposa. Une autre apparut à la place, pleine à ras bord. Le patriarche avait bien choisi son cuisinier — serviteur : un bon chef plein de ressources et un Throndi zélé.
« Ainsi, c’est ici que tu esquives tes obligations de patriarche une fois rentré ? »
Angrad s’était levé pour s’asseoir sur la dalle de la cheminée, plongeant la main dans les flammes.
« Comment fais-tu ça, s’enquit Kohl ?
— Quoi donc ?
— La flambée est brûlante. Je tiens à peine devant à cinq pas. Toi, tu es presque dedans. »
Angrad sourit en jouant avec des langues de flamme qui léchaient la roche-feu.
« Craindrais-tu pour ma vie, petit frère ? se moqua plaisamment Angrad.
— Ta vie, non. Mon hermine, oui, railla Kohl pourtant intrigué.
— Le Primordial Ajax est un vieil ami. Son corps sur le plan matériel ne peut me faire du tort. Ainsi est-ce moi qui décide ce qu’il peut dévorer ou non. »
Comme pour démontrer son propos, Angrad saisit une petite boule de roche-feu dans l’âtre. Celle-ci cessa de rougeoyer instantanément.
« Ajax m’a enseigné les Noms véritables des feux des Profondeurs. J’en ai donc le contrôle. »
Pour appuyer son propos, Angrad fit briller la roche-feu intensément. Il modula le rougeoiement puis laissa une flamme intense réduire le combustible en poussière.
« Je suis le maître et je décide ce que le feu consume.
— Je suis content de t’avoir avec moi. Got aux frontières du Botaan. Mystiques et hermétiques ne seront pas de trop.
— Ne surestime pas mes pouvoirs pour autant, mon frère, le contra Angrad. Je suis le Maître des feux des Profondeurs. Dans le Dharkhangron, la flamme se plie à ma volonté. Ce ne sera pas le cas en surface. »
Kohl médita cet avertissement. S’il n’ignorait rien des périls mystiques, les contrer lui était impossible.
« Gottal Rink au besoin, je suppose, proposa Kohl.
— Non, je te laisserais diriger la troupe, tu excelles dans ce domaine. Je ferais en sorte de me tenir prêt à contrer l’ennemi.
— Comptes-tu emmener de tes Throndi ?
— Non, si tu n’as pas d’objections. J’ai peu de Throndi combattants : ils doivent servir mon fils. Si nous partions avec deux groupes de combat, il faudrait les coordonner. Je refuse que nous ayons à assumer cette charge.
— Je prendrais donc mon Gottal de Karak Naar. Mes Throndi sont coordonnés. C’est une mission de reconnaissance. Deux semaines en surface, au plus. Avec deux patriarches, aucun péril n’est insurmontable. »
Finarin installa entre les deux fauteuils un plateau chargé de pain, de bols de bouillons fumant et de quelques morceaux de fromage. Changeant de sujet, Angrad revint sur le mécanisme de la porte.
« Comment as-tu fait pareil prodige ? s’enquit le seigneur du feu et se rasseyant un bol à la main ?
— C’est le génie de nos neveux et nièces, affirma le Gardien des Serments. »
Après une pause où il goûtât le bouillon de poule du cuisinier, un jus épicé rassasiant, Kohl reprit.
« La forge mystique. Orifra et Noratia percent le secret du pouvoir des pierres. Mais j’imagine que tu le sais mieux que moi.
— J’ai beaucoup visité, dernièrement, l’atelier de nos deux nièces avec maître Dolgrim. Leurs dernières tentatives consistaient à insuffler un schéma dans un diamant. Elles espèrent qu’il adoptera ses formes dans sa formation cristalline. Il est même question que le pouvoir de la pierre vienne à alimenter le schéma, reproduisant sa magie. »
Désorienté par cette explication qu’il n’eût pas saisi, Kohl reprit le fil de son explication.
« C’est Orifra qui a ciselé cette orfèvrerie, dit-il en montrant la clef de malachite. Elle peut pousser sans toucher une pierre sœur, enchâssée dans le mécanisme d’ouverture. C’est le seul élément mystique de la porte. J’ai fabriqué un système de loquet actionné par un contrepoids. J’ai enfermé le mécanisme dans la porte. Il vient la sceller en huit points. La pierre sœur de malachite actionne le contrepoids pour verrouiller et déverrouiller.
— Je saisis, mais la porte pèse au moins une tonne, le contra Angrad. Comment fait-elle pour pivoter si facilement ? Et surtout, comment fait-elle pour disparaître une fois fermée ?
— Helkraal, répondit simplement Kohl. »
Le fils du patriarche bâtisseur était le digne successeur de son père. Les ouvrages du jeune maître étaient aussi impressionnants que géniaux. Le père avait accompli de nombreux exploits grâce à ses immenses pouvoirs sur la roche. Le fils, lui, grâce à sa grande ingéniosité, progressait dans la maîtrise de l’architecture. S’entourant d’une myriade d’artisans fascinés par ses ouvrages d’art, Helkraal lançait autant de chantiers qu’il avait de géniales idées. Chaque déboire rencontré était surmonté par son astuce et son adresse. Helkraal embauchait à tour de bras, enseignant son art. La plupart des nouveaux maîtres bâtisseurs venaient de son école. S’ils ne pouvaient reproduire les chefs-d’œuvre du maître, ils appliquaient ses techniques. L’architecte qui avait fabriqué la porte était de ceux-là. Avec la bénédiction du patriarche, il avait présenté sa réalisation au maître. Helkraal était venu féliciter son élève pour la finesse de l’équilibre du pivot sur lequel la porte tournait. Afin de faire plaisir à son oncle, Helkraal avait usé de ses quelques pouvoirs pour rendre la porte invisible. Kohl avait alors découvert que ce secret était passé du père au fils. Il venait à son tour d’en informer Angrad.
« Ces petits sont nos dignes successeurs ! déclara le seigneur du feu la voix vibrante de fierté. Mon Bazguk construit des édifices qui dépassent mes plus folles visions. Dol Rual est pour eux plus qu’un héritage. Ils sont plus astucieux que nous et plus ambitieux encore. Ils vont transformer la montagne au-delà des plus folles Visions de Duka. »
Kohl leva sa chope pour saluer cette déclaration. Il savait que la reine Volgit était derrière tout cela. Aidée des naines des lignées, elle planifiait consciencieusement tous les grands travaux de Dol Rual. Certes, elle laissait la créativité de ses filles, fils, nièces et neveux échafauder leurs plans démesurés. Mais invariablement, elle les recadrait, toujours en douceur. Kohl l’avait vu à l’œuvre avec sa belle fille. Si Orifra rêvait d’une kyrielle d’expériences à réaliser dans la forge mystique, une fois dîné avec sa tante, elle les avait priorisées selon un ordre bien spécifique. Évidemment, dame Volgit était assez diplomate pour qu’Orifra en fasse elle-même l’inventaire. Invariablement, cette planification s’alignait parfaitement avec l’agenda de la reine.
Une fois le silence revenu, Kohl profita de cette quiétude, vidant son esprit, chaudement installé.
Ce fut Gulnyr qui revint le premier. Kohl lui avait confié une clef de son repaire, ainsi qu’à son frère. Quand la porte d’entrée s’ouvrit, un courant d’air frais chargé d’humidité s’insinua brièvement dans la pièce. Le patriarche vit son guerrier protecteur, à la porte de la salle à manger, saluer en attente d’instruction. Il n’eut nul besoin de demander si Hodrik et Norri le suivaient, car il les entendit pester dans le vestibule.
« Veux-tu bien ranger ton bide, Norri, il n’y a pas de place pour nous trois ici ! S’amusait la voix mordante de Hodrik.
— Nous quatre, tu veux dire, répondirent les croassements de Norri. Ton manche à balai me chatouille les côtes. Range-le ou quelqu’un va trébucher !
— Le manche à balai décoche quatre carreaux en dix secondes. »
Sans même se lever de son fauteuil, Kohl fit un sourire discret à Gulnyr pour qu’il s’occupe de ses compagnons. En retour, celui-ci apostropha les deux guerriers.
« Tenez-vous mieux dans la maison de votre seigneur ! Filez dans l’armurerie vous débarrasser de votre quincaillerie. »
Tandis qu’ils passaient dans son dos, le vieux guerrier ajouta :
« Et vous me déharnacherez ! Montrez le Gnollengrom ! »
Kohl laissa ses trois Throndi s’extirper de leurs armures. C’était un privilège réservé à son foyer. Dès qu’ils quittaient Baraz Khaz, Kohl insistait pour que ses aciers soient prêts au combat. La discipline devait régner. Si le patriarche ne redoutait pas les altercations dans Dol Rual, le port de l’armure à toutes heures et en tous lieux habituait ses nains à ne jamais la quitter une fois la crête de Trud franchie. Kohl montrait l’exemple en ne posant sa plate de pierre et son casque que dans les murs de sa retraite. Au-dehors, il arborait ces symboles de pouvoir, le démarquant des autres guerriers. Mais la vraie raison, c’était un coup de poignard nocturne qui aurait dû lui trancher la gorge s’il n’avait rebondi sur son gorgerin. Depuis cette sinistre expérience, Kohl ne quittait plus son armure, même pour dormir. Évidemment, les premiers réveils avaient été difficiles. Mais à force de persévérance, la maille devenait une seconde peau pour les aciers. Même lui avait fini par s’habituer à sa plate de pierre, venant parfois à oublier qu’il la portait.
