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tome 1, Chapitre 18 « Chapitre 18 : Retour au cap » tome 1, Chapitre 18

La soupe avait été revigorante, et chacun avait pu profiter de la fin d’après-midi, la panse rebondit, se laissant bercer par la mer calme et réchauffer par les rayons du soleil. La capitaine Brida et le père Maric avaient bien occulté le château arrière à un moment, mais nul son n’en était sorti. Chaque membre d’équipage avait ainsi joui d’un peu de repos. Les bucellaires jouaient aux dés, les gabiers reprisaient leurs voiles et les hommes de corps dormirent pour majorité. Aelys et Lubin furent de ceux-là. Ils avaient d’autres idées en tête, mais le stress retombé, la fatigue les terrassa bien vite.

Le soleil finissait sa course dans les cieux quand Lubin se réveilla.

Aucun souffle de vent ne secouait les voiles et la terre n’était pas en vue.

L’Archéron Noir devait reprendre sa route, retrouver la terre et caboter jusqu’au krak de la lumière.

Lubin réveilla doucement Aelys, puis entreprit d’éveiller les hommes de corps.

« Nous avons pris le repos nécessaire, disait Lubin à ses compagnons de rame. Le vent ne souffle pas, et il n’y a nulle terre en vue. Aucun d’entre nous ne veut errer sur l’océan intérieur en attendant que le démon des profondeurs vienne nous cueillir.

— Le jeune Lubin à raison, reprit le père Maric depuis la barre. Il nous faut naviguer au septentrion. Ramez, mes enfants, ramez. »

Les hommes de corps n’eurent nul besoin de la brutalité des Brits. Sortant leurs avirons, chacun et chacune se mit en place en bon ordre, jusqu’à ce que le fabricant d’aviron demande la mesure.

Les Brits s’installèrent aussi à la rame, et les gabiers les imitèrent. La chef des gabiers, qui avait récupéré le tambour d’Eadwin, commença à battre un rythme lent et régulier.

« Rêwet, hurla alors Aelys.

— Rêwet, gronda Lubin avec des intonations amoureuses. »

Les deux jouvenceaux partirent dans un fou rire nerveux. Claquant des rames, harmonisant leur souffle, le calquant sur la cadence, ils souquèrent avec l’équipage.

« Il n’y a pas de vent, mais il y a les étoiles, tonna le père Maric. Souquez, mes enfants, souquez, et remerciez les anges. Car la lumière de Kyrion Magistère Angeleus brille d’un éclat limpide, depuis les cieux septentrionaux et au-delà.

— Amen, soufflèrent plusieurs hommes de corps. »

Ils ramèrent ainsi toute la nuit.

Au petit jour, la terre était de nouveau en vue.

Le timonier de l’Archéron Noir était bel et bien pénétré des secrets abscons, car seuls les érudits et les cartographes pouvaient ainsi retrouver leur chemin dans l’obscurité.

Le soleil émergea de nouveau comme le cou coupé d’un géant cosmique, répandant son sang épais sur les flots sombres. Personne ne fit de réflexion, mais Lubin vit bien le visage du père Maric, barré par une ride perplexe et angoissé.

L’astre du jour finit par s’extirper des ondes.

La falaise déchiquetée s’étendait toujours à tribord, recouverte de ses bois inquiétants. Les récifs affleuraient à bas de la muraille rocheuse. En suivant la côte des yeux, Lubin la vit disparaître, formant une aiguille. Dans le prolongement de l’aiguille, de grands rochers déchiraient une mer d’huile. Le jouvenceau crut reconnaître la forme de la côte et des rochers.

« Ne sommes nous pas revenus au cap des diables verts, mon père ? demanda le jeune homme.

— Tu as un bon œil, mon fils, répondit le père Maric. La tempête nous a aspiré vers le large, mais l’œil nocturne de Kyrion Magistère Angeleus nous a ramené vers la côte, et du bon côté de l’aiguille.

— Pourquoi est-il si dangereux, se cape, demanda Lubin.

— On ne peut y naviguer, encore moins y jeter l’ancre. On ne peut approcher du rivage à cause des récifs qui s’étalent jusqu’à deux milles des falaises. Et même si l’on réussissait à les éviter, il serait impossible de jeter l’ancre. Il n’y a pas de crique assez large, la falaise descend en escalier dans les ondes et empêche toute approche, sans parler des courants chaotiques qui poussent les navires sur les récifs. Le cap des diables vert doit être contourné par trois ou quatre mille vers le large. Sans compter qu’on ne peut s’abriter des tempêtes ici, la falaise n’offrant aucun abri à moins d’une quinzaine de mille de chaque côté.