Dans l’armurerie, les guerriers se mirent à l’aise, rivalisant d’obséquiosité envers la barbe de Gulnyr. Hodrik raillait gentiment son aîné par une déférence dégoulinante, décrivant en détail la graisse parfumée qui maculait sa pilosité faciale. Quand ils entrèrent dans la salle à manger, Kohl, l’air grave et concentré, fit comme s’il n’avait pas entendu leurs taquineries. Il était bon que la camaraderie habite un Gottal, mais le patriarche ne tolérait pas les manquements au Gnollengrom. Aucune moquerie sur aucune barbe n’était tolérée. Ses Throndi le savaient et pensaient avoir été discrets. Kohl ne les détrompa pas.
« Mes fidèles aciers, s’exclama-t-il en quittant sa chaise. Got Ungdrin Ankor. Nous partons patrouiller aux frontières du Botaan. »
À cette annonce, les regards se firent durs. Toute frivolité avait quitté les guerriers dès que le patriarche avait prononcé le nom honni.
Kohl avait pour Tâche d’évaluer les alliés et les ennemis du peuple nain. Le tyran du Botaan, Gog, l’ogre-mage, était le pire de tous les fléaux à ses yeux. Mais le dévoreur ne serait pas le but de leur mission cette fois, aussi leva-t-il les mains pour réclamer le calme.
« L’heure n’est pas à l’ennemi. Nous devons surveiller les menaces autour de Migdhal Khatûl. »
Tandis qu’il finissait d’exposer leur mission aux premiers arrivants, la porte s’ouvrit de nouveau, laissant apparaître Gofnyr. Il pénétra à son tour dans la retraite du patriarche, accompagné des deux étains. Sans un mot, les trois nains se débarrassèrent de leur matériel dans l’armurerie avant d’entrer dans la salle à manger. Se joignant aux autres Throndi, Gofnyr prit la parole.
« Seigneur ! Nous avons été retardés par de bonnes nouvelles. »
Sur un assentiment de Kohl, le guerrier continua.
« Le puits numéro cent douze est entièrement nettoyé. Les mines sont de nouveau nôtres. Kramir a plus d’informations si vous désirez les entendre. »
Kohl apprécia que ses Throndi lui rapportent la nouvelle. Les mines reliées à son Khaz étaient sous sa protection. Il en tirait les matières premières indispensables à l’activité de ses artisans, sans compter la roche-feu qui alimentait presque tous les feux de Baraz Khaz. Une infestation massive des galeries principales par des créatures des profondeurs avait contraint le prince Kilond à évacuer tous les mineurs puis à déployer ses guerriers. Gofnyr et Kramir étaient de ces nains : les combattants des tunnels. Rapidement, ils avaient repris les trois galeries principales, exterminant les vases. Mais ces créatures gélatineuses infestaient aussi les puits secondaires. Elles surprirent les mineurs reprenant le travail. Ce tragique épisode infligea un lourd tribut aux maisons. Les combattants des tunnels retournèrent au combat, traquant les moisissures rampantes. Toujours sur le pied de guerre, investissant les galeries au moindre soupçon, Kramir et Gofnyr participèrent à cette incessante guérilla.
Ce fut aussi la première véritable opération militaire de Kilond, qui força l’admiration de son père. Le prince écouta longuement les mineurs et les miliciens qui assuraient leur sécurité, tandis que des commandants plus anciens jetaient leurs nains à l’assaut des galeries. Quand la seconde vague de vases préleva le lourd tribut, le jeune prince décida de prendre les choses en main. Il installa un état-major dédié avec des vétérans au cœur des mines. Il s’aida des cartes des mineurs pour mener la contre-offensive. Sécurisant chaque reconquête, quitte à condamner des galeries, les Gottal du prince débusquèrent des passages naturels inconnus des mineurs.
Plus que de prouesse martiale, le prince nain avait fait montre de stratégie. Bien sûr, ce vieux briscard de Garagrim était aux côtés du prince. Kohl constata que son fils savait bien s’entourer. Si Kilond avait combattu pour défendre l’état-major, le patriarche apprécia que son fils ne se jette pas dans la bataille. Le prince n’avait pas encore engendré de descendance, tout risque lui était donc interdit. Garagrim le savait, il avait donc organisé la garde rapprochée de Kilond.
Kohl connaissait la campagne dans ses moindres détails, s’en entretenant avec son fils depuis le début des opérations. Il en connaissait aussi le dénouement, mais n’en laissa rien paraître, conscient du plaisir que ses deux Throndi avaient à le lui rapporter.
« Prenez place, nous écouterons Kramir en mangeant, annonça Kohl. »
Le patriarche s’installa en premier autour de la table, aidé par les deux frères acier. Ensuite, Angrad s’installa à la place d’honneur aidé par Finarin. Puis le Gottal prit place par ordre de longueur de barbe. Kohl aimait que l’on respecte les règles de bienséance à sa table. Angrad semblait agacé par ces manières, mais Kohl n’en tint pas compte. Une fois le Gottal installé, il indiqua d’un geste à Kramir de prendre la parole.
Finarin amenait sur la table une grande marmite de bouillon et une grosse miche de pain nain. Boudin, charcuterie et fromage suivirent tandis que Kramir se leva.
« La bataille est finie, seigneur, lança ce dernier en fixant avec enthousiasme son Gromthi. Le prince Kilond démobilise les Gottal. La dernière poche de vase a été nettoyée hier soir. »
Kramir s’arrêta à peine assez de temps pour boire une grande gorgée de bouillon tant son excitation était grande. Kohl s’en réjouit, désolé de devoir le renvoyer en mission si tôt.
« Le puits cent douze avait pourtant été nettoyé à maintes reprises, continua Kramir. Toujours, les vases revenaient en nombre. Le prince a méticuleusement isolé ce boyau, afin que nous sécurisions les environs. Je n’étais pas du Gottal qui a fini le travail, mais c’est mon escouade qui a découvert l’océan souterrain. »
Incrédules, les nains autour de la table se mirent à réclamer des détails. Cela permit à Kramir d’avaler encore quelques gorgées de bouillon avant de mordre avidement dans une tranche de pain.
« Il se trouve au nord de Dol Rual dans les profondeurs du Dharkhangron. Les maîtres mineurs pensent qu’il est si profond qu’il doit toucher le corps d’Ajax. Quand nous l’avons découvert, enfin une de ses poches supérieures, son niveau rebaissait. Les conseillers du Prince Kilond pensent que les étranges marées de cet océan phréatique ont récemment gonflé. Les vases auraient été poussées vers la surface, investissant nos mines. Le cent douze a été retrouvé couvert de drôles d’animaux à coquilles. La marée a dû le noyer un moment. »
Kramir remplit son écuelle de fromage et de charcuterie tandis que tous digéraient la nouvelle.
« Toujours est-il que le prince n’a pas démonté son état-major, reprit-il entre deux bouchées. Le vieux Garagrim reprend le commandement avec ordre de poursuivre la surveillance. Le prince Kilond, pour sa part, s’occupe personnellement des investigations sur l’océan souterrain. »
Brusquement, Gofnyr se leva en brandissant sa chope.
« Buvons à notre victoire, clama-t-il, aux vaillants combattants des tunnels et au brillant prince Kilond ! Célébrons sa première glorieuse campagne ! »
Le Gottal se leva, brandissant chopes et godets. En trinquant, les nains crièrent de bon cœur.
« Kazak Ad ! »
D’un seul trait, les six Throndi vidèrent leurs chopes, avant de se rasseoir en se congratulant.
Face à Kohl, Angrad leva sa chope à l’adresse de son frère qui lui rendit son geste.
La discussion se fit bruyante autour de la table, le Gottal parlant fort sur plusieurs conversations. Gofnyr et Kramir, les deux vétérans de la campagne, étaient, bien sûr, apostrophés à tout bout de champ. Ils se lancèrent dans un récit décousu débordant de combats, de blessures, de victoires. Les commentaires allaient bon train, tant pour faire ravaler à Gofnyr ses exagérations que pour exhorter Kramir à dévoiler ses blessures.
Finarin continuait d’alimenter continuellement la table, cette fois en rôtis de porc et champignons grillés. Le Gottal, lui, engloutissait la nourriture bon train. Kohl n’était pas en reste, naturellement doté d’un solide appétit. Angrad aussi dévorait à belles dents les miracles culinaires sortant des fourneaux du brave nain d’or. Finarin était chef de grand talent, et tous autour de la table le complimentaient à chacun de ses passages. Hodrik s’était levé pour aider le cuisinier. Accoudé au tonneau en perce, il remplissait les choppes alentour.
Puis ce fut au tour de Gofnyr de montrer ses blessures. Le patriarche sourit en voyant son frère Angrad, pourtant grand seigneur et digne initié des mystères, scander avec les autres le nom du percutant acier tandis que celui-ci refusait de dévoiler une blessure mal placée.