— Et quand est-il de cette grotte ? questionna Lubin, en désignant du menton un endroit dans la falaise.

— Une grotte ? Quelle grotte, répondit le père Maric acerbe ! Il n’y a pas de grotte sur ce rivage !

— Regardez au ponant, mon père, répondit Lubin candidement. Elle est cachée par un grand pilier rocheux qui masque son entrée, mais elle va bientôt réapparaître. »

Le père Maric se pencha par le château arrière, scrutant la falaise tout en maintenant le cap.

La caverne réapparut.

« Mortecouille, s’exclama le timonier ! Ça alors, un trou dans la falaise. Il n’apparaît sur aucun récit ni aucune carte.

— Nous n’irons pas l’explorer, lança la capitaine Brida depuis le château avant. Nous devons rejoindre Haltenberg au plus vite. Maître Galbert pense qu’une inspection en règle est à prévoir. Les charpentiers d’Haltenberg sont connus pour leurs aumônes et le secours qu’ils procurent aux bons croyants.

— C’est entendu, répondit le père Maric. Lubin retint bien ce que tu as vu. Une fois à quai, il faudra tout noter… »

Le sergent Bérenger éveilla ses hommes tandis que les hommes de corps s’effondraient de fatigue.

Lubin prit le temps d’installer Aelys comme à l’accoutumée. L’un des pêcheurs essaya bien de courtiser la lavandière en lui offrant pareilles attentions, mais le pauvre homme était trop exténué. Chancelant, le gaillard s’effondra sur le pont après avoir ôté sa tunique.

Un brin d’air remplit la voile alors que Lubin se lovait autour d’Aelys. Les cris des bucellaires retentirent quand qu’ils se mirent à souquer, et les gabiers de quart lâchèrent les voiles au vent. Une danse curieuse de mâts, d’écoutes et de rames défila sous les yeux de Lubin alors que le sommeil finissait de le gagner.

Comme chaque matin depuis cinq jours, le jouvenceau s’endormit auprès d’Aelys, bercé par les ondes et réchauffé par le soleil.

Cette nouvelle vie n’était en fait pas si terrible.

Une soirée de plus à bord de l’Archéron Noir.

Le rituel se mettait doucement en place.

Les bucellaires mangeaient leur troisième repas de la journée, rassemblé autour de leur marmite à la proue. Les gabiers changeaient de quart et la capitaine conversait dans une langue bizarre avec ses aides Brits. Deux des aides confectionnaient le vulgus des hommes de corps, qui eux n’avaient droit qu’à deux repas par jour. L’esclave, lui, n’en avait qu’un…

Un léger changement dans ce rituel interrogea Lubin.

Le soleil était encore haut dans le ciel, les bucellaires n’avaient pas rangé leurs avirons, le navire s’éloignait doucement de la falaise.

Aelys dévora le gruau infect des Brits. Lubin l’avala avec réticence, mais il avait grand-faim.

« C’est un repas rassasiant, commenta la jeune fille. De la graisse de poisson avec quelques morceaux, de l’avoine et du millet, et ces drôles de grains concassés. Parfait pour nous nourrir. Ça me change du pain sec et de l’eau.

— Je me demande ce que c’est, continua Lubin qui avait sorti un de ces drôles de grains.

— Leás, dit un Brit amenant des bols aux hommes de corps. Bon pour sang, muscle… »

Lubin le salua, tandis qu’Aelys le regarda passer d’un air songeur.

« Ne te fais pas non plus trop remarquer mon beau. Je sais que tu meurs d’envie d’interroger mon confesseur, mais ne le fais pas. Gardons profil bas. N’éveillons ni la jalousie de nos compagnons de rame, ni l’attention de la capitaine et encore moins celle de sa coureuse de remparts1 de fille… »

Lubin se rangea à l’avis de sa compagne. Elle n’avait pas été très volubile depuis ces cinq derniers jours, ce qui n’était pas dans les habitudes de la belle. Le jouvenceau reconnaissait bien volontiers que le quotidien d’Aelys sur les quais ressemblait plus à ce qu’il vivait à bord, plutôt que sa vie de petit bourgeois propret.