« Je cède, nains voyeurs, les apostropha Gofnyr. Mais je vous préviens, si ça vous coupe l’appétit, je finirais vos assiettes ! »
Railleries et encouragements moqueurs s’élevèrent de la table tandis que le guerrier exhibait son derrière. Une vilaine brûlure cicatrisant mal dévorait toute sa fesse gauche. Elle était profonde et la peau peinait à se régénérer. Par endroit, il semblait à Kohl que les muscles de son Throndi étaient percés de trois pouces. Dévoilant ses fesses à l’assemblée, Gofnyr raconta sa mésaventure.
« En fin de ronde, on a eu le droit à un peu d’animation. Les mineurs avaient repéré quelque chose, alors le Gnol nous a envoyé vérifier. Les bougres avaient raison, puisque nous sommes tombés sur des gelées ocre. Ces saletés ont roulé jusqu’à nous, attirées par nos torches. On s’est lancé dans la bataille avec mes gaillards, histoire de trancher dans le tas.
Mais ces sales bêtes supportent bien le couteau, et très vite il y en avait plus trois, mais neuf. Du coup, elles étaient plus petites. Alors moi, malin, je sors le piège à vase en roche-feu que Kramir m’avait bricolé. Ni une ni deux, je le déploie pendant que les autres me couvrent. Pas vingt secondes après, le boyau était noyé de flammes. On a balancé tous nos sacs de chaux dans le brasier pour cramer ces saletés. »
Le guerrier s’accorda un moment de répit pour s’hydrater le gosier, y faisant couler une bonne rasade de bière. Puis, engouffrant des dés de rôti, il les croqua à belles dents. L’auditoire s’insurgea contre cette coupure, forçant le guerrier à reprendre le cours de son histoire.
« Entre la chaux et la roche-feu, la fumée était tellement épaisse qu’on aurait pu la couper à la lame. On s’est réfugié dans la galerie voisine en bouchant le passage. On a attendu patiemment que ces sales bestioles finissent de crever : le feu pour dévorer la gelée, la fumée pour asphyxier les survivants. Au bout d’une heure, on a décloisonné pour fouiller la zone. »
Pendue à ses lèvres, l’assistance attendait la suite.
« Et on les avait bien cramées, sourit Gofnyr. »
Kohl s’associa à ses Throndi pour exhorter son acier à faire tomber le suspense.
« Toutes, sauf une… Et il n’en restait pas grand-chose. Elle était pratiquement morte. On a quadrillé la zone en la manquant, à cause de la fumée. À un moment, je me suis assis et ce n’était vraiment pas au bon endroit, déclama l’orateur en désignant sa blessure ! »
Toute l’assistance partit dans un grand fou rire, tandis que Gofnyr ajoutait :
« Je me suis vengé tout de suite, puisque la bestiole n’a pas supporté mon poids. Je n’ai jamais sauté aussi haut de ma vie ! Ces bêtes là sont faites spécialement pour vous ronger la chair, et elle m’aura rongé quasi jusqu’à l’os.
J’ai été évacué au dispensaire tout de suite, sinon j’y aurais laissé une fesse. Les apothicaires ont fait des miracles, mais je dois me tartiner de crème trois fois par jour.
Conclusion, faites bien attention où vous posez vos fesses dans les tunnels ! »
Applaudissant la chute, les Throndi saluèrent l’exploit en l’arrosant de bière. Kohl, quant à lui, décida de s’entretenir avec son guerrier après le repas. Pour repartir en mission, son rétablissement devrait être en meilleure voie. Le patriarche jugeait la blessure trop profonde.
Le reste du repas se poursuivit dans une bonne ambiance. Les nains le finirent avec appétit, sachant qu’ils seraient rationnés dès le lendemain. Pendant le Gotten, ils n’auraient majoritairement droit qu’à pain et fruit sec. Kohl prenait un de ses derniers repas décents avant la prochaine lune d’automne. Les soucis viendraient bien assez tôt, il profita donc de cet instant en bonne compagnie.
Gulnyr et Gofnyr, les deux frères, animaient l’assemblée de leur jovialité habituelle. Ces deux farceurs étaient très appréciés dans les Gottal. Leurs redoutables compétences martiales étaient recherchées autant que la gaieté qu’ils apportaient autour des feux de camp.
À son coin de table, Norri tirait quelques notes de musique d’une flûte à bec, accompagnant les chutes des deux frères acier. Il remplaçait Hodrik au baril, se servant largement au passage.
Hodrik et Durbar étaient plongés dans une conversation animée, discutant déjà les détails de l’expédition. Kramir riait des plaisanteries des deux bateleurs avec Finarin qui les avait rejoints. Les deux compères débarrassaient la table en vidant les assiettes dans un grand seau. Les restes iraient aux cochons qui engraissaient à bonne distance en contrebas.
Finalement, Kohl fut rejoint par Angrad, et ils s’en retournèrent devant la cheminée. La roche-feu crépitait, cassant sous l’action de la chaleur. Ces minéraux, une fois portés à haute température, libéraient une grande quantité de chaleur.
Kohl sortit sa pipe en invitant son frère à faire de même. Kohl bourra sa pipe de tabac bleu sorti d’une blague pendue à son fauteuil, qu’il tendit ensuite au seigneur du feu.
Tous deux restèrent silencieux quelque temps, profitant de la chaleur dispensée par la cheminée. Angrad faisait des ronds de fumée en s’aidant de ses pouvoirs. Il exhalait de ses narines des vapeurs aux formes complexes qui déambulaient autour de lui, animées d’un mouvement propre. Le seigneur du feu jouait sur leurs couleurs et leurs formes, tandis que la fumée des pipes commençait à former un léger brouillard au plafond.
Bientôt, tous les nains furent regroupés autour du frère de Kohl pour assister au spectacle. Finalement, le patriarche initié se retourna vers Kohl pour le questionner.
« Avec tous les efforts que tu as déployés pour maintenir ton repaire secret, comment te débrouilles-tu pour avoir une table si bien garnie ? Une habitation engouffrant tant de victuailles ne passe pas inaperçue dans les registres. »
Kohl hocha la tête. Il avait effectivement beaucoup œuvré pour se fondre dans le paysage. Appelant son cuisinier, le patriarche lui demanda d’éclairer la lanterne de son frère.
« Pour rester discret, il faut faire simple, seigneur. L’astuce est nainfantine. Les jeunes naines et nains mangent habituellement sous la table, y compris dans votre Khaz, n’est-ce pas ? »
Alors qu’Angrad acquiesçait, Finarin continua.
« Dans ma famille, et, je suppose, les vôtres aussi, on voit souvent de petits gourmands tâtonner à l’aveuglette pour chaparder de la nourriture. Et comme nous cédons tout à ces petits fripons, nous la leur poussons dans les mains. »
Angrad suivait toujours, mais son visage indiquait clairement qu’il ne voyait pas le rapport avec sa question.
« Et bien c’est pareil, sauf que nous sommes au-dessus de la table… »
Finarin riait de sa plaisanterie alors que le seigneur du feu s’indignait :
« Quoi, vous chapardez dans les réserves de la caserne ?
— Bien sûr que non, seigneur. Mais quelques-uns de nos gens de la réserve sont au courant. Il y a un système de monte-charge à corde caché dans la paroi. Comme mon seigneur Kohl a veillé à l’installation de ses maîtres artisans, ils lui rendent service. Une partie de leurs productions, non réquisitionnée par les besoins de la caserne, monte directement dans ma réserve.
J’ai une grande pièce, là derrière. Tout y est stocké : le fromage, les salaisons, les victuailles qui se tiennent, jusqu’au tabac de mon seigneur. Je tiens un registre très rigoureux de mon magasin, avec interdiction formelle d’y pénétrer. Quand je prévois de cuisiner quelque plat et qu’il manque des ingrédients, j’en informe l’officier des stocks de la caserne.
Tolkgrim est dans la confidence. Une vilaine blessure le tient à l’écart des champs de bataille. Du coup, il s’est reconverti. Tatillon et sévère, son entrepôt est un véritable coffre-fort. Gare aux resquilleurs qui tenteraient d’y chaparder quoi que ce soit. Tolkgrim tient un registre lui aussi et il a formé la plupart des sergents. S’il manque le moindre reste de saucisson, c’est toute la caserne qui doit le retrouver ou subir ses foudres. Son fils, Thorri, est un petit filou. Le père est acier, mais il a demandé une progéniture or au seigneur Aradin. C’est ce sacripant qui me procure les articles que son père n’a pas en stock. Il est capable de tout dégoter, je ne sais franchement pas comment il fait.
Le petit est prometteur, seigneur, dit Finarin en s’adressant cette fois à Kohl. Ses méthodes d’acquisition me sont inconnues, et je crains qu’il ne se mette dans des situations fâcheuses. Nous devrions veiller sur le petit, lui éviter les ennuis et cultiver ses aptitudes. Un nain comme lui pourrait être très utile dans les Gottal. D’ici à ce qu’il devienne adulte, nous devrions pouvoir en faire un bon guerrier et un roublard serviable. »
Kohl soupesa la requête de son cuisinier. Ce dernier se faisait du souci pour ce petit, tout en voyant des qualités que cherchait le patriarche. Il faudrait avant tout s’entretenir avec le père, mais Kohl avait bien envie de rencontrer le jeune Thorri.
« Il pourrait un jour intégrer un Gottal, dis-tu ?
— Sans nul doute seigneur. Bien sûr, impossible de dire s’il fera un bon guerrier. Mais il a des prédispositions pour la débrouillardise. Dans les missions délicates, c’est un avantage que d’avoir un futé dans le groupe.
— Entendu, conclut Kohl. Je verrais Tolkgrim et son fils. Qu’il le préserve des ennuis. Distribue le périssable à la garnison. Je préfère nourrir mes vaillants Throndi que les cochons. »
Alors que Finarin partait exécuter ses ordres, Kohl se retourna vers ses autres Throndi.
« Got Nu. Gulnyr et Hodrik, partez pour Talag Khaz. Interrogez les chevaucheurs de griffons. Nous passerons sous Karak Dron. Récoltez les derniers rapports sur Karak Naar. »
Sans plus attendre, les deux nains filèrent à l’armurerie se rééquiper.
« Norri, Durbar, passez aux entrepôts principaux. Finarin fera une liste des victuailles. Vous compléterez avec le matériel nécessaire. Prévoyez large. Nous parcourrons Dharkhangron et Gazangron. »
Attendant quelques instants que les deux Throndi rejoignent Finarin aux cuisines, Kohl fit signe aux deux derniers de s’approcher.
« Kramir, Gofnyr, rejoignez Khaz Khazul. Cherchez les nouvelles du creusement de l’est. Avant, visitez Valag Khaz. C’est un ordre. Vos blessures sont sérieuses. »
Kohl arrêta d’un geste les récriminations que ses Throndi allaient formuler.
« J’ai été blessé plus que ma part. Je connais le sérieux de vos lésions, les sermonna le patriarche. Récupérez du baume pour vos plaies.
— Je peux les conduire auprès de Dame Bolka, proposa Angrad les joues légèrement rouges. J’ai des affaires mystiques à traiter avec notre sœur, en rapport avec la prochaine cérémonie. Comme je ne pourrais y assister, j’aimerais lui en toucher deux mots.
— C’est fort généreux, murmura Kohl soulagé. Demande-lui cette faveur, s’il te plaît. Qu’elle s’occupe de mes deux valeureux Throndi. Avec ses cataplasmes miraculeux, ils seront remis d’ici à notre départ.
— Très bien, j’emmène tes deux guerriers à l’hôpital. Si vous souhaitez donner le change, vous n’aurez qu’à prétendre m’escorter jusqu’à Dame Bolka, conclut Angrad en s’adressant aux deux blessés. »
Kramir et Gofnyr parurent soulagés d’ainsi masquer leur faiblesse. Si Kohl comprenait que leur fierté le leur interdisait, il fallait tout de même visiter le dispensaire en cas de besoin. Les blessures que lui et ses nains montraient étaient autant de failles exploitables par l’ennemi. Mais parfois, la fierté confinait à la stupidité. Toute blessure sérieuse devait être soignée par un apothicaire. Ce comportement pragmatique n’était pas acquis au sein de ses Gottal, aussi réprimandait-il tout manquement. Voyant ses Throndi tout penauds, Kohl considéra que le message était passé. Il se leva à son tour pour les rejoindre dans l’armurerie.
Alors qu’il déposait son manteau d’hermine, Angrad questionna Kohl à nouveau.
« Et toi mon frère, où te rends-tu ?
— Visiter mon fils. Le tenir informé de ma mission. Me plonger dans mes notes.
— Des notes sur quoi ? demanda Angrad intrigué.
— Le Botaan ! »
Kohl avançait à travers les artères qui quadrillaient son Khaz. Il avait embarqué à bord d’une barge marchande non loin de la porte des promesses. Le patriarche avait pris place à l’arrière du bâtiment avec quelques autres passagers. Devant lui, un chargement conséquent de jarres était calé dans des logements creusés à même la pierre. La chaleur de la lave fluide s’élevait en volutes de vapeur tandis que la barque suivait le courant. Taillée dans une roche basaltique, elle emmagasinait peu de chaleur. Pourtant, il fallait tout de même porter des bottes de cuir pour ne pas être inconfort par le sol surchauffé.
Le large fond plat dérivait sur le canal magmatique principal de Baraz Khaz. Bazguk l’avait installé il y a peu et plusieurs ponts en construction l’enjamberaient bientôt. Peu de barges similaires naviguaient sur le chenal, les chantiers de Khaz Zharr mettant plusieurs saisons à tailler ces mastodontes. Ils pouvaient convoyer, au gré du courant, jusqu’à quatre cents tonnes de matériel. La plupart des canaux secondaires étaient en cours de creusement.
Le prince Kilond retardait les travaux de Bazguk, ne souhaitant pas inonder de lave le Khaz avant que les ponts principaux et secondaires ne soient opérationnels. Kohl était du même avis que son fils, car la coulée ardente qui barrait Baraz Khaz empêchait aujourd’hui de traverser aisément d’une rive à l’autre. Les ponts étaient la priorité des bâtisseurs de leur maison, d’autant plus que les canaux rendaient de grands services. Si pour l’instant, les barges remontaient difficilement le courant, elles permettaient déjà le transport aisé des charges lourdes, principalement les minerais qui transitaient par Baraz Khaz avant de descendre vers Khaz Grungraz : la cité forge de Tarak.
Ce projet était d’autant plus important que les nains n’avaient aucune compétence pour naviguer sur d’autres liquides. Kohl, qui avait beaucoup voyagé, avait descendu le grand fleuve de l’ouest sur un bateau de bois. La navigation sur l’eau ou la lave n’était pas tellement différente, selon l’appréciation du patriarche. Mais si les nains savaient tailler la pierre, ils ignoraient tout du travail du bois. Kramir était peut-être l’un des premiers ébénistes du peuple de Duka. Il avait pratiqué avec les artisans de Stygia, le bois étant sans conteste le matériau central de leur cité, les stygiens n’étaient pas, en cela, différents des autres peuples : toutes les cités de cet Âge étant faites en bois. On pouvait y trouver de la pierre, bien sûr, mais rarement en grande quantité et jamais en hauteur. Pour cette raison, les nains nommaient Elgraz tout ce qui était construit par les autres peuples. Les constructions de bois brûlaient et pouvaient être mordues par le fer et l’acier. Surtout, il était impossible de construire durablement avec ce matériau. Il faudrait, à chaque génération, reconstruire les maisons, et aucun pont digne de ce nom ne pourrait enjamber les vides du Dharkhangron.
Voilà quelque cinq cents ans que le peuple Duka travaillait sans relâche pour bâtir leur cité. Il était inconcevable à Kohl que ce qui était bâti durant cet Âge ne survive pas aux Âges futurs.
La barge passa sous un des deux grands ponts surplombant le chenal. Ce large édifice était chargé de manœuvriers poussant leur chargement. Au passage du navire, la plupart des nains s’arrêtèrent pour contempler le spectacle. La barque de pierre dérivait au gré du courant contrôlé par les machines de Bazguk. La vision de ce long bloc de pierre flottant sur une rivière de lave était stupéfiante. Quand Kohl avait été invité à la première ouverture d’un canal, dans le Khaz Zharr, il avait été très impressionné. Angrad, Bazguk et Gilaed portaient la technologie naine à un niveau remarquable.
Tandis que son embarcation poursuivait sa course lente le long du canal, le patriarche échangeait quelques mots avec les marchands assis à l’arrière. La réouverture des mines était la principale nouvelle. Écoutant les Urbari discuter de leurs affaires, Kohl apprit que les dettes d’or s’accumulaient. Les artisans avaient perdu des mois de travail, suite à la fermeture de la mine. Les stocks de minerais s’amenuisant, leur production avait suivi, peu de dettes d’étain avaient été reportées durant cette période. Les bras besogneux sans travail s’étaient loués auprès des ors, principalement dans les champignonnières des gouffres nord. L’or avait donc remplacé l’étain sur les marbres de compte. Les familles croulaient sous les dettes d’or alors qu’il leur fallait magasiner les réserves d’hiver au cours du prochain mois. La situation était inédite depuis que l’orateur avait monté son commerce. Elle mettait les trois marchands en émoi, sans que Kohl arrive à saisir pourquoi.
Les marchands étaient globalement mal vus au sein du peuple de Duka. Contrairement aux autres artisans, ils ne fabriquaient rien de leurs mains. Leur métier consistait principalement à apporter les denrées nécessaires d’un maître nain à un autre. Contrairement à la majorité de ses Throndi, Kohl ne méprisait pas les Urbari. Le transit de marchandise était au cœur de ses préoccupations de stratège quand il organisa sa cité. Il lui était aussi indispensable de prévoir les stocks de denrées et de victuailles, en cas de siège ou pour établir la ligne d’approvisionnement d’une campagne militaire. Le temps où les douze pouvaient défaire des cités entières était révolu. Leur population avait explosé, les enceintes renfermaient de nouveaux quartiers, et leurs armées avaient cru en nombre et en expérience. S’il fallait porter le fer hors de l’Ankor Dawi, le Drangthrong devrait se mettre en marche. Pour cela, il faudrait penser à mille et une choses, comme le ravitaillement des nains, mais aussi l’entretien des armes, des armures… Le Drangthrong devrait quitter Dol Rual et il faudrait veiller à ce qu’aucun Vongal ne vienne couper son lien avec la cité.