Avalant son bol aussi rapidement que possible, ce qui était malaisé à cause du goût, mais pas de la texture, Lubin le rinça à l’eau de mer avant de le tendre à son épouse. Tandis qu’elle ramenait leurs vaisselles à la poupe, Lubin sortit la rame de son logement. S’assaillant à leur banc, il fit glisser l’aviron par son logement dans le bastingage, laissant de la place à son épouse quand elle le rejoignit.

« Rêwet, murmura-t-elle à l’oreille de son beau en s’assaillant. »

Ce murmure produisit immédiatement son effet. L’entrejambe de Lubin gonfla tandis qu’il vit les mamelons de la belle poindre sous sa tunique.

« Rêwet, roucoula-t-il à l’attention d’Aelys »

Les deux jouvenceaux commencèrent à ramer au rythme du tambour d’Eadwin.

Un élément tragique, quoiqu’attendu, endeuilla l’équipage le soir venu. Le boulanger, dont la respiration rauque était de plus en plus difficile, expira. Il n’eut pas le temps d’une dernière confession, n’ayant pas repris conscience depuis la fin de la tempête. Le père Maric étudia le corps, s’assura que le malheureux avait bel et bien trépassé.

« Mes enfants, tonna le prêtre depuis la barre, l’Unique a finalement réclamé son fidèle serviteur. Lisois le Boulanger a entendu l’ultime convocation, et il se trouve maintenant derrière le trône de l’Unique. Prions les anges, afin de ne pas le rejoindre trop vite.

Ce terrible évènement ne doit pas nous faire changer de cap, car alors nous nous en remettrions au Dieu Poisson. Par Emodirias Magistère Angeleus, nous continuerons de suivre le chemin invisible qu’il nous a tracé.

Capitaine, je demande une faveur !

— Laquelle, répondit-elle solennellement ?

— Que chacun puisse se recueillir sur la dépouille du malheureux, un par un, et que son assassin soit de nouveau châtié.

— Accordé, pour les deux. Eadwin, swingeþ hæft…

— Mid wynn, répondit le Brit en disparaissant sous le château arrière. »

Un à un les hommes de corps se levèrent pour se recueillir sur la dépouille de leur compagnon. Pendant ce temps, dans le repaire des Brits, Lubin entendit des grondements de douleur et des bruits sourds.

Aelys, puis le jouvenceau allèrent aussi auprès du corps. Le jeune homme remercia l’Unique d’avoir arraché le malheureux à ses souffrances, et de l’accueillir auprès de lui, derrière son glorieux trône.

Quelques gabiers descendirent dessiner le symbole des anges sur le corps, et les bucellaires vinrent tous prier pour l’âme de leur compatriote.

Ni la capitaine, ni sa fille, ni les Brits ne prirent cette peine.

Finalement, le père Maric sortit un symbole d’argent de sous sa bure. Le cachant dans sa main, il prononça les derniers sacrements.

« Nous te remercions, ô, Unique, seigneur des anges.

Ton serviteur t’a rejoint.

Par ta force, il traversa la colère du démon.

Par ta grâce, il survécut.

Par ta miséricorde, tu le ramènes vers toi, afin qu’ici s’achèvent ses épreuves.

Gloire à toi, Seul et Unique.

Nous te remercions, ô, Remion Magistère Angeleus.

Toi qui guides les serviteurs de l’Unique auprès de lui.

Puisses-tu prendre l’âme de notre frère.

Et l’amener en ta bonne garde, derrière le trône de l’Unique.

À toi, Emodirias Magistère Angeleus, nous confions la dépouille.

Permets à ton prêtre de l’investir de ta puissance.

Par ton divin pouvoir, fais de ce corps une arme.

Qu’il coule au plus profond des flots.

Qu’ils empoisonnent les rejetons du Dieu Poisson. »

Ce requiem était tout à fait nouveau pour Lubin. Le bon peuple de Lhynn ne confiait jamais ses morts aux profondeurs. Les bêtes de sous la mer ne devaient pas se repaître de la chair de bon croyant.

Il en était autrement dans la sainte garde d’Emodirias Angeleus. Lubin vit le père Maric se pencher vers le corps. En le prenant par le bras, il le souleva, l’installa à califourchon sur le bastingage. Lubin était assez dégoûté de voir ainsi un prêtre manipuler un cadavre, surtout que le père Maric ne lâchait pas la barre.