La barge finit par accoster aux docs du grand marché de Baraz Khaz. Plusieurs dockers la manœuvraient à la corde et au cabestan pour la faire accoster en douceur. Le ponton de pierre noire était un ajout tardif au marché hexagonal qui entourait un des piliers de la cité de Kohl. Il avait initialement fait construire cette vaste structure pour abriter les magasins généraux de toute sa maison. Le patriarche avait prévu, au Premier Âge, d’organiser ses Throndi comme une armée, centrée autour de ses guerriers. Il en avait été ainsi pendant ses cent premières années de règne. À l’époque, Kohl les connaissait tous par leur prénom. Leurs occupations ne lui étaient pas inconnues, car il participait activement à la vie de son Khaz. À la fin du Premier Âge, la maison de Kohl était forte de cinq cents nains. À présent, elle en comptait cent fois plus. Le patriarche avait été dépassé, incapable de regrouper sa maison autour de ses guerriers comme il l’avait initialement prévu. Heureusement, Kilond et sa mère Volgit avaient restructuré le Khaz et réorganisé ses habitants. Les différentes familles avaient été regroupées par quartiers. Chaque quartier était géré par ses anciens et comptait des familles d’or, d’étain et d’acier. L’ordre régnait dans Baraz Khaz, quoique sous une autre forme. Kohl avait alors décidé de se dédier à ses obligations de patriarche.
L’agitation alentour lui apprit qu’il pourrait bientôt débarquer. Le patriarche quitta ses réflexions pour observer la manœuvre. Après quelques minutes à maintenir l’embarcation sans dérive, les habiles dockers, en tablier de cuir, avaient réussi à amener le bord du navire contre le ponton. La pierre de l’embarcation crissa doucement contre la roche du port. Kohl débarqua sur le quai, au milieu des manœuvres, tandis que des grues à contrepoids hissaient les amphores hors de la barque. Fendant la foule de nains qui transbordait marchandises et produits jusqu’au pied des grands entrepôts où artisans et marchands négociaient, Kohl contourna l’édifice qui abritait jadis les fournitures de sa maison. Les vastes salles étaient aujourd’hui pleines à craquer. Le patriarche avait pourtant prévu largement, faisant bâtir une structure en six parties distinctes, chacune profonde de trois salles. Un espace circulaire entre le pilier et les hangars permettait la circulation d’une salle à l’autre. Aujourd’hui, trois salles supplémentaires avaient été creusées par section. L’espace central avait été aménagé de plateformes encombrées d’échoppes en tout genre. Kilond avait insisté pour que les artisans, les commerçants et les marchands s’approprient l’endroit. Si Kohl y voyait une vaste zone désorganisée, ses Throndi en avaient fait le quartier le plus vivant de Baraz Khaz.
Passant l’échoppe d’un prêteur sur gages, Kohl chercha le magasin général. En effet, plusieurs salles étaient réservées à l’usage exclusif de sa lignée. Kilond avait installé, dans l’une d’elles, un tribunal pour juger les différents commerciaux. Une autre abritait une salle forte où l’on collectait l’impôt des échanges tandis que les autres étaient aménagées en grands entrepôts. Une partie des gens du prince officiait ici. Kohl souhaitait les trouver pour demander une chaise à porteurs. S’il détestait ce moyen de transport, il reconnaissait néanmoins son intérêt. Ces engins, manœuvrés par quatre solides gaillards et précédés d’un héraut, permettaient de circuler rapidement dans la foule. Les rues de Baraz Khaz étaient bien ordonnées, mais elles étaient aussi souvent bondées. Les officiels attachés à sa lignée lui permettraient de rejoindre la citadelle en toute quiétude. En tant que patriarche, il avait un pouvoir important sur ses sujets. Quand il déambulait en ville, il était souvent accosté par quelques vieux nains se rappelant à son souvenir. On lui demandait aussi souvent de trancher des différends, mais les anciens des quartiers tenaient à présent ce rôle et Kohl n’entendait pas court-circuiter l’administration en place.
Le patriarche n’avait été que peu approché pour l’instant, grâce à son trajet en barque. Mais maintenant qu’il déambulait dans le marché, plusieurs Throndi lui avaient demandé de départager leurs différents, malgré la cour de justice non loin. Kohl utilisa un artisan cupide venu solliciter son jugement pour qu’il le mène au tribunal. Alors qu’il y pénétrait, la séance cessa immédiatement. Les Throndi s’étaient levés, saluant leur patriarche.
« Reprenez vos affaires, les invita-t-il en se rapprochant des gens de son fils. Je n’ai besoin que d’un officiel. »
Abandonnant son guide auprès des magistrats, Kohl rejoignit un officier qui le suivit dans une section interdite aux requérants. Quand il lui eut exposé ses intentions de se rendre à la citadelle, le zélé serviteur fit appeler une chaise et une escorte. Afin de ne pas être dérangé, le patriarche accompagnerait le convoi y amenant les tables d’archives ainsi que l’impôt en biens et fournitures. Kohl accepta, s’installant parmi l’auditoire en attendant l’heure du départ. Insistant sur son rôle de spectateur, le patriarche enjoignit les juges à poursuivre leurs arbitrages. Les querelles départagées dans ces murs parurent futiles au patriarche, et il se félicita de ne plus avoir à trancher de telles questions. Si elles lui paraissaient superficielles, elles revêtaient une importance considérable pour les requérants.
Moins d’une heure après son entrevue, Kohl put rejoindre le convoi : deux chariots tirés par des formiens dressés, escortés par dix guerriers. Kohl reconnut le sergent du Gottal, le vieux Algrimir Pied-Sûr, un vétéran des expéditions militaires dans les montagnes Sud. Renvoyant la chaise à porteurs, le patriarche se positionna en queue de colonne avec le vétéran. Il ne craignait pas d’être interpellé dans un convoi militaire.
Le dresseur lança les fourmis géantes en avant, le convoi s’ébranla en direction de la citadelle. Tandis qu’Algrimir saluait son patriarche, Kohl lança la conversation. Pendant une demi-heure, il prit des nouvelles de son Throndi. Le vétéran ne quittait plus l’Ankor Dawi depuis une cinquantaine d’années. Après qu’il eut réchappé à la mort dans les geôles de Gorgrond, la cité des cyclopes, il put revenir au pays contre rançon. Il s’était alors tourné vers la formation et l’encadrement des jeunes guerriers. N’étant pas maître d’armes lui-même, il se cantonnait dans un rôle subalterne, enseignant le mur de bouclier et la marche coordonnée. Algrimir avait été un combattant pugnace et un excellent chef d’escouade, mais Kohl connaissait aussi la rancœur tenace que son Throndi entretenait contre ses anciens geôliers. Comme beaucoup de vétérans, il avait de nombreux compagnons de taverne et suivait toutes les nouvelles et les derniers potins concernant les cyclopes. Ainsi, Kohl le lança-t-il sur le sujet. Le vétéran commença à en entretenir son Gromthi.
« J’ai ouï dire, par des Kazhunki Ongrun, que la guerre fait rage au sud, commença Algrimir. Ce sont des mercenaires venus s’équiper auprès des Izril Gronti à Kazad Agril Varn. Ils ont séjourné quelques jours dans la cité du lac d’argent, puis ils ont investi une de vos Tiwaz, seigneur. Ils cherchaient du travail, et pourquoi pas auprès de votre lignée. Un de leur émissaire sera d’ailleurs reçu par votre fils dans les prochaines semaines.
Pour l’heure, ils dépensent leurs richesses en engloutissant bière et pain qu’ils payent fort bien. Comme tous les nouveaux venus, plusieurs vétérans et un Gottal les surveillent, dont le mien. J’ai pu partager leur table et discuter avec eux. Un novice du culte des ancêtres m’accompagnait. Le clergé suit ses visées mystiques, mais il était plus facile de discuter avec ces mercenaires assistés d’un lettré. »
Tandis que le vieux mercenaire contait son histoire d’une voix rocailleuse, le convoi traversait une route surplombant les faubourgs. Le quartier était bâti sur les bords d’un gouffre d’où remontaient les eaux pures des profondeurs. La route empruntait un large pont enjambant le gouffre qui s’appuyait sur trois solides piliers maçonnés. L’ouvrage était titanesque, le patriarche Grondinar l’avait pourtant achevé en à peine trente ans. La route était fortement usitée et le héraut à l’avant jouait de la voix et du cor pour leur ouvrir un passage. Sous l’arche, les porteurs d’eau remontaient des amphores pour en faire commerce. Le patriarche mesura qu’il leur restait une heure de trajet. Il relança la conversation.
« Je ne connais pas ces Kazhunki sudiens, commenta Kohl. À quoi ressemblent-ils ?
— À un petit peuple éphémère, seigneur. La rigueur de nos montagnes ne leur convient guère, non plus qu’à leurs bêtes. Le poil mange tous leurs corps, mais ils doivent rajouter deux à trois couches de fourrure pour quitter l’auberge. À l’intérieur, il fait une chaleur de forge, mais eux semblent encore avoir froid. Leurs bêtes sont, elles aussi, très frileuses, mais ils en prennent grand soin. Ces animaux bipèdes me sont totalement inconnus. Ce sont des carnivores qui ont un appétit féroce, comme leurs maîtres. Leurs coutumes sont très étranges : ils n’utilisent aucun mobilier. Le novice m’a rapporté que l’un d’entre eux est un chaman. Ils vénèrent des esprits. Je pense qu’ils appartiennent aux bosquets.
— Les défis et autres altercations amicales sont usuels dans le quartier des mercenaires. Que valent-ils au combat, s’enquit le patriarche ?
— Difficile à dire. Ces mercenaires-là ne cherchent pas beaucoup la bagarre. C’est assez reposant de les surveiller, ricana le vétéran. Par contre, ils font beaucoup de jeux d’adresse et de lancer. Je les crois tirailleurs, ils sont aussi très discrets.
— Parfait pour des estafettes ou des éclaireurs, déduisit le patriarche. Encore faut-il leur faire confiance. Kilond en jugera bientôt, m’as-tu dit ?
— Oui seigneur. Leur chaman est reçu auprès du clergé et les mères s’entretiennent avec lui. Kilond recevra leur chef quand elles en auront terminé. Mais ce sont tout de même des gens des bosquets : leur cœur est trop changeant. Difficile de compter sur eux pour s’en tenir à une stratégie, mes avis. Quoi qu’il en soit, ce sont de bons informateurs.
— Que t’ont-ils raconté ? interrogea Kohl, cette fois piqué d’intérêt.
— Rien gratuitement, ce sont donc bien des mercenaires ! plaisanta le vieux guerrier. Heureusement qu’ils ne tiennent pas la boisson, sinon ma solde y serait passée. Mais le tonneau en perce a été largement remboursé. Ils m’ont rapporté que la guerre a éclaté entre Gorgrond et les elfes de Thingaz Gorak ! »
Suspendu aux lèvres de son Throndi, Kohl lui fit signe de conter son histoire sans omettre de détails.
« Ces chevaucheurs ont quitté leurs terres au sud de Gorgrond après que les cyclopes y aient mené des raids. Ils avaient dans l’idée de les piller en retour, mais ont découvert une grande armée. Ils m’ont décrit plusieurs bannières de puissants Utman. Il semble que la guerre civile qui faisait rage au sein des Cyclades ait pris fin. Les seigneurs de guerre ont uni leurs bannières. Les mercenaires sudiens ont suivi l’armée pour harceler son ravitaillement. Mais ils ont dû vite s’enfuir au nord-ouest, pour finir par devancer l’armée des Utman. »
Cette information retint l’attention de Kohl. Les cyclopes étaient rapides, leurs grandes jambes les portant bien plus loin en une journée que ne le pouvaient des non-géants. Mais les chevaucheurs étaient rapides, et pas uniquement sur de courtes distances. Kohl fit signe à son interlocuteur de continuer son histoire.
« Les mercenaires voulaient absolument éviter la grande forêt. Ils ont été contraints de filer plein nord, laissant les bois à l’ouest. En chemin, leurs guetteurs ont repéré des mouvements dans les sous-bois. Ils n’ont pas pu dénombrer les troupes présentes, mais elles rassemblaient elfes, géants des bois, centaures et sylvaniens. Bloqués par les bois à l’ouest, par les montagnes à l’est et les troupes cyclopes au sud, ils ont poursuivi leur route vers le nord.
Cette fuite en avant a fini par leur apporter bonne fortune. Ils ont décimé quelques Vongal de trolls et d’ogres qui rapinaient les villages. Des géants de pierre dans les basses terres les ont instruits de nos primes aux nez de trolls et oreilles d’ogres. Ainsi sont-ils remontés jusqu’à Barak Kadrin pour réclamer leur récompense. C’est en monnaie de sang qu’ils payent leur séjour, et les équipements qu’ils ont achetés aux marchés extérieurs. »
Le convoi dépassait le quartier des porteurs d’eau et approchait du quartier des pelletiers. Jadis quartier des tanneries, adjacent aux abattoirs, Kohl avait fait déplacer ces deux derniers près de la porte des serments. Il fallait amener les animaux au-delà de Barak Khaz pour les tuer et nourrir Baraz Khaz. Contrairement aux nains, peu de créatures de la surface pouvaient vivre dans les profondeurs. Seuls quelques chamois s’étaient installés avec Bolka quand elle verdit l’intérieur de la montagne. Ces derniers s’étaient acclimatés et servaient de montures ou d’animaux de compagnie, mais les chèvres et les cochons en étaient encore incapables. Quelques paysans nourrissaient des porcs dans les champignonnières, mais il leur fallait mener leurs bêtes sous les astres diurnes et nocturnes constamment. La lumière de Rual était une force minérale et les seules créatures de chair à qui elle convenait étaient d’anciens minéraux : les nains.
Kohl continua de converser avec son vieux Throndi pendant le reste du trajet jusqu’à la citadelle. Ils parlèrent de leurs batailles passées contre les Utman de Gorgrond, les expéditions militaires et punitives dans les montagnes sud de Karak Grunti et par delà Thingaz Kadrin. C’est en passant les portes de sa citadelle que Kohl échangea une dernière fois avec Algrimir :
« Ces mercenaires pourraient nous être utiles, estima le patriarche. Les Utman ont uni leurs bannières pour livrer bataille. Nous devons savoir contre qui, ainsi que l’issue des combats. Nos Gottal ne peuvent s’en charger. Ces coursiers le pourraient. Que penses-tu d’eux ?
— Je ne leur ferais pas confiance. Mais la monnaie de sang les a amenés jusqu’à nos frontières. Je ne peux juger de la véracité de leurs rapports, il faudrait les confronter. Le seul moyen serait de contacter nos alliés de Karak Orrud. Ils devraient en savoir plus que nous sur les agissements des leurs lointains cousins cyclopes. Entre-temps, les mercenaires pourraient toujours repartir vers le sud. Contre paiement, ils rapporteraient des informations sur ce qui s’y trame. »
Kohl acquiesça en considérant les conseils du vétéran. Ils échangèrent une empoignée : geste rituel des guerriers où chacun attrapait le coude de l’autre dans une accolade.
Le patriarche quitta le convoi pour atteindre l’enceinte supérieure de la citadelle. Le cor sonna une longue note annonçant son retour en sa demeure. Alors que les herses se levaient à son approche, et que les guerriers saluaient chaleureusement le retour de leur Gromthi, une voix forte tonna de bonheur.
« Père ! Quelle joie de vous voir parmi nous ! »
Kohl leva les yeux vers la haute cour pour y découvrir son fils, le prince Kilond. Il portait sa cuirasse segmentée d’onyx noir, mais pas le reste de son armure. Des poils dépassaient par endroit, révélant la nature de son gambison de peau. Un large col en lièvre ornait sa tenue, descendant le long de son torse. Sa barbe rousse était ceinte d’anneaux de cuivre, comme les tresses de ses cheveux blonds. Un torque de bronze ornait son cou tandis qu’un anneau de fer cerclait son crâne. Kilond était resplendissant et son port princier. En rejoignant le fils, le père ne pouvait que se comparer à sa progéniture.
Kohl était austère autant que Kilond était flamboyant. L’un était introverti, l’autre extraverti. Kohl s’habillait sobrement, Kilond se drapait de fourrure et de cuir teint.
Le patriarche aurait préféré que son successeur ne se montre pas aussi ostentatoire. La reine Volgit avait pourtant nommé leur fils Kilond : le puissant ami. Il était donc dans son rôle de manifester son pouvoir, surtout auprès des étrangers. Si le père devait s’attirer des alliés et en obtenir serments, le fils était celui devant montrer la bonne volonté du peuple de Duka. Kohl avait d’abord jalousé son nainfant, sachant ce à quoi il aurait droit et non lui : le faste, le luxe et les faveurs de sa mère. Il avait toujours été très dur avec son garçon, le poussant toujours plus loin dans ses retranchements, multipliant continuellement ses exigences. Tous ses privilèges, Kilond devrait les mériter. Aussi confia-t-il son fils à ses meilleurs soldats pour en faire un guerrier redoutable et un stratège implacable. Ses administrateurs de talents l’instruisirent des métiers de la forge et du ciseau à pierre, de la gestion et des comptes. Dans le privé, Kohl se montra froid et dur avec son fils, bien plus qu’avec sa fille. Pourtant, malgré ces brimades, Kilond ne cessa de lui vouer un amour inconditionnel et une confiance aveugle. Il accepta l’intransigeance paternelle avec sérieux, cherchant à se montrer digne de son illustre père.