« Emodirias, Magister Angelus, Thalassicus Dominus, Mutat Hoc Cadaver In Laqueus. »

Une fois l’incantation prononcée, le père Maric poussa le corps par-dessus bord, le laissant sombrer. Le cadavre ne flotta pas un instant, alourdit par le pouvoir d’Emodirias Angeleus et coula vers les profondeurs.

« Puisses-tu t’étouffer avec, et en crever, murmura l’aumônier. »

L’après-midi avait passé, laissant le soleil se rapprocher de l’horizon. Le cap des diables verts avait disparu, mais les falaises inquiétantes et leur couvert de bois sinistres continuaient de défiler par tribord.

« Votre attention, mes enfants, tonna le père Maric, comme à son habitude. Nous allons sauter un bras de mer en filant au ponant. Nous avons un brin de vent, mais il est austral. Je veux voir tous les bancs de rame remplis, et les écoutes correctement choquées. Autant ne pas perdre trop de temps dans ce bras de mer… »

Les bucellaires, qui devaient avoir été prévenus, se remirent à leurs rames prestement.

La capitaine, soucieuse, rejoignit son timonier.

« Je n’aime pas voguer par ces eaux, murmura-t-elle au père Maric. Le golf de feu porte trop bien son nom. La tempête d’hier a dû y faire fuir bon nombre de navires. Qui sait ce qui mouille là-bas.

— C’est pourquoi je prends autant de rameurs que possible, expliqua le timonier. Nous verrons la côte de la péninsule à la tombée de la nuit. Le phare d’Haltenberg nous guidera sur les vingt derniers milles.

— S’il est allumé, grogna Brida la Brit. Je n’aimerais pas tomber sur une escadre de Dromons tarque esquivant le krak.

— Ou une flottille de Langskip de la Lumière. Ils n’ont pas l’habitude de poser trop de questions la nuit.

— Espérons qu’ils aient tous trop peur des récifs. Peu de navigateurs ont tes talents pour naviguer dans l’obscurité…

— Grâce soit rendue à Emodirias Magistère Angeleus. Après tout, je ne suis que son prêtre, c’est lui qui trace mon chemin invisible.

— Tant qu’il continue de conduire ton pendeloche dans ma coquille, répondit la capitaine… »

S’éloignant de son timonier, non sans lui avoir collé une main au panier, Brida la Brit descendit auprès de ses Brits.

« Fyrd-man, Rêwet. Freócenness, leur glissa-t-elle en saisissant le tambour. »

Les quatre aides s’exécutèrent, prenant chacun deux bancs de rame.

« Bridilia, continua la capitaine. Pas de repos pour le quart. Il me le faut aux rames.

— Vous avez entendu la capitaine, dit la chef gabier en montant dans les aiguës ! »

De nouveau, presque tous les avirons furent sortis. Tout l’équipage était à pied d’œuvre.

Les Brits ramaient marmonnant entre eux dans leurs langues bizarres du nord. Les gabiers réduits aux avirons grognaient dans leur langue barbare du nord, mais une autre. Les bucellaires, eux, soufflaient leurs mêmes chansons en franca lingua2 : un parler bien lhynnien, tout du moins aux oreilles de Lubin.

À la poupe, tenant la barre, le père Maric murmurait des psaumes, dans une langue inconnue. Beaucoup d’idiomes étaient usités à Lhynn. Le jouvenceau crut reconnaître du Tarque, ou du Bikivyk, dans les intonations de l’aumônier.

L’équipage ramait, quittant lentement les falaises et leurs bois maudits. Le jeune homme se sentait libéré au fur et à mesure qu’il s’éloignait de ces étendues verdoyantes funestes.

Le soleil poursuivait sa course vers le couchant, la terre disparaissait au levant, et les flots calmes de l’océan intérieur ondulaient, muent par une houle légère. Un certain mutisme s’installa parmi l’équipage, alors que les dernières lueurs du jour disparaissaient à l’horizon.

La vigie n’avait aperçu aucune voile. Lubin avait scruté la mer de part et d’autre du bastingage, toute la fin d’après-midi, sans rien trouver. Il semblait bien au jouvenceau qu’alors que la terre au levant disparaissait au-delà de l’horizon, une autre apparaissait au couchant.


Texte publié par Médiéfictions, 30 août 2022 à 08h54
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