Avec le temps, Kohl s’adoucit tandis que Kilond dépassait toutes ses espérances. Le patriarche en vint à regretter les jeunes années de rudesse qu’il avait imposées à son fils chéri. Maintenant que son nainfant était adulte, Kohl ne pouvait que ruminer son amertume. Alors qu’il gravissait les dernières marches, le prince Kilond se jeta dans ses bras, réprimant des larmes de joie en le serrant aussi fort que possible. Kohl était toujours extrêmement gêné de ses effusions étalées en public. Pourtant il fondait intérieurement de retourner cette étreinte à son précieux fils, mais sa retenue naturelle l’en empêchait. Il aurait voulu lui montrer à quel point il était fier de lui. Les nains qui les entouraient étaient peu nombreux. Parmi eux, le vieux Garagrim se tenait bien droit, engoncé dans une cotte de mailles qui cachait mal sa corpulence légendaire. Il s’engraissait sur ses vieux jours, profitant bien plus de la table que de l’arène. Deux jeunes nains suivaient le prince à quelques pas de distance, ressemblant plus à des aides de camp qu’à des serviteurs. Deux guerriers surveillaient les environs tandis qu’un scribe attendait des instructions non loin.
Kohl rendit brièvement et discrètement son étreinte à son fils et ils se séparèrent en une empoignée.
« J’ai eu la nouvelle, père, que vous nous quitteriez bientôt pour Karak Naar, déclara Kilond. Je suis heureux que vous ayez décidé de passer dîner à la forteresse avant de quitter Dol Rual. Je vais faire préparer un festin en votre honneur pour ce soir. »
Pris de court par les déclarations de son fils, et visiblement gêné, Kohl dut le montrer plus ostensiblement qu’il ne le voulait.
« Ne vous inquiétez pas, père, s’exclama Kilond joyeusement. Je ne vais pas rameuter tous les généraux. Nous mangerons en petit comité. J’ai déjà prévu de vous faire rencontrer nos émissaires de Dol Urk et Dol Vongal. »
Kohl esquissa un léger sourire en coin. Son fils avait déjà anticipé son mouvement, aussi le suivit-il dans l’enceinte. Un des deux jeunes pages partit au-devant du groupe, vers la bibliothèque, pour les annoncer, tandis que le second s’esquivait vers les cuisines pour transmettre les ordres aux intendants. Le scribe fut remercié et prié de continuer son travail de copie.
Garagrim aussi fut congédié avec ordre de retourner à l’état-major des mines. Les deux guerriers suivirent le patriarche et le prince, deux pas en arrière, vigilants. Traversant plusieurs couloirs et descendant deux niveaux, ils finirent par arriver dans la grande salle d’étude de Kohl.
Quand la forteresse avait été érigée au Premier Âge, cette salle n’abritait que quelques meubles à l’usage du patriarche. Aujourd’hui, elle s’étendait sur tout le niveau, transformée en une grande bibliothèque. Cinq murs gravés représentaient les cartes des cinq domaines, tandis que le plafond était orné d’une sculpture de Dol Rual. Partout ailleurs, des étagères couvraient les hauts murs. Les plaques de marbre s’entassaient sur les rayonnages. Scribes, copistes et bibliothécaires occupaient l’espace, s’acquittant de leurs offices. Au centre trônait une grande table, dont le plateau aux dalles amovibles servait de plan stratégique. Kohl observa que les dalles de Karak Naar étaient installées au centre avec de chaque côté le nord de Dol Urk et le sud de Dol Vongal. Trois guerriers Kazhunki à l’armure de cuir annelée argumentaient autour de la table. Ils portaient des boîtes pleines de pions de pierre polis et multicolores. Leur conversation était houleuse, se disputant à voix basse sur le positionnement de tel ou tel jeton. Ils mesuraient des distances avec des règles en fer graduées et bataillaient sur leurs valeurs. À l’arrivée du prince et du patriarche, leurs débats cessèrent tout à fait et ils se relevèrent pour saluer. Kohl ne connaissait pas ces trois jeunes chevaucheurs de bouquetins. Kilond fendit la foule des copistes pour rejoindre les trois Throndi.
« Père, laissez-moi vous présenter Sifna, Ungrim et Oldor, mes émissaires patrouilleurs de Dol Urk. »
Kohl salua les aciers en s’installant autour de la table. Les cartes-dalles étaient plus détaillées qu’à son dernier passage. Nombre de reliefs étaient rajoutés, ainsi que des points géographiquement stratégiques dans la région. Pour la plupart, ces détails concernaient Gori Zorn : les collines brillantes, encadrées par le Botaan, Goria et des marais puants. Il était donc difficile au peuple de Duka d’explorer plus avant Dol Urk. Le prince fit signe à chacun de s’asseoir puis continua.
« Comme vous le savez sûrement, j’ai fait retirer nos émissaires plénipotentiaires de la cité marchande d’Urbar Gor. Les partisans de Goria y ont pris trop de pouvoir. Les maîtres des portes se sont prononcés majoritairement contre notre présence dans leurs murs. Pourtant, certains d’entre eux, craignant la tyrannie des Zharr Gronti, nous sont toujours favorables. Pour ne pas affaiblir leurs positions au sein de la cité, je ne leur envoie que des messagers. Nous réussissons encore à avoir des nouvelles solides. »
Kilond présenta alors à son père les dernières observations des éclaireurs. Pointant les jetons les uns après les autres, le prince détailla les derniers mouvements des Vongal connus sévissant dans la région. Goria se tenait tranquille et les marais de Vlag Thingaz gardaient enfermés leurs sinistres habitants. La principale nouveauté, c’était ces colonnes d’esclaves qui remontaient de la lointaine Grimaz Ghal, colportant toutes sortes de rumeurs. Elles inquiétaient Kilond, car un territoire plus au sud-est de Goria pourrait lui aussi être dominé par des hordes barbares. Évidemment, la plupart des Vongal rapinaient les territoires nord-est de Gori Zorn. Il était clair pour tous que ces groupes pillaient en vue de la saison froide, durant laquelle ils camperaient sûrement dans le Botaan.
Une fois ce tableau brossé par le prince, Kohl interrogea les éclaireurs sur les détails des Vongal. La horde du gros Arnufl-Dreugbar deux têtes — un ettin redoutable — s’était dissoute à sa mort, et deux Vongal avaient surgit de ces entrailles. La nouvelle était bonne, les deux successeurs se disputant les trésors du vieil ettin dans une série de batailles et d’escarmouches. Kohl ne pensait pas que des problèmes pourraient venir des contreforts sud de Karak Naar lors de son expédition.
Kilond aborda ensuite les rapports des Gottal déployés à Dol Vongal, principalement dans les collines de Lok Zorn. Ces territoires, convoités par les nains, n’étaient pas encore sous la tutelle d’une grande cité. Au contraire, bourgs et villages parsemaient les collines sous le contrôle de la troupe de Huglueï Foudre-lance. Pacifiés par les mercenaires de ce dernier, les marchands Orrud Gronti organisaient des caravanes sur ce vaste territoire morcelé. Les soudards d’Huglueï avaient fort à faire pour maintenir les incessants assauts de Vongal venus des plaines désolées plus à l’est. Les chevaucheurs et émissaires, en postes dans ces riches étendues, rapportaient des escarmouches au nord et nord-est. Leur surveillance était pourtant focalisée sur les territoires frontaliers au royaume nain, jusqu’à la montagne tempétueuse de Karak Dron. Ils savaient que Foudre-lance n’était pas revenu dans le sud depuis le printemps. Plusieurs de ses mercenaires s’étaient installés dans les villages des collines noires durant l’hiver dernier. Vivant aux crochets des villageois, ils leur assuraient tout de même un semblant de sécurité. Lok Zorn sécurisé, Kohl ne redoutait pas de menace provenant du nord.
Finalement, l’attention du patriarche fut attirée par plusieurs pions positionnés par Kilond aux alentours de Ogri Kadrin. Prenant la parole d’un ton grave, le prince nain fixait son père d’un air peiné.
« Père, maugréa-t-il, nous n’avons aucune actualité venant du Botaan. Selon les rumeurs, les Vongal de Gog descendent la Tarim sur ses bras nord et sud. Au nord, ils ne la traversent apparemment pas. J’ai interrogé deux caravaniers qui remontaient de l’est cette saison. Aucun n’a vu la masse à deux têtes. L’un d’eux a pourtant remonté les affluents de la Tarim Nord trois semaines durant. »
Les émissaires et cavaliers se taisaient, la mine grave. Kohl trouvait la situation préoccupante. Le Botaan était une terre gloutonne, ne subsistant que par les pillages perpétrés hors de ses frontières. Les ogres-mages esclavagistes n’utilisaient pas leurs victimes aux champs, mais dans des sacrifices rituels où ils les dévoraient. Les Vongal ne s’entre-déchiraient pas dans la cité maudite tant qu’ils amassaient du butin. Nombreux étaient les petits peuples à s’inquiéter des agissements des hordes du Botaan. La lignée de Kohl, troquant tout renseignement sur Gog et ses sbires, n’avait habituellement aucune difficulté à amasser des rapports sur l’ogre-mage. Mais les émissaires n’avaient rien pu glaner auprès de leurs correspondants, qui eux même s’inquiétaient de cette accalmie angoissante.
Quelque chose se tramait dans la faille de Ogri Kadrin. Kohl espérait que les querelles intestines, habituelles chez ces êtres bestiaux, expliquaient le manque d’activité du Botaan. Ainsi, il semblait bien que les dangers de son expédition viennent des terres du sang noir.
Le reste de la soirée se passa paisiblement, Kohl cherchant à oublier ses inquiétudes le temps du repas. Après avoir épluché les rapports et parcouru la carte, le patriarche et son fils avaient congédié l’assemblée. Finalement, ils s’étaient retirés dans les appartements du prince pour la soirée. Kohl regrettait de ne pas pouvoir souper plus souvent avec ses nainfants, mais sa Tâche l’amenait inévitablement au-delà la crête de Trud. Certains de ses frères, plus chanceux, passaient la plupart de leur temps à Dol Rual au milieu de leurs lignées et maisonnées. Comme il était rare que Kohl partage sa table, Kilond avait fait mander sa sœur Nurabela pour l’occasion. Le patriarche ayant demandé un repas intime avec ses nainfants, aucun dignitaire ne les avait rejoints. Seule Orifra fut admise quand elle rentra de la forge mystique. Ils dînèrent dans l’antichambre du prince où une grande table avait été dressée. La cheminée crépitait de roche-feu rougeoyant, y maintenant au chaud plusieurs marmites suspendues. Comme à l’habitude, tous les plats étaient disposés sur la table afin que chacun puisse se servir à loisir. Deux serviteurs entretenaient le foyer et organisaient la ronde des plats, les maintenant ainsi au chaud. Charcuteries et fromages s’empilaient au centre de la table autour d’un énorme pain aux grains. Des panières de fruits d’automnes agrémentaient le banquet. Les pots d’aromates et d’épices étaient sortis pour l’occasion. Sur ordre de Kilond, un porc tournait sur une broche depuis le petit matin. Les marmites de tranches de porc grillées aux brochettes de champignons rôties tournaient autour du patriarche.
Mangeant avec bon appétit, Kohl écoutait les conversations de ses nainfants et de sa belle fille. Elles tournaient principalement autour de la vie à Dol Rual. Le peuple de Duka et son foyer s’étaient beaucoup complexifiés depuis un Âge. Les nains devenaient nombreux et Kohl n’aimait pas toutes les transformations que subissait sa maison. Sachant l’inconfort que les nouvelletés suscitaient chez leur père, Kilond et Nurabela changèrent de sujet. Ils conversèrent alors autour de la gestion de la cité et de la justice. C’était devenu l’inquiétude principale des deux héritiers restés à Dol Rual. Les nains croissaient en nombre, les échanges se complexifiaient et les rancunes se multipliaient.
La reine Volgit avait fortement insisté pour que chaque maison organise la justice et que l’ordre perdure. Au cours du Premier Âge, Kohl rendait lui-même ses jugements et tranchait tous les différends de ses Throndi. Cette époque était révolue et on ne pouvait laisser les héritiers départager toutes les querelles, sans quoi ils n’auraient fait plus que cela. Si les conseils d’anciens au sein des quartiers traitaient les délits, c’est à la citadelle, devant Kilond, que les affaires sérieuses étaient traitées.
Une fois par mois, ces différents y étaient exposés devant le prince et trois anciens de chaque métal. Les plaignants décrivaient leurs griefs et rancœurs. Chaque partie devait réunir preuves et témoins afin d’étoffer leur position. La moralité de chacun était bien sûr évaluée : notoriété, ancienneté et sérieux. Le verdict était rendu le mois suivant, sauf si une enquête s’imposait pour démêler l’affaire. Kilond parlait avec emphase de ce sujet sous les yeux attendris de sa compagne.
Dernièrement, le prince avait dû investiguer sur une vaste conspiration. Plusieurs nains de divers quartiers avaient extorqué des promesses à diverses bonnes gens de la communauté. Ils avaient prévu de mettre leurs dettes en commun afin de créer une sorte de bourse aux échanges de paroles. Ils se proposaient de troquer des promesses faites à d’autres contre celles qu’on leur avait faites sous la contrainte ou l’escroquerie.
Ces procédés avaient tant révolté la population que l’affaire était remontée jusqu’à la citadelle, portée par une assemblée de marchands, d’artisans et même de guerriers indignés. Les coupables avaient été promptement arrêtés et incarcérés le temps du jugement. Les bougres défendirent leur entreprise bec et ongle, même devant la consternation générale.
« Des gens de votre maison, père. Ils ne comprenaient même pas en quoi leurs agissements étaient impropres à notre Khaz.
Nous, les gardiens de la parole, protecteurs des serments, ne pouvons laisser quelques nains troquer les promesses sacrées comme des amphores. Leur outrage était manifeste, et toute la cour était offensée de leur conduite. S’il ne s’agissait que de promesses obtenues de force ou par escroquerie, j’aurais pu les laisser partir avec une censure des lignes de compte à leur nom. Ils n’auraient eu qu’à reprendre un travail honnête et rembourser leurs victimes.
— Quelle fut leur sentence ? s’enquit Kohl qui mâchonnait pensivement un savoureux morceau de porc.
— La peine maximale, j’en ai peur, trancha Kilond. Les cinq parjures ont été proscrits. Ils ne porteront plus jamais de nom et ne seront rattachés à aucune maison. Les communs leur seront refusés et aucun clerc n’interviendra plus en leur faveur.
Ils sont maintenant Unbaraki, et comme leur parole ne vaut rien, aucune promesse leur étant faite ne doit être tenue. Toutes les écritures où ils apparaissaient ont été radiées, et toutes les dettes en leurs faveurs, révoquées. Ils passeront le restant de leurs jours à travailler dans les mines les plus dangereuses pour rembourser ce qu’ils devaient aux bonnes gens de notre maison. Ensuite, ils continueront les travaux forcés pour le bénéfice de notre lignée.
— C’est un châtiment approprié, approuva Kohl. »
En effet, n’étant pas fait d’acier, aucun d’entre eux ne pouvait réclamer la digne mort des guerriers : le serment des Aimen Thagi leur était inaccessible.
Orifra, qui administrait la cité tandis que son mari y maintenait l’ordre, souffla de sa voix musicale.
« Il me semble impropre de mêler promesses et dettes. La parole donnée est bien trop précieuse pour servir à de simples échanges de biens et services.
— Pensez-vous que les dettes de notre peuple soient de peu d’importance, s’offusqua Nurabela.
— Pas exactement, ma chère, l’adoucit Orifra. C’est chose d’importance que de respecter parole et engagement. Mais beaucoup d’artisans n’ont pu honorer leurs promesses de remboursement à cause de la fermeture des mines. Ils ont dû faire labeur dans les champignonnières à la place.
Je pense que les femmes et les mères doivent aborder le sujet lors de notre prochaine rencontre. Vous savez comme moi comment certains mâles sont prompts à s’engager sans réfléchir quand ils espèrent un profit. Nous devons tenir notre rôle et juguler ce genre de situation. »
Là-dessus, Orifra but une grande gorgée de bière aigre, suivie de près par Nurabela. Kohl s’aperçut que, si quelques jalousies tiraillaient sa nièce et sa fille, toutes deux étaient d’accord pour traiter certaines affaires entre elles sans laisser leurs pères, frères ou cousins s’y immiscer. Tel était le conseil des mères et des filles, gardant fermement leur pouvoir sur le royaume.
Kilond soupira, faussement exaspéré, un large sourire aux lèvres. Il en fit tant que sa femme partit d’un fou rire, lui prenant la main. Kohl observait son fils et sa belle fille, espérant qu’ils donneraient bientôt un héritier à sa lignée. Secrètement, il souhaitait rattraper avec son petit-fils les erreurs commises avec son fils.
La conversation se poursuivit sur un domaine plus léger pour l’assistance, exception faite d’Orifra. Celle-ci présenta les résultats de ses études menées dans la forge mystique. Son ton se fit ardent. Elle monopolisa la conversation jusqu’à tard dans la nuit, animée d’une passion intense. Si Kilond dévorait sa femme du regard, quand elle expliquait le pouvoir des pierres révélé dans la forge mystique, Nurabela ne fit pas mystère de l’ennui que provoquait chez elle le sujet. Une fois le repas terminé, elle prit rapidement congé pour retourner auprès de son époux Thorval. Elle aussi devait donner un héritier à la lignée de Magrim, et Kohl angoissait de voir passer les années sans qu’un nainfançon ne vienne au monde. Était-il possible pour la chair de donner la vie, ou seule la perfection minérale transmutée en avait-elle le pouvoir ? Certes, des nainfants étaient nés de naines et nains eux-mêmes nés de la chair, mais était-ce possible pour les mythiques lignées ?
Quelque temps après que sa fille eut pris congé, le patriarche se résolut lui aussi à rejoindre sa chambre. Nurabela était sûrement déjà rentrée, fendant les airs à dos de griffons avec son escorte. Lui n’avait que quelques marches à descendre pour rejoindre ses appartements jouxtant la bibliothèque. Embrassant son fils et sa belle fille, Kohl se fit la réflexion qu’un héritier serait peut-être conçu cette nuit.
Le prince dévorait sa femme du regard tandis que l’érudite se blottissait contre lui en lui murmurant des mots doux. Laissant le prince et sa dame à leurs amours, Kohl rejoignit sa chambre, rêvant de petits nainfants.
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